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" Il a des rides sous les yeux …"
" Il a des rides sous les yeux ". St Maur des Fossés. Le foyer du 3ème âge. " Le vieux monsieur ". Un musicien plaque des accords sur le manche de sa guitare. " Il est seul et parle à sa pipe ". La belle voix grave fait vibrer la salle de réunion promue salle des fêtes et les cœurs des anciens rassemblés pour une après-midi récréative. " Ca fait qu'ils sont deux. " Le musicien c'est Marco. Mon ami Marco. Là, à côté de lui sur la vidéo, avec la clarinette, c'est moi. On a 36 ans à nous deux. Des cheveux pleins la tête. Et tout un arc-en-ciel de musiques au cœur. Des musiques que l'on égrène au petit matin, dans les bars, juste avant qu'ils ne ferment. Des musiques que l'on partage avec ceux que la musique fait rêver, dans le métro et ailleurs. On n'est pas des rock stars, on n'est pas des Sinatra. Non, on est des musiciens de bar. L'orgue avec boîte à rythmes date. On a un peu de mal à s'accorder parfois entre la clarinette en si bémol et la guitare en do. Mais nos petits vieux n'y voient que de la java bleue.
Ils n'y entendent que le bonheur de retrouver l'espace d'un après-midi ces chansons qui les ont fait rêver lorsqu'ils avaient notre âge. Toutes les grands-mères veulent danser même si les cavaliers sont rares. Les deux seuls hommes valides ont leur carnet de bal saturé. Même au temps de leur jeunesse, ils n'ont pas connu un tel succès ! Le poids des ans ralentit souvent les pas. C'est égal on joue un rythme à nous, un rythme doux et langoureux à la fois, un rythme qui n'appartient qu'à nous. Chacune s'est mise sur son 31. Dame, on n'a pas tous les jours vingt ans ! Les mises en plis, aux reflets parme, suivent la cadence de ces airs de vieille romance. Les robes d'antan nous ensorcellent comme des bruits d'aile qui passe et caresse. Un moment hors du temps qui pèse pourtant, un moment hors du temps qui pèse dans les vieilles articulations. Quelques gouttes de nostalgie, le souvenir d'un aimé avec lequel on dansa autrefois court le long d'une joue et laisse un sillon sur le fond de teint. Il arrive qu'une, moins timide, à la voix moins cassée, moins éraillée se risque à chanter les roses blanches.
Nous nous faisons alors discrets. Nous épousons son rythme, nous l'enveloppons de toute notre attention, de toute notre tendresse. Ce n'est qu'un bal très pauvre et très banal, sous un ciel plein de brume et de mélancolie. Pourtant, écoutez ça si c'est chouette ! L'air le plus beau, l'air le plus demandé, ce n'est pas " Nuit de Chine ", ni " Parlez-moi d'amour ", c'est la chanson de Marco. Cette valse lente, cette chanson du vieux monsieur tout seul qui parle à sa pipe pour être deux. " Il a fait ses quatre ans d'enfer ". La salle des fêtes est devenue cathédrale. Un concentré de silence accompagne le musicien. " Et ramassé la croix de guerre ". La clarinette est muette. Je n'ose aucun son tant public et chanteur communient. Je saris sacrilège. " Pour finir au bout du rouleau Ca vaut pas l'coup d'risquer sa peau. " Quelques larmes perlent dans les yeux de deux messieurs. Des mouchoirs brodés sortent. La chanson évoque les enfants qui ne se déplacent plus car " Un vieux à la peau rabougrie, ça n'intéresse pas les petits. " Quelques reniflements accompagnent les couplets. Pas de révolte dans cette attention soutenue, mais une peine, une immense peine qui grossit de se taire, jour après jour, qui trouve une forme, là, autour de la chanson de Marco. Des plus encolérés dénonceraient l'ingratitude des enfants, de la société qui laissent périr ses vieux dans la solitude et le dénuement. Mais le vieux monsieur s'est fait " un copain la semaine dernière, un vieux chat de gouttière " avec lequel il partage le peu qui lui reste. " Heureus'ment y'a les chats, les chiens ces animaux qu'on appelle des bêtes mais qui le sont moins que les humains. (bis)" L'émotion est telle qu'ils se secouent pour applaudir. Après le buffet, nous reprendrons " Ramona ", " Riquita " et la " Java de La Varenne ". Danses et chansons essaieront de nous faire croire que la vie commence à 60 ans. Mais là, les uns et les autres parlent, se racontent, évoquent un disparu, osent des regrets. Les musiciens de bar ne savent où donner de l'oreille, où offrir leur cœur.
C'était en 1977. Nous avions 18 ans. Depuis je suis devenu infirmier de secteur psychiatrique. J'ai perdu mes cheveux et rasé ma barbe. Marco continue. Il est toujours chanteur de bar et de maisons de retraite. Sa chanson parle toujours au cœur des personnes âgées. Un peu plus depuis cet été.
C'est fou ce que le temps passe. On vante le progrès technologique : le magnétoscope, les cd, l'ordinateur individuel, Internet, etc. C'est fou comme certaines choses ne changent qu'en pire. Faut-il le dire, faut-il l'écrire ? Cet été, en quinze jours, pas loin de 15 000 personnes âgées sont mortes des suites de la canicule. C'est la même solitude qui tue. C'est le même désintérêt des pouvoirs publics, le même mépris vis-à-vis de ceux qui pèsent peu économiquement. Le progrès aujourd'hui, c'est qu'on achève bien les vieux.
Dominique Friard
octobre 2003
Note :
Les paroles et la musique de la chanson écrite entre guillemets sont de Marc Hinault.