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Alain Castéra

Toulouse, 17 et 18 mars 2008

 

Pratiques infirmières en psychiatrie

 

 

          Isabelle Aubard nous a proposé une réflexion autour des statuts, problématique qui est bien sûr directement liée à la question des rôles et des fonctions des anciens gardiens et des actuels infirmiers. Elle nous a ouvert des voies de travail, à la recherche de nos propres racines.

          Je vais essayer de montrer à travers l’histoire, du XIX° siècle au début du XXI°, comment ces pratiques infirmières psychiatriques sont liées aux balbutiements de la psychiatrie comme branche  de la médecine, mais aussi à la création des institutions psychiatriques, elles-mêmes liées à l'évolution des contextes politiques et philosophiques, à l'évolution des  représentations  de  la folie, et à l'évolution des savoirs.

 

          Nous allons commencer par la période post-révolutionnaire avec Philippe Pinel et le toulousain Etienne Esquirol. C’est la période de « l’aliénation mentale ». C'est aussi la période que fécondent la philosophie des Lumières et la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. C'est aussi la période où la médecine va sortir des ténèbres du Moyen-âge, des croyances, des préjugés et des superstitions, sur la voie tracée par l'Encyclopédie de Diderot, d'Alembert et quelques autres, prônant la suprématie de la raison et du progrès, Encyclopédie contre laquelle s'uniront bien sûr le clergé et la noblesse. L’aliénation mentale est une maladie, comme le rappelle Georges Lanteri-Laura, qui relève exclusivement de la médecine, et ceux qui en sont atteints doivent échapper à la police et à la justice. Cette maladie comporte plusieurs caractères essentiels. Elle est unique, bien qu’elle puisse prendre plusieurs aspect (manie, mélancolie, idiotisme, démence). Elle ne doit être traitée que dans des institutions ne recevant pas d’autres types de patient. La thérapeutique comporte l’isolement du sujet, et ce que  Pinel appelle le traitement moral de la folie qui cherche à s’appuyer sur ce qu’il y a de sain dans le plus aliéné des aliénés, pour l’aider à restaurer sa raison.

C’est à partir de cette théorisation et de cette conception du soin que Pinel va imaginer le type d’institution propre à traiter les aliénés, qui verra le jour 40 ans plus tard : l' asile d’aliénés. Dans son Traité médico-philosophique il argumente ainsi: " On peut s’étonner de l’importance extrême que je mets au maintien du calme et de l’ordre dans un hospice d’aliénés, et aux qualités physiques et morales qu’exige une pareille surveillance, puisque c’est là une des bases fondamentales du traitement de la manie, et que sans elle on obtient ni observations exactes, ni une guérison permanente ".

