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Karl JASPERS
de la psychiatrie à la philosophie.


En 1883,dans la ville allemande d'Oldenbourg, naît Karl Jaspers sur les bords de la mer du Nord. Après avoir commencé ses études de médecine à Berlin et Göttingen, il obtient son doctorat à la clinique psychiatrique d'Heidelberg en 1909. Dès 1914, il enseigne la psychologie à la faculté des lettres et en 1922, il est professeur de philosophie dans cette même ville. Très jeune, il épouse une femme juive, Gertrud Mayer, ce qui leur occasionnera de vifs soucis politiques lors de la montée du nazisme avec la crainte de la déportation. Tous deux sont fortement attachés à la culture germanique. Il perd ses titres universitaires en 1933, chassé par le gouvernement National-socialiste. En 1948, il quitte définitivement l'Allemagne pour enseigner à Bâle et occuper la chaire de philosophie tenue soixante-dix ans plus tôt par Nietzsche. Karl Jaspers meurt en 1969 en Suisse.

Les liens entre la psychiatrie et la philosophie n'ont pas débuté seulement au début du vingtième siècle, il suffit de se rappeler le titre de l'ouvrage du Docteur Philippe Pinel en 1801 intitulé " Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale ou la manie " .. En 1837, dans le même registre, le Docteur Dubois d'Amiens expose ses remarques sur le diagnostic qui différencie l'hystérie de l'hypochondrie dans " Histoire philosophique de l'hystérie et de l'hypochondrie ".
Comme contemporain de Karl Jaspers, Eugène Minkowski a également étudié la philosophie en Allemagne et y fait souvent référence en psychopathologie. Ainsi il s'explique à ce sujet : " Un courant puissant semble vouloir s'affirmer de plus en plus de nos jours, qui fait que toutes les sciences particulières ayant l'homme pour objet tendent à devenir des sciences humaines, et ce n'est point un vain mot. C'est le courant anthropologique. Non plus uniquement l'homme dans sa condition humaine mais l'être humain dans sa destinée et sa vocation devient le centre de nos investigations, en philosophie aussi bien qu'en psychologie et en psychopathologie, dans la mesure même où ces disciplines cherchent à devenir humaines "[1]. Par exemple, dans son traité de psychopathologie, il précise que la notion même de schizophrénie ne peut, à elle seule, faire uniquement référence au champ clos de la clinique psychiatrique mais également à la philosophie, en particulier à celle de Bergson. Ainsi, Minkowski dans son ouvrage " Le temps vécu " utilise le concept d'élan vital en contractant là aussi une dette à la philosophie bergsonienne.
En retournant ces considérations, les philosophes s'interrogent également sur les liens qui les unissent aux sciences traitant des affections mentales. Emile Bréhier dans son histoire de la philosophie écrit " la psychologie était en général considérée, dans la période précédente [ 1850 - 1890 ], comme une science indépendante et détachée de la philosophie "[2]. Il précise qu'avant la fin du XIX siècle, il va se développer des rapprochements entre la psychologie et la philosophie qui définissent ensemble et comme condition commune, une vue globale et indivise de la connaissance de la vie mentale.

Revenons maintenant aux écrits de Karl Jaspers. Son traité de " Psychopathologie générale " fut écrit en 1913 et traduit en français en 1928 dès sa troisième édition allemande de 1922. Cette traduction française est due aux professeurs Kastler et Mendousse, aidés pour la relecture par Jean-Paul Sartre et Paul Nizan encore étudiants à l'Ecole normale supérieure [3]. Au delà des concepts théoriques de ce traité, celui-ci apporte encore aujourd'hui un éclairage de premier plan sur la sémiologie clinique de psychiatrie. L'apport historique en fait également un élément d'épistémologie des sciences humaines. Voici quelques extraits qui illustrent tout l'intérêt de lire ce traité écrit au début du siècle dernier.
En prélude aux notes remarquables de la clinique psychiatrique exposées par Karl Jaspers, voici quelques curiosités : " Souvent chez les catatoniques se manifeste une " réaction au dernier moment " selon Kleist (Leipzig 1908). Juste au moment de partir, ils se mettent à parler. Il faut être attentif alors afin de saisir à l'occasion la seule miette qu'ils peuvent laisser échapper. "
Qui se souvient encore de la phrénologie ?
" La Phrénologie : Théorie de localisation des qualités mentales dans des régions cérébrales déterminées et sur la surface du crâne. Créée par Gall ( craniologie ), elle a joué un rôle pendant tout le 19e siècle ; elle fut ressuscitée vainement une seconde fois par Möbius, qui croyait reconnaître " l'organe mathématique " dans une voûte latérale du front à l'aide d'une comparaison empirique. (Uber die Anlage zur Mathematik, Leipzig, 1900) " Replacé dans le contexte historique, c'est Auguste Comte qui dans ses " Cours de philosophie positive " décrit ainsi la phrénologie - physiologie humaine phrénologique - comme une science entièrement à faire et que l'on ne peut isoler du reste de la physiologie animale ( 1830 - 1842 )[4].

