Cap Columbia
Michel, un patient également schizophrène, soigné comme d'autres à l'insulinothérapie, parlait souvent tout seul à mi-voix. On l'entendait, la plupart du temps de nuit, dans sa chambre égrener des mots. En psy, on appelle ça de la verbigération, mais qu'importe, le vocabulaire de cette discipline médicale, recouvert de verglas, ne doit pas être utilisé par les chauffards des sentiments, percutant ici un mur, là une épave, échouant ailleurs dans un fossé, ou tuant, chose si j'ose dire plus grave, un ou plusieurs promeneur solitaires.
Michel était un de ceux là, son père l'ayant entre autre affublé très tôt de fou, psycho, zozo ou schizo, le faisant marcher avec des coups de savates non pas au mais dans le cul, pour reprendre une des ses expressions favorites, l'avait simplement renversé avec sa voiture un jour de cuite souvent répété.
Il est comme mes couilles, disait-il, toujours entre mes jambes ! j'lai pas vu, ce soir là, le schizo !
Michel, insomniaque, passionné de géographie, compilait dans sa chambre, cartes, plans, photos, revues et magazines sur le sujet.
Trente trois, disait-il, ils étaient trente trois au départ, membres du cosmos. Un soir, ils décidèrent de créer une revue, c'était en…attends…en…1888, au début de l'année. Et au mois d'octobre, ils publièrent tu sais quoi… ? Non, tu sais pas, eh, ben tiens, ça.
Il sortait de dessous son oreiller, un des premiers bulletins du National Géographique dont il avait pris soin de faire plastifier la couverture de couleur terre cuite.
Les défis, l'arctique, l'antarctique, les britanniques, Swan, Wood, et qui, qui, de Peary ou de Cook a, le premier atteint le pôle Nord, qui ? Menteur ou pas le Cook? Alors ! Freudeur ou pas le Frederick Cook ?
Peary, lui, Robert Peary, en 91, il a trente cinq ans. Officier d'la Navy.
- T'es sur que ça se disait déjà la Navy en 91 comme tu dis ?
Pourquoi pas, c'était un spécialiste de l'arctique.
- Oui mais qu'est-ce que cela à voir avec la Navy, l'arctique ?
Attends, laisse-moi parler. Je reprends, Peary, pendant dix sept ans, va s'efforcer d'arriver le premier au pôle Nord, d'accord ! Bon.
A cinquante trois ans, tu m'entends, le quinze septembre 1908, il fait transporter tout son matériel au Nord de la Terre d'Ellesmere…
- C'est où ça ?
Au Canada, au nord du Canada…
- Et ça s'appelle la Terre d'Ellesmere… ?
Ben oui, Terre d'Ellesmere, départ le premier mars 1909 de Cap Columbia, et tout à côté, tu as le Groenland, arrivée le six avril 1909, un mois et quelques jours pour atteindre le Pôle Nord qu'il aurait mit. Il a même envoyé un télégramme au président des Etats-Unis pour mettre le Pôle Nord à sa disposition, lequel l'aurait remercié de cette offre si généreuse, sans savoir ce qu'il allait en faire.
- D'où tu tiens ça…
T'as qu'à lire ça…National Géographique Magazine…en anglais.
- Je sais pas lire l'engliche…dit l'infirmier psy en souriant.
Roooh…ben t'as qu'a prendre un dico…j'te l'traduis moi, l'article, si tu veux.
- Qu'est ce dit cet article, Michel, dis-moi.
Bon, d'abord, on est au pôle nord, je ne te dis pas ce que dit l'article, je vais dire ce que je vois.
Là, c'est Cap Columbia, en bas, d'où Peary parti, en mars mille neuf cent neuf, alors tu vois, il remonte tout doucement, ces flèches que tu vois là, celle-ci indique la direction du vent, wind driven, et drift of ice, ça veut dire direction de la glace. Ca, tu vois, c'est one degree of lattitude equals soixante nautical miles, un degré de lattitude est égal à soixante mile nautiques, un mile nautique égal mille huit cent cinquante trois mètres vingt cinq, donc soixante fois mille huit cent cinquante trois mètres vingt cinq égal ; cent onze kilomètres cent quatre vingt quinze, cent douze kilomètres quoi !
Un degré de latitude est égal à cent douze kilomètres, le Peary en a parcouru sept, donc sept fois cent douze… égal… sept cent quatre vingt quatre ! Huit cent kilomètres quoi, en gros, au minimum.