          Il est donc clairement demandé aux gardiens de l’époque comme mission première de faire régner l’ordre. Pour ça il n’est besoin que de capacités physiques. A ce propos voilà ce qu’écrit un médecin savoyard, contemporain d'Esquirol, chirurgien pendant la campagne d'Italie, puis professeur de médecine légale à Strasbourg, auteur entre autres ouvrages du Traité du délire et du Manuel du garde-malade, François-Emmanuel Fodéré. Il traite  des critéres de choix des administrateurs, des médecins, des employés, des servants : " Un beau physique, c'est-à-dire un physique mobile et mâle, est peut-être, en général, une des premières conditions pour réussir dans notre profession ; il est surtout indispensable auprès des fous pour leur en imposer. Des cheveux bruns ou blanchis par l’âge, des yeux vifs, une contenance fière, des membres et une poitrine annonçant la force et la santé, des traits saillants, une voix forte et expressive : telles sont les formes qui font en général un grand effet sur les individus qui se croient au-dessus de tous les autres ". Et encore à propos du surveillant, c'est-à-dire du maître des servants :" Il faut rechercher dans un surveillant d’insensés une stature de corps bien proportionnée, des muscles pleins de force et de vigueur, une contenance fière et intrépide dans l’occasion, une voix dont le ton soit foudroyant quand il le faut." Enfin, de manière très explicite, voilà ce que doivent être les servants ou gardiens : " Les servants ou gardiens doivent être choisis grands, forts, probes, intelligents, propres dans leur personne et dans leurs habits. Afin de ménager l’extrême sensibilité de quelques aliénés, surtout sur le point d’honneur, il conviendrait presque toujours que les servants parussent à leurs yeux comme leurs domestiques, plutôt que comme leurs gardiens. Cependant, comme ils ne doivent pas non plus obéir aux fous, et qu’ils sont même souvent forcés de les réprimer, pour accorder l’idée de domestique avec le devoir d’obéissance, et pour écarter toute mésintelligence, ce sera l’affaire du surveillant d’insinuer adroitement aux malades que ceux qui les servent ont reçu de certaines instructions et des ordres du médecin, qu’ils ne peuvent outrepasser, sans en avoir obtenu la permission immédiate."  On voit bien là que les gardiens doivent être d'abord serviteurs trés obéissants des médecins et, secondairement, serviteurs plus ou moins obéissants des fous. Le maintien de l’ordre et de la discipline sont les tâches demandées à ces infirmiers, ou gardiens,ou servants, ou serviteurs. Pour parvenir à ces  objectifs on utilise  la force, la ruse, la courtoisie, la politesse ou, ce qui est le plus souvent décrit, la brutalité, le sadisme, le chantage. Je me plais à penser que, déjà à cette époque, mieux étaient traités et considérés ces servants par leurs supérieurs hiérarchiques, les médecins et les surveillants, mieux étaient traités les fous. Notons au passage que les domestiques des fous fortunés, ceux qui payaient pension, les pensionnaires, étaient les plus soumis à la double obéissance dont j'ai parlé plus haut: l'obéissance à leur maître fou et l'obéissance au médecin. Position bien sûr très inconfortable. Mais en même temps, quelques gardiens cruels, imbéciles et alcooliques continuent de maltraiter les aliénés à l'envi, et Esquirol en témoigne dans son mémoire au ministre de l'Intérieur de septembre 1818, intitulé Des établissements consacrés aux aliénés en France et des moyens de les améliorer et, en 1835, dans son Mémoire historique et statistique sur la maison royale de Charenton. Outre le fait que les bâtiments et la nourriture des quelques maisons pour aliénés dont disposent la France soient particulièrement déplorables, Esquirol note que " les aliénés ne sont pas servis, ou le sont trés mal. Ils n'ont de serviteurs presque nulle part; lorsqu'ils en ont, leur nombre est insuffisant; ils sont livrés à des geôliers, à des guichetiers durs, barbares et ignorants. Cet abandon est d'autant plus déplorable que ces infortunés n'ont pas l'intelligence nécessaire pour réclamer les soins que l'humanité accorde partout à l'homme malade. Sont-ils soignés? quels soins, grand Dieu! Que peut-on exiger d'un geôlier, d'un concierge qui a trente, cinquante, soixante individus à diriger? Quel sentiment de bienveillance peut-on espérer d'hommes grossiers, qui ne voient dans un aliéné qu'un être malfaisant, dangereux et nuisible? Ils ne connaissent pour les conduire, pour les contenir, pour les ramener au calme, que les injures, les menaces, la terreur, les coups et les chaînes."

