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Pour comprendre le "de secteur"

Lucien Bonnafé

Pour bien comprendre ce que signifie « psychiatrie de secteur », il convient de le considérer comme ensemble de réalisations pratiques dans l’application du mouvement de désaliénisme.

Le sens de cette orientation de recherche et d’action a été clarifié le plus clairement dans notre parole, avec Le Guillant et Mignot, au congrès de 64 sur la « Chronicité », qui suivait ma «communication sur le sujet du rapport d’assistance» d’Henri Duchène, en 1959, sur « La psychiatrie extra-hospitalière ». Avec cette «Définition de la chronicité », je contestais le jargon asilaire sur «les chroniques» et concluais que les «maladies qui parcourent lentement leurs périodes », «exigeaient un effort soutenu ».

En 64, nous avons énoncé, comme vision de psychanalyse de la connaissance, que la folie «témoignera toujours devant celui qui la soigne, quel que soit le degré de constance du trouble qu’elle manifeste, d’une évolution plus ou moins suraliénée ou plus ou moins désaliénée ».

Cette déclaration, contre la pression des idées reçues, exprimait clairement le courant de pensée qui nous animait fortement, activé avec la Libération:

Il nous avait fait déclarer aux «journées psychiatriques nationales» de 1945, très animées par la part de responsabilité des établissements de gestion du rejet de la folie dans l’hécatombe, sous le pouvoir de la «Collaboration» : L’histoire avait fait de nous les gérants des lieux d’exclusion, instruments de suraliénation ; il fallait désormais «faire le contraire », en privilégiant dans notre action le travail hors les murs,avec personnes et institutions, dans un ensemble démographique, qui fut nommé un «secteur» de population. Et il fut écrit dans les «conclusions» : «Le titre de Médecin des Hôpitaux Psychiatriques doit disparaître. Il doit être créé un cadre national de Médecins-chefs des services psychiatriques publics ».

Les effets de suraliénation pouvaient être révélés dans l’analyse de ce qu’on a nommé «renfermeries-garderies », avec les «interrogatoires» au début et les « rapports» dans les séjours, structurant la «prise en charge» des voués au «placement», sous le régime des usages et avec des cautions de savoirs institués.

Il est peu aisé de comprendre le mouvement de désaliénation si on ignore trop l’inhumanité suraliénante de l’héritage. Il fonctionnait avec une énorme généralisation de l’effet bureaucratique contraignant à certifier « dangereux pour l’ordre public et la sûreté des personnes» pour justifier l’hospitalisation, donc sous le régime dit «d’office ». Quand il s’agissait d’une femme mariée, elle était privée de son nom usuel et immatriculée sous son nom d’état-civil, dit hors les murs « de jeune fille ».
Le niveau de gardiennage par faiseurs de «rapports» se traduisait par exemple avec le fait qu’il était de règle de sanctionner les personnels de service au moment ou s’était produit une tentative de suicide, ce qui, du point de vue de la thérapeutique des idées de suicide, était loin d’être scientifiquement correct; comme les «visites» de «population traitée» alignée dans les «quartiers» en rang de préposés à se lever au passage du médecin-chef, ou le fait que «les chroniques» étaient relégués dans les bas fonds de la renfermerie, et le tout à l’avenant.

L’application d’un esprit scientifique foncièrement différent de celui sous la couverture duquel s’exerçait cet ensemble d’aberrations, dans les institutions officiellement vouées aux soins des troubles de la relation entre le sujet et son monde, est étroitement articulé ~avec la profondeur des sentiments d’horreur dans le vécu de l’hécatombe. On pouvait évaluer à un bilan d’ environ 40 000 les excédents sur les chiffres ordinaires de mortalité. Cet ensemble de science et conscience est fondateur de 1’ l’esprit novateur du mouvement qu’il est correct de nommer «désaliéniste ». Le climat de restauration des droits de l’homme et du citoyen dans lequel on vivait la Libération fait percevoir quelle put être l’ardeur à demander, pour tous les citoyens, surtout les menacés d’exclusion, les mieux accessibles de tous les moyens d’aide auxquels ils ont droit, d’autant plus « droit» qu’ils sont plus en difficulté, dans leur relation au monde.