Moins trente, moins quarante, moins cinquante et l'zef, le fameux blizzard qui souffle glacé à cent dix, cent vingt à l'heure. Accroche-toi au pinceau Jeannot, je retire l'échelle !
T'as les ours… les loups, qui viennent rôder autour du camp, et la nuit pour t'lever dans l' Pôle Nord, ça doit pas être drôle, surtout si y a du vent.
En fait, Cook n'a jamais pu prouver qu'il avait atteint le Pôle Nord. Là, tu vois, c'est l'endroit où Peary a proposé de suivre le Columbia méridien, en fait il est quasiment à mi chemin du Pôle, encore quatre cent bornes quoi ! et là, t'as le camp Barlett.
- Le camp Barlett… ?! repris repris-je émerveillé, de voir autant de passion chez quelqu'un, pourquoi es-tu autant d'attaché à la conquête du pôle Nord ?
Ah…mais j'peux d'raconter au'te chose, mais tu sais jean pierre, c'est physique, quand je parle vite comme ça à quelqu'un qui m'écoute, je ressens moins les coups de mon père, ça me calme, alors je suis content.
Mon psychiatre m'a dit que je m'en fiolais avec toutes ces histoires…
- Qu'est-ce que cela signifie s'en fiolait…il te l'a dit ?
Se soûler, s'enivrer…mais il m'a dit qu'il y avait une seconde signification, plus familière, il a utilisée autant l'une que l'autre, ça veut dire aussi, que Dieu te bénisse !
- Jamais entendu cette expression !
Moi non plus.
Eh…y paraît qu'au cours d'une expédition dans le Pôle Nord en mille neuf cent quatre vingt quinze, je crois…attends…ouais…c'est quatre vingt quinze…enfin peut importe, c'est pas si loin qu'ça, Boyarsky, un russe, se lavait tous les matins avec de la neige, y a des photos, tiens, regarde ! tous les matins, moins quarante, moins quarante cinq, ça doit réveiller…tu crois pas ?
Mais tu vois, l'histoire la plus humaine, c'est celle de Shackleton, quel courage, il avait des crevasses aux pieds, il pense qu'ils ne tiendront que trois jours, s'ils mangent le peu de vivres qu'il leur reste, ils n'en auront plus pour le retour, le blizzard qui les pétrifie, des températures corporelles invisibles sur le thermomètre, le Pôle Sud à cent cinquante kilomètres, et il a dit demi tour, ça fait rien on ira pas. Une autre fois.
Et le Norge, tu connais ?
- Non.
Ah, tu ne connais pas ? Un dirigeable au pôle Nord en mille neuf cent vingt six ?
- Non, je ne connais pas, c'est quoi le Norge ?
Un ballon dirigeable, parti de Rome au mois d'avril mille neuf cent vint six ou vingt sept. Un mois après, il était au Pôle Nord. Ils l'on dégonflé au retour à cause des vents violents au dessus de l'Alaska.
L'Alaska, tu connais quand même ?
- L'Alaska oui, le Norge, non…j'y peux rien, je ne connais pas.
Et L'Explorer, tu connais ?
- Une sonde… ?
Non, un ballon, Explorer I, Albert Stevens…pas une sonde
Moi tu vois, ce qui m'intéresse, c'est des histoires comme celle de Christophe Colomb…
- Oui mais c'est connu, archi connu…
Je m'en fous, que les navigateurs cherchent leur route, qu'ils poussent leurs bateaux jusqu'au rivages même si c'est rude, gagner un continent, voilà ce qui me passionne, Jean Sébastien Cabot, les plus vieilles cités de Etats-Unis, Terre-Neuve, avec des caravelles jusqu'en Floride pour aller en Chine aux temps où les forêts étaient aussi vastes que les océans avant qu'ça les coupe à la tronçonneuse et que qu'ça les brûle.
Là, tu vois, du 56 ° degré de latitude, si tu essayes de remonter plus haut, la côte se dirige vers l'est, c'est-à-dire vers l'Europe, de la Floride jusqu'au Labrador, la terre écarte le navigateur qui veut se rendre au soleil couchant.
Un des mieux, c'est Hudson, un british comme tu dis, lui il y va pour du commerce sur la route de l'Ouest. Commerce de glaces oui ! Le Groenland, le Spitzberg, la Nouvelle Zélande, L'Arctique, tout ça me fait rêver. Hudson le britisch, t'as qu'à en parler à Nikanoria, lui l'amoureux des ice-bergs. 8O° de latitude ! tu connais la suite… ?