          Ici ou là, les médecins progressent, ils aménagent le soin. C'est ainsi, nous dit Jacques Hochmann dans son petit livre de la collection "Que sais-je?" L'histoire de la psychiatrie, que François Leuret,  un élève d’Esquirol, théorise un traitement moral individuel. Pour lui, la folie essentielle est une erreur de raisonnement, il veut contrarier une passion par une passion opposée. Les aliénés sont des hommes qui se trompent. Il faut leur opposer des objections en se servant de l’influence réciproque des sentiments, les uns servant à chasser les autres. Leuret, nous dit-il encore," c’est, jusqu’à la caricature, l’apogée du traitement moral fondé sur la reconnaissance du sujet, mais d’un sujet qui se trompe et qu’il faut au nom de la raison triomphante, plus qu’au nom des droits de l’homme, convaincre de son erreur, sans hésiter à le manipuler." Il utilisera ainsi des moyens répressifs, ou la menace de moyens répressifs, telle la douche froide,  pas dans un but simplement répressif, mais, comme il le dit lui-même, pour "attacher une idée pénible aux actions désordonnées". Traitement moral individuel dont Jacques Hochmann nous dit qu'"il annonce, par bien des côtés, nos actuels traitements cognitivo-comportementalistes." Cette pratique chez un clinicien avéré est, somme toute, en la replaçant dans le contexte de la psychiatrie de l'époque et des conceptions de la folie et de leur traitement du moment, plutôt cohérente. Mais qu’en est-il du  regard des gardiens décrits plutôt comme frustes, brutaux, sur ce type de traitement ? Ils peuvent interpréter ces pratiques comme une manière ordinaire de traiter les aliénés, en retenant uniquement leur aspect répressif. On sait combien les punitions, les brimades et les mauvais traitements ont été utilisées dans les asiles. Je ne crois pas que ces gardiens bénéficiaient alors d’un espace de réflexion pour théoriser leur pratique et découvrir le sens de leurs propres comportements, pas plus qu'ils ne bénéficiaient de formations, initiales ou continues.

         

          La seconde partie  du XIXe siècle est la période des « maladies mentales ». Les médecins aliénistes, installés à demeure dans leurs tout nouveaux asiles d'aliénés départementaux, ont tout le loisir d'observer les aliénés, de décrire leurs symptômes et de participer aux progrès et à l'essor scientifique de l'ensemble de la médecine à laquelle ils appartiennent. Certains prennent déjà appui sur le modèle anatomo-clinique et peuvent dire, comme Griesinger," la médecine mentale doit de plus en plus sortir du cercle étroit auquel elle était astreinte autrefois; il est temps de la cultiver comme une branche de la pathologie du cerveau et du système nerveux en général et lui appliquer les méthodes sérieuses de diagnostic usitées maintenant dans toutes les branches de la médecine ". On sort petit à petit de la notion de monomanie, on entre dans l’identification différentielle de maladies diverses, on crée une sémiologie active et on met au point une ou plusieurs classifications des maladies mentales. Toutes sortes d’hypothèses, de questionnements, de théories prennent naissance pendant cette période: l’hérédité, la dégénérescence, etc. Tous ces changements conceptuels amélioraient certes la clinique des médecins, les ramenaient dans le giron des sciences médicales, en faisaient des spécialistes, mais dans un environnement institutionnel, les asiles d'aliénés, non conçus à cet effet, et dans un environnement culturel où la représentation des maladies mentales restait celle de la folie une et indivisible, celle de l'aliénation mentale. Et la pratiques des servants, serviteurs, gardiens, geôliers,concierges, domestiques, guichetiers, infirmiers, gardes-malades, à de rares exceptions près comme celles dont nous a parlé Isabelle, restait la même: garder, mater et servir. Et cela jusqu'au début du XX° siècle.

 

          Avec le début du XXe siècle, vient la période des grandes structures psychopathologiques. L’influence et les développements de la psychanalyse, l’inspiration de la phénoménologie,  l’apport de la linguistique, de l’anthropologie sociale, de la neurologie, amènent la psychiatrie à prendre ses distances avec le modèle des maladies mentales. Le champ de la psychiatrie,  nous dit  Lanteri-Laura, se constitue par l’opposition des structures névrotiques aux structures psychotiques, les premières confinant à l’existence du sujet normal, et les secondes reprenant en partie à leur compte ce qu’on entendait par folie, mais qu’on n’osait plus guère appeler ainsi. Quant à la pathologie démentielle et aux divers états d’arriération, nous devons bien reconnaître qu’ils ne trouvaient dans ce nouveau repérage que des places assez malaisées à situer avec rigueur.

