Avant le DSM, la psychiatrie.
La classification des maladies n'est pas nouvelle. Dans sa forme actuelle, elle remonte au dix-huitième siècle en France. C'est également l'époque du développement de la médecine moderne avec l'anatomie pathologique de Bichat et ses disciples. Les débats philosophiques et médicaux se prolongent au début du dix-neuvième siècle avec, par exemple, les critiques de Bouillaud et Laënnec :
« S'il est un axiome en médecine, c'est bien cette proposition, qu'il n'existe point de maladie sans siège. Si l'on admettait l'opinion contraire, il faudrait admettre aussi qu'il existe des fonctions sans organes, ce qui est une palpable absurdité. La détermination du siège des maladies ou leur localisation est une des plus belles conquêtes de la médecine moderne. [ Bouillaud - Philosophie médicale] (...) Laënnec admet la division des maladies en deux grandes classes : celles qui sont accompagnées d'une lésion évidente dans un ou plusieurs organes : ce sont celles que l'on désigne depuis plusieurs années sous le nom de maladies organiques ; celles qui ne laissent dans aucune partie du corps une altération constante et à laquelle on puisse apporter leur origine : ce sont celles que l'on appelle communément maladies nerveuses. [ Laënnec - article Anatomie pathologique in Dictionnaire des Sciences médicales 1812] [1] »
La psychiatrie suivra ce mouvement double : être une branche de la médecine et mettre en évidence une taxinomie des affections mentales avec une recherche d'exhaustivité. Georges Lantéri-Laura disait d'ailleurs :
« Le savoir psychiatrique s'est constitué là où la médecine a estimé avoir quelque chose à dire de ce que la culture à laquelle elle appartient entend par folie.[2] »
Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l'âge classique met en lumière le parallèle de cette classification nosographique et l'ordre des botanistes.
« Il faut réduire disait déjà Sydenham, toutes les maladies à des espèces précises avec le même soin et la même exactitude que les botanistes ont fait dans le Traité sur les plantes ( Sydenham Médecine pratique ). (...) Avec Boissier de Sauvages, le thème prend toute sa signification ; l'ordre des botanistes devient organisateur du monde pathologique en son entier, et les maladies se répartissent selon un ordre et dans un espace qui sont ceux de la raison elle-même. Le projet d'un jardin des espèces - aussi bien pathologique que botanique - appartient à la sagesse de la prévoyance divine. Boissier de Sauvages : Les nouvelles classes des maladies datent de 1731 ou 1733. [3] »
Ceci est en droite continuité du travail du botaniste Carl von Linné et de sa classification célèbre.
L'élément positif de cette nouvelle organisation est la mise en avant du nouvel espace sociologique
de la rencontre du médecin et du malade. C'est cette zone qui doit rester l'élément central pour l'élaboration d'un diagnostic lié à des troubles mentaux, espace élargi aux autres acteurs de soins et les infirmiers en particulier. Henri EY disait que le diagnostic naît dans l'espace anthropologique qui s'organise dans la réciprocité relationnelle entre le médecin et le malade [4]. Cet espace anthropologique est l'interstice où peut se glisser le sujet ontologique qui donne alors épaisseur et consistance à ses symptômes, le sujet étant existentiel.
Dans les exemples de nosographie psychiatrique dans sa forme moderne,
nous trouvons la classification française de 1864 :
1)
2)
3)
4) le Délire alcoolique [ Magnus HUSS 1852 ].[5]
Ce découpage reste très rudimentaire mais il permet d'indiquer le cours historique des découvertes des maladies comme entité autonome. Le découpage entre les affections organiques ou fonctionnelles est peu précis.
Durant cette même période, la psychiatrie allemande prend également une place prépondérante, surtout avec l'éminent psychiatre Emile Kraepelin qui dans une vision globale écrit son Traité de psychiatrie. Voici cette classification allemande de 1915 [6] :
1) Folie des atteintes cérébrales traumatiques
2) Folie des atteintes cérébrales par maladies
3) Folies toxiques
4) Folies infectieuses
5) Affaiblissements psychiques d'origine syphilitique
6) Démence paralytique [ Paralysie Générale PG ]
7) Folies séniles et préséniles
8) Folies d'origine thyroïdienne
9) Démences endogènes [ groupe de la démence précoce - schizophrénie E. Bleuler 1911 ;
folie discordante de P. Chaslin 1912 ]
10) Epilepsie
11) Folie maniaque-dépressive
12) Maladies psychogènes
13) Hystérie
14) Paranoïa
15) Etats pathologiques constitutionnels
16) Personnalités psychopathiques
17) Arrêt du développement psychique ( groupe des oligophrénies )
Dans la même veine bibliographique des manuels de psychiatrie, voici l'exemple du Manuel de psychiatrie de Aaron J. Rosanoff aux USA avec la participation éditoriale de Joseph Rogues de Fursac, psychiatre à Paris et collaborateur d'Eugène Minkowski :
1917
aux USA
extraits [7]
1) Psychoses traumatiques
2) Psychoses séniles : - presbyophrénie
- atteintes pré-séniles
3) Psychoses avec artérioscléroses cérébrales
4) Paralysie Générale PG : - tabès ( General Paralysis on the insane )