- Non…
Equipage révolté, Hudson zigouillé ! A la tienne ! Et Munck…
- Ecoute Michel, tu ne crois pas que tu devrais aller te coucher, il est presque minuit ?
Ah, mais je n'ai pas sommeil et c'est de la bonne insomnie que de te parler, c'est ma vie, j'en sais rien de tout ça réellement, c'est quinze à vingt années de lecture que je te raconte.
- Bon, tu sais à quoi je pense ?
Non…
- Je pense à la réponse qu'on pourrait donner aux autres lorsqu'ils nous demandent ; mais qu'est-ce que vous faites avec les fous ? On pourrait leur dire, voilà ce que c'est que l'écoute.
T'as William Scoresby, sur un baleinier qui arrive au Groenland en 1816, sur la cote orientale grâce à la débâcle inattendue des glaces. Il voulait explorer les régions arctiques de l'Ouest mais la marine militaire anglaise s'y opposa. C'est à Ross et Pary que fut confié la mission de trouver un passage à l'Ouest de la baie de Baffin et à Buchan et Franklin d'en découvrir un autre à l'Est en passant par le Spitzberg. Impénétrable ! Trois mois après, demi tour ! Tu rentres au port sans toucher la prime de 500.000 francs de récompense.
Eh…tu sais qu'avant l'Alaska s'appelait l'Amérique Russe ?
- Non non, je ne savais pas…reprit l'infirmier en riant, mais le Peary qui serait arrivé le premier au pôle Nord, c'est le même dont tu viens de parler.
Non, rien à voir, t'en a un qui prend un e et l'autre qui n'en a pas. Le premier s'appelle Robert Peary et l'autre Edward Pary.
Vent de Nord-est, console-toi hé JP ! La partie la plus difficile de la besogne est faite, Panto ne pourra pas plagier notre texte, je t'enverrai un pavillon si tu te sens perdu. J'observe la terre. Encore quelques jours pour de futures découvertes. Le vent a déjà changé, départ de Stromness pour les mers polaires sur le Prince de Galles. Attention aux courants, la terre vous salue, des pigeons se sont envolés.
55°37'-12°47', le temps est beau et calme, un matelot nous parle des indiens et des ours qui mangent les racines d'une espèce de luzerne tandis que les loups se partagent les os d'un buffle dans lesquels, il y a, paraît-il, une excellente moelle. La mer vient d'l'avant, mes pensées vagabondes, on hivernera à Cap Kater. Il y a des narvals à quelques encablures et, pour la première fois de ma vie, je vois du bois flotté, the drift-wood comme disent les britishs. Au dîner, nous parlons du Canada où rien n'est plus beau que le Saint Laurent avec des quantités de chaloupes qui remontent ou descendent à la voile entre des forêts de navires de chaque côté. Ken, l'officier de quart, raconte le sauvetage de Sackouse, un esquimau recueilli en pleine mer avec son kayak. Bientôt, ce sera Cap Farewell, les oiseaux viennent de plus en plus nombreux dans le crépuscule éblouissant. Il est neuf heures et demie. Toujours en eaux calmes, deux baleines tournent autour du navire au large de l'île Tameac, Ken dit que ce sont des Finners à cause de leurs nageoires dorsales. Nous allons, poussé par un e jolie brise, traverser un stream-ice.
Ice-berg en forme de pyramide en vue, ça favorise du monde sur le pont et de la causerie. Simpson, le cuistot, dit qu'il va faire du commerce ; échanger des peaux contre du rhum qu'il revendra.
Drôle de moustique !
Thermomètre à 3° 21', gréement couvert de verglas, une ourse blanche sur un bout de banquise, deux canots s'élancent avec le cuistot suivit d'une observation à la longue-vue par le capitaine qui ordonne de ne pas tirer, l'ourse baille, une petite tête sort d'une touffe de poils légèrement jaunâtre, puis une seconde, deux petits. Si elle se jette à l'eau, ils vont avoir peur et ils vont tirer ces cons là, mais elle ne quitte pas ses petits, heureusement parce qu'à trois dans le youyou, ils ne pèseraient pas lourd d'autant que les ours prennent parfois des phoques à la nage, faut l'faire quand même !
Comme ça, à cette distance, elle paraît aussi haute qu'un bœuf. La terre est à dix milles, du brouillard, puis du soleil, temps clair, montagnes élevées, images blanches dans le ciel bleu, les ice-bergs se multiplient, tout est immense, proportions gigantesques, les plus petits sont de cinq à six fois plus hauts que le Prince de Galles. A bâbord, les rochers de Sandersons-Hope, des maisonnettes à la longue vue. Le cuistot annonce déjà la couleur, une peau d'ours, 40 dollars, celle d'un renard bleu, de quatre à cinq, d'un blanc, deux ou trois, et mille pour celle d'un phoque.