          C’est à cette période, au début des années 20, qu’apparaissent les premiers traitements de choc. Dans le cadre de la division du travail, les médecins commencent à abandonner quelques tâches aux infirmiers. Des formations théorico–pratiques s’organisent ici ou là dans un hôpital, un service. On apprend aux gardiens, futurs infirmiers psychiatriques en 1937 dans la foulée du Front populaire, des notions d’anatomie, de pathologies liées aux thérapeutiques de choc ( cure de Sakel ou insulinothérapie, électrochoc, malariathérapie, abcés de fixation, etc.). Ces pratiques marginales dans l’organisation du travail viennent s’ajouter aux tâches principales: le gardiennage, l'entretien des locaux, la  gestion de la vie quotidienne (toilettes, habillage, repas, etc.). Il n'en demeure pas moins que ces pratiques, qui deviennent de moins en moins marginales, inaugurent non seulement l'avénement du rôle thérapeutique des infirmiers mais encore de leur rôle psychothérapique: c'est en étant présents au réveil des comas thérapeutiques, attentifs à ce que ressentaient et disaient à ce moment-là les patients, que ces rôles apparaissent vraiment et sont reconnus peu à peu par les psychiatres.

 

          Vient la seconde guerre mondiale: 45.000 malades mentaux meurent de faim en France (plus de la moitié des patients hospitalisés), non par volonté politique d'exterminer les malades mentaux comme en Allemagne nazie, mais par manque d'intérêt, mauvaise gestion, abandon des patients voire détournement de la nourriture des patients par les employés des hôpitaux psychiatriques (médecins, administratifs, infirmiers), étant sous-entendu que la vie des professionnels valaient plus et  mieux que celles des malades. Mais des médecins, des administratifs, des infirmiers résistent: on ne mourra pas ainsi dans tous les hôpitaux psychiatriques. Ceux qui résistent dans leurs hôpitaux résistent souvent ailleurs, et vous connaissez la suite après la Libération: l’expérience des camps a fait réfléchir les soignants qui l’ont subie, sur les conditions qu’ils ont vécues, la concentration, la promiscuité, la perte de l'identité, de l'élan vital, de la liberté,  les mauvais traitements, les punitions, les humiliations. Ils font vite le parallèle avec la vie des malades mentaux à l’hôpital psychiatrique. Des sociologues, comme Goffmann, dont vous connaissez le livre Asiles, font le constat des similitudes entre les effets de détérioration psychique de divers milieux concentrationnaires: le lager, l'asile, la prison. Un de ces hôpitaux où l'on ne meurt pas de faim, car on ne pense pas que les professionnels valent mieux, humainement parlant, que les malades, Saint-Alban en Lozère, deviendra le phare d'une nouvelle manière d'appréhender, de considérer et de soigner les malades mentaux, sous l'impulsion d'un psychiatre catalan républicain s'étant réfugié en France aprés l'avénement du franquisme en Espagne, François Tosquelles. D'autres psychiatres viendront le rejoindre, Jean Oury, Lucien Bonnafé, Roger Gentis, Frantz Fanon et quelques autres. Ce mouvement prendra le nom de Psychothérapie institutionnelle, et aura pour ambition de lutter autant contre l'aliénation sociale que contre l'aliénation mentale, en même temps que de soigner l'hôpital psychiatrique et de le débarrasser de ses mauvaises habitudes séculaires.  Au niveau national, ils uniront leurs efforts à ceux des psychiatres qui, dans d'autres contextes que Saint-Alban, avaient lutté et  contre le nazisme et pour une autre psychiatrie: Henri Ey, Louis Le Guillant, Georges Daumézon, Robert Mignot, Follin, et quelques autres là-aussi. Ils se rencontrent au groupe de Sévres dont vous a parlé Isabelle, groupe éphémère qui explosera lors de sa dernière scéance sur un point de désaccord majeur (les infirmiers psychiatriques peuvent-ils être psychothérapeutes?),  mais dont les travaux aboutiront en 1960 à la première circulaire instituant la politique dite psychiatrie de secteur, qui est aujourd'hui encore la polique de la psychiatrie publique française. François Tosquelles, lors de cette dernière réunion du groupe de Sèvres,s'étonnera avec véhémence que des psychiatres puissent tenter de décider du rôle des infirmiers en leur absence.