La principale malfaisance du système suraliénant apparaissait avec sa fonction fabricatrice des mentalités, les conditionnant à l’inhumain, dans le gâchis des potentiels de relations humaines bienfaisantes qu’une psychanalyse de la connaissance ne montrait pas absents, mais ensommeillés et éveillables. La mise en oeuvre d’autres moyens de réagir à éclosion et évolution de la folie, ouvrant à une connaissance très différente de celle qui avait infiltré l’héritage, fut notamment illustrée par Paul BALVET, auteur de la première dénonciation ouverte de cet héritage, scientifiquement et humainement, au Congrès de Montpellier en 1942, et, en 1 946,de: «Dans le psychiatre, la folie se connaît, se dénoue et se résorbe »; et par Jacques LACAN en 1947: « La folie change de nature avec la connaissance qu ‘en prend le psychiatre ».

Le moment historique était déterminant de changer les modèles mentaux, et la puissance des forces tendant à leur stagnation ne paraissait pas invincible. Dans l’évolution des cultures, se fécondait l’orientation de travailler dans la profondeur des problématiques relationnelles, dans les moments féconds et les cours évolutifs, sans exclure le long terme, en fonction des facteurs de situation et évolution, dans lesquels la folie se constitue et évolue. Cette mutation est profondément enracinée dans le moment et mouvement surréaliste qui imprégna les fondateurs. Hors des aspects anecdotiques conventionnels, il est méconnu mais il reste que le sens profond de la position surréaliste dans l’histoire de la pensée est l’ampleur de sa résistance aux inhumanités dans les rapports entre les hommes, avec résistance à tout ce qui tend à dresser entre sujets humains une rupture quelconque.

On se référait beaucoup au texte d’Eluard: «Que l’homme délivré de son passé absurde / dresse devant son frère un visage semblable / et donne à la raison des ailes vagabondes », et le; «C’est le temps de la raison ardente» d’Apollinaire disait le rapport avec la problématique de la connaissance.

Ainsi, au delà de l’orientation vers la culture psychanalytique, comme approfondissement de la connaissance des rapports les plus secrets entre êtres humains, ce cheminement de la pensée s’inscrit bien plus qu’on n’accepte de le reconnaître dans le registre de psychanalyse de la connaissance.

La pensée, illustrée d’abord par Gaston Bachelard, sur la valeur méthodologique de l’analyse des variations de l’observé par les conditions de l’observation avec la force du: «ça dépend» opposable à toute vérité affirmée, fut forte mise en cause du scientisme étroit établi. L’absurdité des savoirs justifiant que le fou doit être «placé» jusqu’à ce qu’il soit «guéri» pour «sortir» exigeait l’accès à un «nouvel esprit scientifique» pour la recherche sur: comment voir et traiter la folie autrement. Il fallait denoncer et supprimer, dans le cadre de vie et les champs relationnels, les facteurs suraliénants, et consacrer son activité à la recherche des effets désaliénants. Dans celle-ci, il importait fondamentalement de cultiver science et art de l’écoute et de l’écho.

Dans cette perspective, le principe de désenclavement du travail de santé mentale comportait, conjointement avec les innovations hors hospitalisation, le changement des institutions issues du rejet en changeant les modes relationnels de gardiennage qui étaient produits de ces renfermeries. Cette conjonction des innovations dans 1’ «extra» et 1’ « intra» hospitaliers se manifeste dans l’épisode à considérer le plus fécond pour qui cherche à comprendre la « psychiatrie de secteur» : Les échanges à cette enseigne, entre praticiens des expériences novatrices, au nombre de 12, furent organisés avec les Cemèa, Centres d’Entraînement Aux Méthodes d’Education Active, conjointement avec les échanges sur « La participation infirmière à la psychothérapie », en 1958.

