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Pour l'amour de Rose-Chérie

Fable-divers

Où il est question de l'évasion d'un vieil homme, une nuit de novembre, pour aller retrouver Rose-Chérie


" Je leur ferai tous la peau à ces salauds … Plume au vent, je me tire … "

La pente fit précipiter le débit du vieil homme.

" Tout est foutu en France depuis les lettres de cachets. ENFERME ! Ils se sont mis à dix pour m'emporter là-haut au cachot ! Et mon chien ? Qu'en ont-ils fait ? Putain de vie ! Saloperie ! … "

Pour économiser son souffle, l'homme s'arrêta de penser tout haut. Le silence des rues le rassura et il reprit son rythme habituel d'ancien arpenteur, avec des pas longs et réguliers. Puisque la maison de Rose-Chérie l'attendait sur l'autre versant de la vallée à une bonne demi-heure de marche, il ne fallait pas trop traîner …

" Ces cons m'ont laissé m'enfuir au bout de trois jours. Pas un chat. Tous planqués au chaud cette nuit. Jamais vu personne d'ailleurs en face pour me dire pourquoi j'étais là ! "

Il avait eu le temps de prendre froid dans cette pièce trop chauffée, et de promettre à quelques fantômes enfermés de demander leur grâce à qui de droit. En marchant il dressait la liste :
" Monsieur le Président de la République, Monsieur le Procureur … Monsieur le Juge d'Instance et d'Instruction … Monsieur le Ministre du Logement … et le Garde des Sceaux … sans oublier le Maire (un coquin celui-là) … et les Conseillers ( des bandits)… Je vous encule ! " …

La suite allait venir. Mais il ne put s'empêcher de fouiller sur son passage, dans les poubelles des grosses maisons carrées en bas de la côte, et aussi dans celle du Commissariat de Police. Il trouva une barquette de coquilles St Jacques toutes fraîches ; une pile de vieux journaux locaux, du temps où ses ancêtres étaient venus s'installer dans cette ville pour y construire le chemin de fer. Il trouva aussi des lettres qui parlaient d'un enfant enterré dans un jardin pendant la guerre. Mais laquelle guerre ? … La nuit lui parut plus vaste à parcourir.
Soudain, il pensa :

" Demain dans le journal, on pourra lire :
FAIT DIVERS - DERNIERE MINUTE
Nous venons d'apprendre qu'un individu, qui a déjà fait la une de notre précédente édition, s'est échappé dans la nuit du 27 au 28 novembre. Il est retourné dans sa maison où il s'est barricadé et reste retranché en menaçant tout le monde. Quand les pouvoirs publics seront-ils capables de protéger notre tranquillité ? "

L'homme hésita un moment, appela son chien à tout hasard. Dans le brouillard humide, il discerna bientôt la maison de Rose-Chérie, et fut pris de peur. Il prit alors la direction d'une autre vallée où il connaissait quelques caches. Mais au bout de quelques jours, la faim et le froid le chassèrent. Aucune cueillette en cette saison ne lui permettait de survivre. Il revint lentement vers Rose-Chérie.

" Mon chien, où est-il ? … Les lettres, écrire les lettres … Ah ! Ne pas oublier les monuments historiques … "


*

Où passe le fantôme d'une femme, âme d'une maison, et où résiste un vivant assiégé par une ville.


Portes battantes, maison offerte, le vent s'engouffre dans le vestibule sombre. Enveloppé d'humidité lourde, le vieil homme traverse chaque pièce vide et froide. Sa carte d'identité laissée sur la table de la cuisine a disparu. Les billets de banque par contre, sont toujours là, glissés entre les vieux journaux empilés jusqu'au plafond en guise d'isolation. Pas d'eau, pas d'électricité. Coupées depuis belle lurette.

ll y a bien longtemps, on l'avait relogé là avec quelques familles très bruyantes, mais reparties très vite, le laissant désormais seul gardien de cette maison. Et depuis comme il l'aimait ... !

Il trouva la cave intacte. Seul l'écho répondait à ses appels pour retrouver son chien. Alors, il s'installa à sa place près de la fenêtre pour écrire.

Petite écriture pointue et serrée, phrases profuses, hachées, digressions, allusions … Ses missives restèrent sans réponse, ses messages ne furent jamais lus. Pourtant, il ne parlait que d'elle, prenait sa défense, voulant la sauver de la mort. Il parlait aussi de lui et de ses souffrances ennemies. Mais comment dire, comment faire comprendre qu'il était tombé amoureux de cette femme dont le seul souvenir qui lui restait à présent était cette maison. Dieu ! Qu'elle était belle quand il la voyait emprunter le bel escalier central, au sortir de sa chambre, pour se rendre sur la terrasse ensoleillée et descendre vers le verger enclos de longs murs blancs.