 

          La psychiatrie de secteur est donc née. Les infirmiers psychiatriques ont leur formation diplômante depuis 1958. Les premiers psychotropes (neuroleptiques, thymoanaleptiques et anxiolytiques) sont nés. La psychothérapie institutionnelle est le modèle à suivre, suivi içi ou là. Est-ce que cela change fondamentalement les pratiques ? Et particulièrement les pratiques infirmères? Hélas pas immédiatement et pas partout. On retrouve les mêmes représentations de la folie qu’à la fin du XIXe siècle, les mêmes pratiques d’isolement, de punition, d’humiliation qu’au XIXe siècle, avec une touche de modernité dans l’exécution. Autrefois on utilisait de manière punitive et répressive ce qui avait été conçu comme un soin: la douche froide, le bain de surprise, le gilet de force, la machine rotatoire. Dans les années soixante, on utilise quelquefois les nouvelles thérapeutiques dans un but identique de punition et de répression: l'exemple le plus horrible est l'utilisation perverse de la sysmothérapie, sous forme de ce qu'on appelait pudiquement électrochoc coxo-pubien, et plus ouvertement torpillage. Et je crains qu'aujourd'hui encore les objectifs de la mise en pyjama, en chambre d'isolement ou sous attaches ressortissent quelquefois à ces buts punitifs ou répressifs. Le doublement ou le triplement des doses de gouttes de neuroleptiques, sans prescription bien sûr, fut une pratique certes illégale et dangereuse, mais courante dans certains services. J'en passe et des pires. Pourtant, lorsqu'elle est correctement mise en oeuvre, la toute nouvelle politique de secteur entraîne une forme de pratique des infirmiers et des médecins complétement différente de ce qu'ils faisaient avant. Ils sortent de leurs hôpitaux, sont soumis au regard direct des familles et des autres professionnels de santé ou travailleurs sociaux, dans l’approche des malades et la dispensation des soins.  Ils découvrent que des pans entiers de leur traditionnelle activité intra-hospitalière  sont réalisés à l'extérieur par de vrais professionnels ( éducateurs, médecins généralistes, chauffeurs de taxi, femmes de ménage, animateurs de centres de loisirs, moniteurs de sport, etc.) avec lesquels ils peuvent collaborer avec profit. Cette sortie dans la cité permet d'échapper un peu aux modéles et aux manières de faire hérités du passé, transmis de générations en générations, d'infirmiers en infirmiers, de psychiatres en psychiatres, de surveillants en surveillants. Les représentations du malade changent peu à peu: il devient un patient, un sujet, un citoyen -il n'avait jamais cessé de l'être, mais on l'avait oublié, et lui avec nous- et il devient même enfin, comme nous, une personne. Ils vont sentir la nécessité et l’exigence de se former au niveau théorique et pratique. Dans le même temps, les infirmiers, de par leur implication plus grande dans le soin, leur participation plus importante dans l’organisation même de ces soins, leurs connaissances théoriques plus importantes elles aussi, sont eux aussi considérés comme des sujets, comme des professionnels responsables, et peuvent participer à des innovations dans les soins, autant pendant l’hospitalisation que dans les structures dites intermédiaires à l’hospitalisation ( hôpitaux de jour, appartements thérapeutiques, CATTP, etc.), qu’en ambulatoire. Mais pour ceux qui travaillent en intra-hospitalier, les changements sont moins sensibles: on cumule toujours la fonction de gardien, de gens de maison et d'infirmier. Les murs de l'asile maintiennent les traditions ancestrales. Et on enseigne encore, aux psychiatres comme aux infirmiers de secteur psychiatrique, la psychiatrie en mélangeant les concepts du temps de l'aliénation mentale, ceux du temps des maladies mentales, ceux du temps des structures psychopathologiques, les concepts psychanalytiques, systémiques, phénoménologiques voire anti-psychiatriques dans un joyeux désordre dans lequel  il n'est pas toujours aisé de se retrouver.