Il s’ensuivit le rapport Duchêne au Congrès de Tours en 59, avec la note qui en résulta «Pour un service territorial unifié de protection de la santé mentale» , d’où résulta la circulaire ministérielle de Mars 60.

Il est intéressant, avec les études sur les antécédents et le mouvement novateur, de s’appliquer, conformément aux principes de psychanalyse de la connaissance, àcomprendre les facteurs de stagnation, en fonction desquels la généralisation de la «psychiatrie de secteur» dut attendre la grande vague de remue-ménage des consciences lancée avec les événements de 1968 pour opérer.

Un détail très significatif est que le représentant des Directeurs Administratifs des institutions hospitalières se déclara contre la psychiatrie de secteur, se désolidarisant des 9 auteurs de la note de 59 dite «note des 10 ». Ce n’était pas fait pour favoriser l’efficacité de la circulaire de mars 60.

Plus subtil, mais plus instructif, est la réflexion sur le cours des idées dans le mouvement novateur lui-même, avec l’exemple type des divergences sur la leçon freudienne. Le principe méthodologique, et d’efficacité, de faire prévaloir les effets de convergence sur ceux de divergence reste très fortement « oublié » ou « censure» en ce monde. Une soumission du monde psychanalytique à l’idéologie dominante, marquée par l’exploitation des divergences, a été facteur d’inefficacité.

Puisque, au fond, il s’agit d’un champ de réflexion où l’évolution de l’esprit scientifique est le facteur le plus opérant, le plus fécond, quant à tirer des leçons, reste la grande censure des recherches sur l’analyse des moyens de connaissance.

La puissance de la première analyse de Bachelard, dans «La formation de l’esprit scientifique» qui découvre, dans les aberrations scientistes, «dans sa profondeur, un désir de dominer les hommes », aide à comprendre comment les vécus hiérarchisants dominateurs, donc diviseurs, s ont obstacles à l’innovation.

Pour bien comprendre la très surprenante lenteur des applications sectorielles, très significatif est la puissance du «diviser» qui marqua beaucoup plus fortement les imprégnations suintantes que les positions ouvertes sur un antagonisme entre « extra» et «intra» dans les aspirations novatrices. Et comme, par définition, l’innovation de nouveaux modes de connaissance de la folie faisait la désaliénation dans 1’ «intra », avec le principe de se servir autrement de l’hospitalisation, même problème que l’usage des moyens « extra », il ne pouvait s’agir que de cheminements par des voies diverses, àla recherche d’un au delà du mal-connu. Cette exigence de diversité elle-même était important facteur de dérangement, par rapport aux aspirations à modèle établi. Militer pour des structures qui soient exploratoires sans borne, par définition, donc objet de fécondes disputes, ouvre toujours le risque de dégénérer en chicanes.

Comprendre état et évolution des structures de santé mentale en «oubliant» la puissance, dans les profondeurs, des aspirations dominatrices, avec les puissances secrètes des « diviser pour régner », ne peut donner qu’une connaissance avortée. Le plus typique là est que l’expression d’une position «contre» la «psychiatrie de secteur» ne sait et peut jamais être que chicanière, faute de pouvoir énoncer quelles orientations de recherche il est question de proscrire et quelle histoire d’ «oublier ».

Dans les principes fondateurs d’un mouvement désaliénant, est exemplaire le «De tout ce que j’ai retenu des leçons freudiennes, la plus féconde est que rien n’est aussi chargé de sens que les conduites de censure ou d’oubli ». Les censures du dérangeant sont questions majeures dans la problématique de la connaissance. Et, dans celle de l’innovation, le fait que l’esprit scientifique est aux antipodes des certitudes assurées, et se définit avec un mouvement du savoir dont le principe est d’être mouvant par définition, ayant fonction de découverte, est meilleur guide pour bien comprendre de quoi il s’agît, grâce à une connaissance éclairante des passages aux oubliettes.


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