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Au Secours !

Juin 1998, unité Foucault.

- "J'suis pas mort, moi !? ". Noël saute bruyamment à pieds joints, frotte son ventre puis tape sa tête avec ses mains.

Aline, les yeux creusés, déambule et rabâche qu'elle se crève à travailler. Monsieur Churros soliloque et arpente salles et couloirs. Marie-Charlotte crie qu'elle ne veut pas qu'on note qu'elle crie. Monsieur Brûlé plafonne en traînant la jambe. Le vieux Pino éclate de pleurs ou s'effondre en rires.

- " J'suis pas mort, moi !?  ". Noël saute toujours bruyamment à pieds joints, frotte toujours son ventre, puis tape toujours sa tête avec ses mains.

Les étudiants s'agitent. - "Monsieur Ruiz, si on faisait une partie de dame ? - Allons faire un tour, Madame Colas - Qui veut faire un puzzle ?"

Robert, l'infirmier tranquille, mène la barque calmement, dans les méandres des heures sans fin, pour une destination fantôme.

- " J'suis pas mort, moi !? " ...

Je laisse faire Robert. Je le laisse nous mener. Je ne sais plus rien. Je suis engourdie. Les mots défilent dans ma tête, certains tentent de s'imprimer, mais ils s'effritent ou s'effacent à mesure. Pas un ne s'organise. Mon esprit est vide.

Le " Général des Armées Arabes " vient s'asseoir à côté de moi. D'abord, il me prévient qu'ici, ils sont tous fous, et me conseille de ficher le camps rapidement sinon je vais y rester pour de bon. Je veux bien le croire. Puis, il me fait un cours sur le pôle magnétique : - " Le pôle magnétique se trouve au pôle nord. C'est ça qui nous donne notre orientation. Si un jour tu es perdue, tu prends une lame de rasoir Gilette, tu la mets dans l'eau, elle se tourne automatiquement vers le nord. T'as fabriqué une boussole, t'es plus perdue ! ". C'est fou, dit-on ! Le plus fou des fous vient à mon aide. Merci, Général. Je cours chercher dans ma mémoire une lame gilette pour retrouver le nord. Je m'souviens ...

Jeudi 16 juin 1977. Je quitte le métier de libraire pour débuter des études d'infirmière de secteur psychiatrique. Je commence donc comme stagiaire dans un grand centre hospitalier spécialisé. Des hommes et des femmes déambulent, monologuent, se balancent. La télévision braille et les regarde. Une vieille femme crie qu'on est en train de la tuer. Personne ne bouge. Entre deux plaintes, elle chantonne une vieille berceuse. Puis reste avachie, mâchonne, bouche béante à cause de sa langue tremblotante et trop énorme. Elle gratouille sa robe, puis crie de nouveau qu'on est en train de la tuer.

Dans la cour, sous les galeries, des femmes, par groupe de deux ou trois, font les cent pas ... Elles marchent de long en large. Prennent toujours les mêmes allées ou marchent sur les mêmes carreaux ...

Un jeune homme, longe à tous petits pas " le carré ", me regarde par en-dessous et cherche à me rejoindre. Il s'arrête à ma hauteur, urine, se masturbe puis me sourit.

Près de la cuisine, trône une grosse femme ... avec sa poêle à frire et son torchon crasseux ... Elle s'assure que je ne passe pas la ligne Maginot avec ses oeufs pour les vendre aux " boches " ...

Le soir, ces hommes et ces femmes, ternes, tristes, sans vie, l'ombre d'eux-mêmes se pressent vers l'infirmière, ils gobent les " bonbons " et " l'apéro ", puis se pressent vers le réfectoire, avalent à grands bruits la soupe et le reste, puis repartent à leurs déambulations, à leur monologues, à leurs balancements, à la télévision. Il est 22 heures. Je sors du pavillon, et ferme la porte sur tout cet univers de folie. Je suis à la fois écrasée et révoltée.

Un peu plus de vingt années séparent ces deux scènes de la vie quotidienne à l'asile. Tout est inchangé et immuable, la folie, les fous et les gardiens. Les journées s'étirent dans une morne et inquiétante langueur. Même la partie de pétanque, l'atelier de terre ou le groupe de musique ne parviennent pas à faire taire la sourde menace qui gronde au loin, au fond de chacun.

10 h. - " Je suis pas mort, moi !? Je suis normal, moi !? Je suis gentil !? " dit Noël qui saute bruyamment à pieds joints, frotte son ventre puis tape sa tête avec ses mains. Aline les yeux creusés, déambule et psalmodie : - " Je souffre, moi, je souffre. Je préférerais être morte plutôt que vivante ! J'en ai marre d'être ici ! ". L'un et l'autre se croisent.

Le ton monte. Noël crie, saute, frotte et tape. Aline tourne et scande sa douleur. Les soignants vont de l'un à l'autre, tentent vaguement d'apaiser l'un puis l'autre.

Noël crie, saute, frotte et tape de plus en plus fort. Aline se déchaîne. La danse commence. Le ciel s'obscurcit, l'atmosphère devient électrique. Les infirmières tentent d'emmener Noël dans sa chambre. Il menace et frappe. La nouvelle que je suis reste médusée et ahurie par la violence qui monte. Maïté n'a que le temps de l'attraper par le col, pour l'empêcher de m'atteindre. Il n'a pas le temps de répliquer qu'il est conduit fermement dans sa chambre et y est enfermé.