5) Psychoses avec syphilis cérébrale
6) Psychoses avec chorée d'Huntington
7) Psychoses avec tumeur cérébrale
8) Psychoses avec atteintes cérébrales ou nerveuses
9) Psychoses alcooliques : - delirium tremens
- psychose de Korsakov
10) Psychoses exotoxiques liées à l'usage de drogues et autres toxines exogènes
11) Psychoses par des troubles métaboliques : pellagre
12) Psychoses avec atteintes somatiques : maladies infectieuses et délire
13) Psychoses maniaco-dépressives
14) Mélancolie d'involution ( involution melancholia )
15) Démence précoce : - paranoïde
- catatonique
- hébéphrénique
- simple
16) Paranoïa
17) Psychoses épileptiques
18) Psychonévroses et névroses
19) Psychoses avec Constitutional psychopatic inferiority
20) Psychoses avec déficience mentale : - débilité
21) Psychoses d'origine indéterminée (Undiagnosed psychoses)
22) Autres non psychiatrique (Not insane) : - épilepsie sans psychose
- alcoolisme sans psychose
- conduites addictives sans psychose au moment de l'examen
Cette classification est à comparer à celle de l'American Psychiatric Association de 1934 qui est globalement la même mais regroupée en 17 classes - les prémices du DSM de 1952 - :
- apparition des psychoses de l'encéphalite épidémique et
- regroupement des psychoses des maladies infectieuses, des psychoses séniles et d'involution et des psychoses par affections cérébrales [8]. Ces comparaisons sont également un sujet d'inquiétude pour la psychiatrie mondiale à la recherche d'une classification internationale qui permettrait une plus grande collaboration entre les pays. Dès 1950, il émerge des demandes de constitution et réflexions sur les problèmes internationaux de taxinomie psychiatrique ( F. Morel et Mayer-Gross ) lors des Congrès Mondiaux de psychiatrie [9]. 1950 c'est également le début de l'histoire contemporaine de la psychiatrie avec l'avènement du modèle biologique et des neuroleptiques anciens, nouveaux, atypiques, antipsychotiques et caetera.
Par une visée plus synthétique et érudite, Georges Lantéri-Laura met en évidence trois grands courants dans l'histoire de la psychiatrie et de ses nosographies regroupés en trois paradigmes :
- l'Aliénation, maladie unique avec Pinel qui médicalise la notion sociale de folie et son traitement moral [1793];
- les Maladies mentales avec Falret, Magnan et Kraepelin qui contestent l'unité de l'aliénation comme définie par Pinel et qui récusent également, avec Moreau de Tours, la notion de Monomanie d'Esquirol [1851];
- les Structures psychopathologiques avec Bleuler [1926], Minkowski et Ey avec son Organo-dynamisme comme point de synthèse structurale de l'unité de l'Homme confronté au champ du pathologique.
Lantéri-Laura fixe la fin de ce troisième paradigme au décès d'Henri Ey en 1977 . Un temps nouveau se met en place comblant le vide laissé depuis cette date. Cette période contemporaine est trop proche pour que nous puissions y voir clair. Sans que ce temps suspendu soit sujet d'anxiété, la praxis thérapeutique reste en marche.
Les soins infirmiers sont-ils toujours corrélés au modèle médical ? comme aliénés au savoir médical dans l'acception littéraire du mot aliénation. En santé mentale, le débat est un peu différent puisque la définition même des affections psychiatriques est en lien avec une définition sociologique. Le corps professionnel des infirmiers a toujours eu son mot à dire, ceci commence avec le début de la psychiatrie avec l'exemple emblématique de Jean-Baptiste Pussin à Bicêtre au temps de Pinel aux premières heures de la révolution française. Aussi parce que la place des soignants est primordiale à cette époque privilégiant le traitement moral de l'aliénation comme défini en son temps par Leuret. Au second paradigme, avec une place devenue très forte du modèle anatomopathologique, les soins infirmiers sont moins au devant de la scène. Avec le développement du modèle des structures psychopathologiques, il se pose alors la question : comment soigner la structure psychique ? les soins infirmiers n'échappent pas non plus à cette question, d'autant plus que le structuralisme a pu devenir hégémonique dans toutes les sciences humaines.
Alors aujourd'hui, quelle sera la participation des soins infirmiers dans l'élaboration de ce quatrième paradigme en vigueur en psychiatrie ?
[1] Michel FOUCAULT Naissance de la clinique 1963 Ed. PUF p. 142 et p. 179
[2] Georges LANTERI-LAURA Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne 1998 Ed. du Temps p. 11
[3] Michel FOUCAULT Histoire de la folie à l'âge classique. 1972 Ed. Gallimard p. 206-207
[4] Patrice BELZEAUX Les cahiers Henri EY n°1 2000 p. 10
[5] Robert M. PALEM Les cahiers Henri EY n°1 2000 Perpignan p. 74
[6] Emile KRAEPELIN Traité de psychiatrie 8e édition in Préface de J. Postel et D.F. Allen
La folie maniaque-dépressive 1913 Ed. J. Millon 1993
[7] Classification des maladies mentales adoptée par The American Medico-psychological Association in Manual of psychiatrie Aaron J. ROSANOFF collaborateur J. ROGUES de FURSAC Paris Ed. John Wiley New-York 1920 684 pages
[8] Henri EY Les cahiers Henri EY n°1 2000 p. 99
[9] Henri EY Les cahiers Henri EY n°1 2000 p. 98