J'apprends qu'esquimau ça veut dire mangeur de poisson cru, leur vrai nom c'est Huskie. Les indiens leur ont fait la guerre, il paraît !? Des types moitiés homme moitiés bateau dans leur enveloppe animale : You Américain ?
No… !
Thermomètre à 8°14'. Mer immobile. Voiles en bas. Repos.
On a lâché les chiens sur la glace qui s'ébattent, vont et viennent comme des fous, l'un d'eux a pris le large et refuse de rentrer, toutes nos tentatives pour le ramener sont restées vaines, ses cris plaintifs jettent dans la nuit un voile de tristesse. Qu'est-ce qui lui prend ? Pourquoi ne veut-il pas rentrer ? Les autres se dressent sur leurs pattes arrière pour flairer et regarder dans sa direction.
Deux beaux ciderduks, mâle et femelle, dorment sur le pont, ce sont des canards qui ressemblent à nos canards ordinaires, plumage gris tacheté de blanc, quelques plumes bleues sur le ventre et au dessus de la tête pour le mâle.
Un baleinier a repéré une baleine, vite, vite, aux embarcations !! Aux harpons ! Aux harpons ! Hardis rameurs !! Qui le premier va l'harponnée ? Debout à l'avant, épiant l'animal, ça y est !! Il l'a vu !! Une nappe rougeâtre couvre l'onde. L'animal plonge dans l'abîme, poursuit avec une vitesse effrayante sa course frénétique, jaillissent des flots d'écume et de sang, de nouveaux harpons s'attachent à ses flancs ! C'est bassement criminel ! Cri ! mi ! nel ! les quatre ou cinq embarcations volent maintenant littéralement sur la mer. C'est criminel !
On entend des hourras !! hourras !! Le baleinier y va. Ils utilisent de l'acide prussique pour l'achever avant de la dépecer sous des nuées d'oiseaux, une image Hitchcockienne, ce sont des Molly Mokes et des Rotches, par milliers.
Nous préparons deux pigeons avec le message suivant : " Authentiques signes d'amélioration de notre état de santé, moins angoissés…on continue ! "
Le cuistot, ce moustique, a tué un p'tit phoque, les chiens se disputent les restes avec la gueule pleine de sang. Quel zigoto, d'ici à ce que lui donne son billet de retour, y a pas loin !!
Ce soir, le ciel a pris de l'horizon, de belles nuances orangées, une baleine s'est montrée près de nous, mais chttt…le coucher à duré plus d'une heure.
- C'est quoi l'acide prussique ?
Du Cyanure, de l'acide cyanhydrique, du bleu de Prusse quoi ! Une saloperie… !
- Ah c'est du cyanure, je ne savais pas…
Comment, t'es infirmier et tu ne sais pas que l'acide prussique c'est du cyanure ?
- Eh non…non…je ne savais pas.
Est-ce que tu sais au moins que les ours blancs attaquent toujours à la tête avec leurs pattes, est-ce que t'as lu Madame Bovary?
- Non à la première question, oui à la deuxième.
Est-ce que tu sais que des indiens ont été retrouvés scalpés par des ours blancs ?
- Non…mais quand est-ce que tu vas aller te coucher ?
Pourquoi, on est pas bien là, tisane, petite lumière, fond musical, moi je parle, toi t'écris ?!
- Oui mais comment tu vas faire demain, il est déjà une heure et demie ?
Mais demain on s'en fout, de demain ! Bon les blancs attaquent à la tête, les bruns et gris étouffent. Eh…il paraît que les ours blancs escaladent des ice-bergs ? et à la verticale s'il vous plait ! t'as les oiseaux qui piaulent au dessus du rafiot glissant sans un bruit et le Gong chinois qui appellent les martins de quart.
- Tu inventes, là, tu inventes, tu ne te bases pas sur des faits réels.
Ah… je te demande bien pardon, sur certains bateaux, les marins de quart étaient appelés au Gong chinois. Le pôle Nord, c'est un endroit où tu peux voir les deux lumières ensemble, celle dorée du soleil et l'argentée de la lune. T'as des masses de glaces, c'est blanc mat tout ça, ou gris d'plomb !
A suivre dans une maison d'édition.
JP Vérot.