Il est important de connaître les définitions toujours actuelles des entités morbides telles que le " Délire de relation sensitif de Kretschmer : Individus psychasthéniques qui sont d'une âme tendre, délicate et en même temps d'une ambition et obstination égoïstes. Un événement d'insuffisance humiliante cause la maladie. Nous citons surtout les défaites sexuelles-morales, par exemple l'amour tardif des vieilles filles, qui ne trouvent pas une élaboration et une décharge libre. Il se formera plutôt une paranoïa avec des auto-accusations dues à la dépression, des craintes d'une grossesse et un délire de relation. La malade se sent observée et humiliée devant la famille et les amis, par le public et les journaux, elle craint d'être poursuivie par la police et les tribunaux. (...) des symptômes neurasthéniques graves et tant d'idées délirantes que le tableau peut donner l'illusion d'une maladie incurable progressive. Mais le contenu et la nuance affective restent toujours centrés autour de l'événement qui les a occasionnés. (Kretschmer : Der sensitive Bezichungswahn, ein Beitrag zur Paranoïafrage und zur psychiatrischen Charakter lehre. Berlin 1918)

L'Hystérie : Au lieu de se contenter des qualités et des possibilités qui lui ont été données, la personnalité hystérique éprouve le besoin de paraître plus qu'elle n'est, pour les autres et pour elle-même, de vivre plus qu'elle n'en est capable. (...), il se produit une vie psychique factice, théâtrale, forcée. Mais de plus ce caractère factice n'est pas conscient : le sujet a la faculté ( le don hystérique proprement dit ) de vivre entièrement dans le théâtre qu'il a créé, d'y être tout entier au moment où lui même y passe, de sorte qu'il a le sentiment de la vérité... Un spectacle en entraîne un autre. Et comme elle ne trouve rien en elle-même, elle cherche tout au dehors. Par des gestes excessifs, elle fait croire à elle-même et aux autres qu'il existe en elle une vie psychique intense. Elle s'attache à tout ce qui, vu de l'extérieur, signifie excitation violente : scandale, potinage, personnalités célèbres, tout ce qui est impressionnant, démesuré, extrême dans les idées sur l'art et le monde en général. Pour être certain de leur importance, les sujets hystériques doivent sans cesse jouer un rôle. (...) quand même il leur coûte leur repos et leur honneur. (...) ils attirent l'attention sur eux par la maladie, jouent au martyre ou à la misère, etc. Pour exalter encore leur existence et trouver de nouvelles possibilités d'impressionner les autres, ils ont finalement recours à des mensonges qui sont conscients au début, mais qui bientôt deviennent complètement insoupçonnés, de sorte qu'il se développe une pseudologie fantastique à laquelle ils attachent toute leur croyance (...). "

Cette dernière partie de citation aborde les avancées du début du vingtième siècle concernant la nosographie psychiatrique :
" Unités morbides : Ni les formes psychologiques fondamentales, ni l'étiologie, ni les données cérébrales n'ont pu fournir un ensemble acceptable d'unités morbides,comprenant toutes les psychoses. Kahlbaum, et après lui Kraepelin, ont alors tracé le chemin à suivre pour arriver malgré tout à des unités. "
Une nosographie peut se mettre en place si les unités morbides ne se chevauchent pas et gagnent en autonomie conceptuelle. " Le résultat des recherches de Kraepelin a été d'établir les deux grands groupes de maladies, comprenant toutes les psychoses qui ne peuvent s'expliquer comme conséquence de processus cérébraux saisissables :
l' aliénation Maniaco-Dépressive où fusionnent la folie circulaire des Français et les troubles affectifs et la Démence précoce [schizophrénie] qui réunit d'une part la catatonie de Kahlbaum et l'hébéphrénie de l'autre la folie proprement dite ( Verrücktheit ) " .
Cette définition donnée par Karl Jaspers en citant Kraepelin, montre que les psychoses ne sont pas des processus neurologiques ou troubles organiques. A cette époque, il persiste une notion vague et hétéroclite nommée la folie comme fond irréductible difficile à maîtriser entre les sciences médicales et le contrôle social. Le socle encore brut des psychoses est mis en évidence et celui-ci est constitué seulement de deux entités : la PMD et la démence précoce schizophrénique.

Pourquoi relire un traité de psychopathologie vieux d'un siècle ? Parce que la nosographie psychiatrique n'est pas figée une fois pour toute et des évolutions sont encore possibles aujourd'hui, en plein débat sur le passage actuel de la psychose maniaco-dépressive vers un trouble bipolaire. Porter un regard sur l'histoire précise les contours actuels des maladies mentales. Et comme le faisait déjà remarquer Eugène Minkowski " En psychiatrie, nos concepts nosologiques peuvent avoir par eux-mêmes une valeur thérapeutique "[5].

Paul Le Garzennec





[1] Minkowski E., Le temps vécu, Paris, Ed. PUF, coll. Quadrige, 1995, page 15.
[2] Bréhier E., Histoire de la philosophie, tome 3, Ed. PUF, coll. Quadrige, 1983, pp 993-997.
[3] Jaspers K., Psychopathologie générale,Paris, Ed. Félix Alcan, 1933, 632 pages.
[4] Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Ed. PUF.
[5] Minkowski E., La schizophrénie, Paris, Ed. Petite Bibliothèque Payot, 2002, page 268.