Le temps avait fait quelques dégâts, certes, mais la dernière agression, quand on l'avait expulsé de force n'avait pas laissé trop de traces. Il se sentit réconforté. Rose-Chérie veillait, elle qui avait tant aimé ce lieu magique …

" Monsieur le Ministre des Monuments Historiques,
je voudrais attirer votre attention sur l'histoire de l'actrice Rose W. née à l'auberge de la ville et dont le père ayant fait fortune, a décidé de construire cette maison que j'habite à présent, car il avait trouvé l'endroit fort charmant. La demeure, très champêtre, de style néoclassique, a des proportions harmonieuses et élégantes. Je vous demande de la protéger … car les menaces, de jours en jours se précisent. Des coquins veulent s'en emparer et la raser … "

Lui, il mit un verrou à la porte d'entrée, quelques cadenas supplémentaires et s'assura que la cave était pleine. Il se mit à recueillir l'eau de pluie sur la terrasse pour la ver ses cheveux blancs. La voisine (une brave femme reconnaissait-il) lui laissa l'accès à un robinet d'eau dans son jardin. Elle lui fit même quelques courses en ville. C'est elle qui avait gardé le chien un certain temps, jusqu'à la nuit où il s'échappa.

Les semaines passèrent. Il reprit ses visites nocturnes aux poubelles. C'est avec elles seules qu'il parlait :

" Je sais à quoi m'en tenir maintenant … Mon métier, c'est la guerre … Ici, j'ai été arrêté deux fois, par erreur … J'ai porté plainte … A l'hôpital, ils ont voulu m'empoisonner au curare … Dans les poubelles, je trouve des articles qui racontent les mêmes injustices … Ils veulent construire une autoroute sur la maison … Le premier qui approche, je le descends ! "

Le temps passe. Sa maladie le taraude. Ses économies s'entassent à la poste, mais il ne peut aller les toucher sans sa carte d'identité. Et puis, il a trop peur de sortir le jour. Il refuse, vexé, les colis alimentaires. Avec impatience, il attend le printemps pour aller chercher de quoi manger et se soigner dans les haies et dans les champs. Il se sent épié et guette, ne s'endormant qu'au matin. La maison domine la ville qui s'impatiente.


*

" La violence est silence.
Le silence est désert "
B. Lavilliers


" Silence ! Un peu de silence, je vous en prie, Messieurs ! On n'en finira jamais " soupira le Maire.

La salle du conseil réuni exhale un lourd mélange d'ail, de parfum et d'âcre poussière. On tousse, mouche, ravale marmonne dans son mouchoir ou glisse sa veste sur le dossier de sa chaise et murmure en tournant le dos.

" Il nous emmerde celui-là. Qu'on en finisse ! …

· Messieurs, Mademoiselle ! Vous avez la parole.

· On n'a pas le choix.

· Notre commune a tout tenté.

· Le débat est ouvert. Je vous rappelle qu'il est nécessaire de garder une grande prudence dans cette affaire afin de ne pas prêter le flanc à une utilisation médiatique incontrôlée de cette affaire. Je me tourne vers notre ami et néanmoins spécialiste pour lui demander : que peut-on faire en pareil cas ? " …

Mine pâle, le spécialiste réfléchit quelques secondes et fait la déclaration suivante longuement préparée pour l'occasion :

" La peur ne côtoie-t-elle pas la mort ? Je voudrais citer mon excellent confrère : ce qui rend la vérité fascinante, c'est la catastrophe imaginaire qu'il y a derrière … Nous sommes tentés d'affirmer qu'il y a plusieurs sortes de peurs : de la petite, bienfaisante à la frayeur paralysante. Carl Gustav Jung n'a-t-il pas dit : " La culpabilité est un désaccord avec soi-même … "

Le Maire sentit la salle excédée, prête pour la moitié à quitter la salle et pour l'autre à mettre en pièce le psychiatre blême.

" Mes amis, tenta-t-il. Mes amis ! La politique n'a rien à voir là-dedans. Je le jure. Passons au vote. Qu'on en finisse ! "

Le résultat du vote fut unanime. Certes il avait fallu en rabattre sur le prix de vente de la maison. Mais le promoteur avait promis de faire une belle opération de rénovation et de reloger l'occupant. La séance fut levée cette nuit-là très tard.


*


L'impossible rencontre


Albert est un homme en paix d'un cinquantaine d'années. Sa voix de baryton, habituée à chanter, tonne sans fatigue. Il voit sa vie défiler derrière d'épais sourcils noirs, broussailleux qui terrifient les enfants mais cachent des yeux clairs de bonté. Son métier de menuisier lui inspire une retenue de gestes et de paroles, une exacte mesure des choses et des gens.

Mais ce coup de téléphone, au milieu du repas, l'irrite. La sieste est fichue pour aujourd'hui. Son patron l'envoie sur un chantier nouveau … Une maison à rénover … Une bonne affaire pour le patron.

Il prend ses outils, embrasse sa femme et jette un coup d'œil sur le bout de papier où il a griffonné l'adresse.

" Ah, j'aurais bien fait la sieste … "

Albert resta longtemps, très longtemps à terre, le ventre coulant rouge, la caisse à outils renversée au pied des marches du perron.

Personne ne pouvait approcher. Après le coup de feu, la maison avait explosé et était la proie des flammes. Un épais nuage noir recouvrit la ville ainsi que le corps des deux hommes. Puis il se dissipa.



Catherine Robillot.
Assistante sociale


1998
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