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Coût de tête


La Parole , pour les soignants en santé mentale, est, bien souvent, notre meilleur et irremplaçable outil de soin .A l'heure où le monde semble ne pouvoir échapper à une logique de marchandisation universelle, prétendue inévitable ,et même bienfaisante par ceux qui en tirent profit, des pans entiers de la société des hommes se trouvent relégués parce que non rentables.
Dans cette logique de marchands ( la «mondialisation» ) les plus riches cherchant à s'approprier ce qui jusqu'alors était encore patrimoine commun de l ' Humanité ( de la Nature à la Culture ..et jusqu'aux gênes du Vivant !)la santé ne semble plus tenir qu'au fil de la rentabilité. Les soins en santé mentale qui, dans le service public ,concernent souvent les plus démunis, et donc les moins rentables des patients, échappent moins que les autres à ce nouvel ordre ( ou.. désordre? ) du monde.

Depuis quelques années, un bouleversement majeur, et pourtant sournois,affecte la prise en charge de nos patients: pas seulement en termes, bien réels pourtant, de baisse de moyens ou de diminution du nombre de places dans nos hôpitaux- la diminution très importante du nombre de lits en psychiatrie ,par exemple,aurait pu ne pas être si problématique si elle avait été accompagnée de vrais moyens alternatifs à l 'hospitalisation -ce bouleversement tiendrait plutôt à une altération insidieuse mais dramatique de la représentation globale de ce qui soigne,du comment on soigne,et,au fond,du pourquoi on soigne ( les malades mentaux en valent-ils le « coût»?)

L'idéologie de la marchandisation,qui ,en plus de celle du profit,est celle du quantifiable et de la standardisation,infiltre de plus en plus nos conceptions du soin. Ainsi la mainmise du «tout médicament» et de la rationalisation (rationnement ?) des soins est-elle devenue centrale en psychiatrie, au détriment de la place de la parole,des échanges entre sujets,de l'accompagnement dans le temps,de la prise en compte d'une histoire de l'autre,et surtout de la dimension subjective du soignant et du soigné. Tout cela n'étant ni quantifiable,ni réductible à des termes comptables..

Cette idéologie,au nom de l'efficacité ( ? ! ) chosifie les actes et les pratiques soignantes, dans une escalade sans fin de ratios, quotas, protocolarisations, «DSMisations « *et autres «accréditations.».Des experts (?) « ont même ainsi sérieusement calculé la durée moyenne d'hospitalisation nécessaire à la prise en charge des patients schizophrènes!) Cette course folle dans le réductionnisme comptable de la souffrance mentale, qui bien sûr se dérobe à ces tentatives ( y-a-t' il deux schizophrènes identiques ? ) cherche à se parer des atours d'une meilleure qualité de soins, à l'aide d'un discours moderniste et technocratique ( «démarche qualité»,évaluations de soignants selon des grilles inspirées de la vulgate libérale: performances, atteintes d'»objectifs»..) ,qui masque mal l'appauvrissement humain de ces pratiques de «  réducteurs de tête «!

* ( DSM : Diagnostic and Statistical Manual, outil essentiellement descriptif de classification des maladies mentales )

La Parole,libre et vivante, est celle qui engage des sujets en interaction. Elle peut aussi être un instrument de refus de cette logique, et ne pas se laisser enfermer par des contraintes d'objectivation censées rationaliser le discours( ainsi en est-on à «formater» par exemple ce qui peut et doit être écrit sur les observations infirmières des dossiers de soins : » des faits, rien que des faits ! Et objectifs s'il vous plait « ). Le malade,essentiellement résumé à une collection de symptômes répertoriés , peut alors être réduit à une dimension «objective», et «pris en compte»- au sens propre «
-par des pratiques et des discours préétablis : ne reste plus alors qu'à trouver la bonne molécule pour abraser l'expression d'une souffrance codifiée .(A ce propos n'oublions pas de remercier les grands laboratoires pharmaceutiques, grâce à qui les malades mentaux existent encore ...comme marché, en tant que ..consommateurs de médicaments! )

Dans ce « meilleur des mondes» si objectivement linéaire et prédictif , l'être humain disparaît, tout simplement. Demain faudra-t-il imaginer encore autre chose que des grilles pré-listées pour les relèves infirmières et un distributeur de médicament ( à code ?! ) pour les patients les plus compliants aux soins ?!

Par ailleurs la question de l'efficacité du soin mériterait à elle seule un immense débat, qu'il ne faut pas laisser aux seuls technocrates de la pensée et aux marchands de médicaments : quel critère peut prétendre en effet que la réduction d'un symptôme vaille mieux, à terme , qu'une réflexion et un accompagnement actif de troubles qui font sens ? Le patient n'est-il pas , avant tout, une «histoire en marche» qu'il serait souvent plus pertinent d'essayer de décrypter ?
La « planification « comptable est une réduction quasi-ontologique : l'»être» est, sans mauvais jeu de mots «laissé en plan» , au prix de l'écrasement de la dimension humaine, qui ne se satisfait pas de l'ordre géométrique du chiffre: ( un plan, nous a-t-on appris, n'a jamais après tout que deux dimensions ! )
La prise en charge du malade est « sommée» de s'aplanir en termes de coûts et de symptômes, au moyen d'un catalogue d'activités chiffrées :dans cette logique de Procuste gare aux têtes ( folles !) qui dépassent..!

La parole soignante,dans sa forme moderne,a pris naissance après guerre,dans les prémices d'une psychiatrie résolument désaliénante ( celle initiée par Bonnafé, Tosquelle ou Daumezon, la sectorisation pensée comme dispositif de soin à un Sujet au plus proche de son milieu,féconde des courants de la psychanalyse, contestataire ( Laing et Cooper),institutionnelle ( clinique de La Borde),radicale (Basaglia), imparfaite forcément, mais toujours soucieuse de la question du sens .La Folie interroge autant que nous l'interrogeons.
A ces premiers printemps du soin a succédé le morne hiver des diktats du tout économique, qui est notre actuelle aliénation.
Cette parole perdure pourtant,dans chaque lien qui se tisse entre humains,soignants ou soignés,et à chaque fois que nous prenons le temps-non rentable-d'écouter l'autre et de réfléchir au sens( aux sens ) d'une rencontre entre sujets. Cette question du sens est, et sera, espérons-le,toujours posée tant que les hommes s'interrogeront sur la folie du monde...Tenons parole !


jpaul Renucci (infirmier d'ex- secteur psychiatrique)


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