Le coeur battant, épuisées physiquement pour l'une, psychiquement pour l'autre, nous revenons dans la salle. Hommes et femmes se rapprochent de la salle centrale, c'est l'heure du repas. Ils tournent en rond comme des disques rayés en cage. Aline hurle maintenant qu'elle souffre, qu'on a enfermé le petit, qu'elle veut mourir ... La cacophonie et le tumulte sont à leur comble. Elle accepte d'aller se calmer dans sa chambre où elle est enfermée.

Un médecin passe par là pour nous dire : -  " Tout va bien ? Pas de problème ? ". " Si, justement, vous tombez bien, des problèmes, il y en a " . Aline s'échappe de sa chambre par la fenêtre. Le médecin cloîtré dans la pharmacie, réfléchit l'air embarrassé et commence un cours sur le système nerveux central, la stimulation des sympathomimétiques directes ou agonistes et des sympathomimétiques indirectes, ainsi que sur l'inhibition des sympatholytiques directs ou adrénolytiques et des sympatholytiques indirects ... Pendant ce temps, Aline est rattrapée et reconduite fermement par les infirmiers. Elle s'agite et crie qu'elle ne veut pas qu'on l'enferme. Plus elle crie, plus la pression est forte pour la conduire en chambre d'isolement cette fois-ci. Elle se débat et commence à distribuer les coups. La prescription d'injection tombe sans que le médecin ait parlé avec Aline. Elle est plaquée au sol, " piquée " par terre, toute habillée alors qu'elle hurle de rage. Elle est alors conduite à la chambre d'isolement par trois infirmiers. -  " Allons, soyez raisonnable, Aline. ", lui dit le médecin de loin, avant de tourner les talons à toute allure. Aline est poussée dans la chambre. Tous les infirmiers sortent en courant, verrouillent à double tour la serrure et regagnent la pharmacie.

Les larmes me viennent au yeux. La rage me serre la gorge. J'ai moi aussi envie de hurler. Le médecin me demande d'un air enfin détendu, tout en écrivant sa prescription, si je suis nouvelle et si je me plais ici. -  " Non, Monsieur, je ne me plais pas ici. Je me demande où je suis tombée lorsque je vois comment les patients sont traités ! ". Sans même lever les yeux, il me répond qu'ici " nous avons des malades chroniques ".

Deux heures sonnent. L'équipe d'après-midi arrive. Celle du matin s'en va. Sur le pas de la porte il est rapidement dit que " Noël et Aline sont bouclés. Ils étaient vraiment pénibles ce matin. Vérifier qu'Aline ne se tape pas la tête contre les murs, sinon il faut demander au médecin l'autorisation de la " fixer " ".

Voici le service dans lequel j'échoue: un secteur dont les médecins-chefs tombent malades les uns derrière les autres, depuis plusieurs années, où un seul médecin assure une présence alors que trois d'entre eux devraient assurer des permanences et où la psychologue est invisible.

L'unité et l'équipe dans laquelle je débarque ressemble à peu près à ceci : un lieu de vie minable, où des gardiens despotes cherchent à tirer le maximum de satisfactions personnelles, qu'elles soient matérielles ou narcissiques, et imposent aux patients, dont ils oublient qu'ils sont malades, des règles de soi-disant lieux de soin. D'autres, moins despotes, moins gardiens peut-être aussi, mais pas plus soignants, râlent ou se taisent. Quelques uns sont fiers de me parler du projet de l'unité, d'autres en plaisantent, certains persiflent. Il s'agit d'organiser chaque jour, matin et soir des " ateliers à médiation ". Très peu se posent la question des objectifs de telles activités. Peu importe d'ailleurs à qui ils s'adressent. Le seul mot d'ordre qui soit respecté : faire cavalier seul. Pas de temps d'échange entre soignants, médicaux et paramédicaux, pas de moment de chevauchement entre les différentes équipes infirmières de nuit, du matin et de l'après-midi. Le dossier de soin est en place. Chacun y va de sa remarque acide, désobligeante, de son information primaire ou de sa réflexion très pertinente, d'inspiration psychanalytique. Mais la démarche de soin, quant à elle, est inexistante.

En conclusion, un service misérable et honteux, dans lequel les droits les plus élémentaires des patients sont bafoués, où les valeurs morales et humaines sont foulées au pied au profit d'une oligarchie infirmière scandaleuse, d'une démission médicale outrageante. Pour l'heure, espérant sans doute encore que les choses puissent changer, je tais le nom de l'établissement, et prends un pseudonyme. Je me donne six mois pour dénoncer haut et clair ces pratiques avilissantes. Dernière chose, Aline va mieux, elle dort vingt heures sur vingt-quatre. Sa mère, dont elle réclame la présence tous les jours et qui n'avait pas donné signe de vie depuis plusieurs années, a téléphoné la semaine dernière pour annoncer à l'équipe que le père venait de mourir. Rassurez vous, rien de tout cela ne sera répété à Aline : " la pauvre, elle serait si mal " ...

Marie NIEL
Infirmière de Secteur Psychiatrique
le 13 juin 1998

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