 

          Arrive enfin l'ère actuelle, celle des troubles mentaux, qui a pris naissance dans le début des années 80, et que je me contenterai de caractériser au niveau administratif par l'impératif de maîtrise des dépenses de santé partagé par tous les pays industrialisés et dont on sait ce qu'il coûte à la psychiatrie publique, avec leurs corollaires (évaluation des pratiques professionnelles, procédures, protocoles, démarche-qualité, accréditation, certification); au niveau psychiatrique par le rouleau compresseur des théories américaines comportementalo-cognitivistes et des thérapies ou des rééducations qui en découlent, par le rejet de la psychanalyse, par le tout organique et le tout médicamenteux, par l'ignorance voire le déni de l'histoire de la psychiatrie française et des apports de cette dernière à la psychiatrie mondiale, par la suprématie de la nouvelle classification des maladies mentales, rebaptisées troubles mentaux, le DSM, suprématie telle que la CIM, la classification internationale des maladies de l'OMS, n'en est plus qu'un copié-collé; et au niveau infirmier, du fait même de l'instauration du diplôme unique, l'envahissement, lui aussi nord-américain, de concepts qui n'ont plus grand chose à voir avec ceux de la psychothérapie institutionnelle ou avec les pratiques de la psychiatrie de secteur et qui lui sont même souvent radicalement opposés, ceux d'une infirmière ayant fait ses classes dans l'armée américaine, Virginia Henderson (besoins fondamentaux, plan de soin, diagnostics infirmiers, etc.).

 

          Nous sommes donc passés, en bientôt deux siècles, de la folie aux troubles mentaux, en passant par l'aliénation mentale, les maladies mentales, les structures psychopathologiques; de l'hospice ou du dépôt de mendicité au centre hospitalier, en passant par l'asile d'aliénés, l'hôpital psychiatrique, le centre psychothérapeutique et le centre hospitalier spécialisé; de la bonne soeur et du gardien à l'infirmier diplômé d'état, en passant par le serviteur, l'infirmier psychiatrique et l'infirmier de secteur psychiatrique; de théories organiques anciennes (hérédité, dégénerescence) à de nouvelles théories organiques (neurobiologiques, génétiques, immunologiques, voire virales) en passant par la psychanalyse, le modèle bio-psycho-social, le comportementalisme, le cognitivisme; de pratiques thérapeutiques séculaires (traitement moral, balnéothérapie, contension) aux thérapeutiques comportementalo-cognitivistes, en passant  par les traitements de choc, la lobotomie, les thérapies psychanalytiques, la chimiothérapie, les thérapies systémiques et familiales, sans oublier l'hypnose et la relaxation.

          Nous avons vu que ces changements de conceptions, de théories, de pratiques ou de modes, se cumulent le plus souvent, de manière quelquefois paradoxale ou anachronique, mais ne se succèdent pas toujours. Le meilleur exemple en est le fait que les thérapies les plus modernes peuvent se dispenser aujourd'hui dans les structures architecturales les plus anciennes, créées pour le gardiennage, datant des balbutiements de la médecine: les asiles d'aliénés du début du XIX° siècle. Ce cumul ne se fait pas sans chocs, sans bagarres, sans luttes, particulièrement entre les psychiatres ou les psychologues d'écoles opposés, entre les équipes de psychiatrie et les équipes de direction qui ont quelquefois des objectifs incompatibles, entre les établissements de santé et les gouvernements qui peuvent avoir des différents en matière de politique psychiatrique; chocs, bagarres, luttes qui rejaillissent sur les infirmiers qui ont quelquefois bien de la peine à trouver leur voie dans ces champs de bataille, quand ils ne participent pas eux-mêmes à la bataille, et qui rejaillissent obligatoirement sur les patients qui ne savent où donner de la tête, mais qui commencent depuis quelques années, à la suite de leurs familles, à donner de la voix à travers leurs associations, pour nous dire qu'ils sont les premiers concernés par la qualité ou l'absence de qualité des soins que nous leur prodiguons, et qu'ils ont évidemment leur mot à dire en la matière.

          Evolution? Régression? Progrés? Recul? Stagnation? Les historiens de demain le diront sûrement un jour à ceux qui s'intéresseront encore à l'histoire de la psychiatrie.

 

         

 

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