QUELQUES REFLEXIONS SUR LE
FONCTIONNEMNET INSITUTIONNEL DE CE SECTEUR :
Notre
analyse ne repose pas sur des éléments chiffrés, ce que nous manipulons très
maladroitement, mais sur les débats contradictoires que nous avons eu avec les
personnels concernés. Comme nous l’avons d’ailleurs laissé entendre, dès le
début de cette étude, c’est le vécu des individus qui nous préoccupe, c’est
l’émergence de leur parole singulière qui nous est sensible, et le regard
qu’ils portent sur leur milieu professionnel, aussi subjectif et partisan
soit-il, mérite à nos yeux d’être pris en compte.
Ainsi,
même si les statistiques montrent une très lente évolution de la politique de
secteur (1), elles indiquent aussi que son extension ne peut être que très
limitée, en raison d’impératifs budgétaires restrictifs.
Nous
avons évoqué quelques uns :
-
double tutelle
de gestion : hôpital – département avec la nécessité contradictoire du
fonctionnement au « prix de journée », c’est-à-dire que l’intérêt des
gestionnaires hospitaliers est de remplir les lits au maximum, quand les
soignants essaient de les vider par tous les moyens.
-
contexte
économique et social de crise amenant à réduire les investissements, à geler les
postes pour faire face à l’inflation. Contexte qui se répercute du côté des
usages, avec les énormes difficultés éprouvées par ces personnalités déjà
désinsérées pour retrouver une quelconque activité professionnelle, ou bien des
structures intermédiaires d’accueil (foyers, appartements thérapeutiques,
etc…).
Nous
avons aussi abordé la question, sans cesse à l’ordre du jour, des effectifs du
personnel toujours carencés et de leurs répercussions énormes sur les soins qui
s’adressent à une population pathologique exigeant une attention et une
présence souvent massives : schizophrénies chroniques, troubles cycliques,
délires aigus, états démentiels. D’autres pathologies évoluent difficilement
dans le contexte hospitalier, tels les alcooliques ou les toxicomanes qui ont
la fâcheuse tendance de manipuler leurs « drogues » dans la
clandestinité, et qui cherchent seulement à diminuer leurs doses de toxiques
avant de repartir dans leur course mortelle. Enfin, intervient, de façon
négligeable, la concurrence des services psychiatriques des hôpitaux généraux
de l’Assistante Publique qui pratiquent une sélection plus ou moins occulte des
patients, se gardant les patients « intéressants » pour envoyer les
autres à l’asile.
Il
n’en demeure pas moins que le constat formulé par les praticiens du secteur est
un constat de stagnation. Il ne s’agit pas d’un sentiment d’échec, mais de
l’impression souvent floue, que « l’on pourrait faire mieux », que
« rien ne bouge ». C’est pourquoi nous allons tenter de mettre en
évidence quelques facteurs « endogènes » qui peuvent permettre
de comprendre ce malaise :
×
En premier lieu, il existe un hiatus entre l’intra
et l’extra hospitalier, comme s’il
s’agissait de deux institutions radicalement différentes, voire opposées
quelques fois, se rejetant souvent l’une sur l’autre les échecs des prises en
charge.
L’extra hospitalier est l’objet de réticences de la
part de la structure hospitalière qui a du mal à en reconnaître l’existence. Le
dispensaire est loin de l’hôpital, les infirmiers hospitaliers ne savent pas
vraiment ce qui s’y passe et beaucoup n’ont jamais visité les locaux ni
rencontré leurs collègues : il y a donc méconnaissance de part et d’autre,
méconnaissance entretenue par une certaine rivalité. Les infirmières de secteur
n’ont-elles pas des horaires plus souples qu’elles peuvent aménager,
n’ont-elles pas une façon de travailler plus active et plus variée que les
autres collègues soumis aux règles du carcan institutionnel et à des conditions
de travail acrobatiques dans des pavillons surpeuplés ?
Cela se traduit par des actes manqués qui soulignent
les difficultés à communiquer : par exemple on oublie parfois de donner un
rendez-vous au malade, au dispensaire, pour qu’il soit suivi à sa sortie ;
ou bien on ne prévient pas le dispensaire de la sortie ou de la
réhospitalisation du patient ; ou encore on ne présente pas le malade qui
doit sortir de l’hôpital à l’équipe qui le prendre en charge à l’extérieur.
D’où des rancoeurs, des conflits latents qui s’expriment difficilement, mais
qui sont autant d’entraves à l’entreprise thérapeutique, alors que si la
possibilité de sortir de l’institution hospitalière était offerte à tous les
personnels pour effectuer des prises en charge externes, l’efficacité des soins
en serait probablement augmentée.
×
En second lieu, l’intra hospitalier est devenu
progressivement un lieu bâtard, ni
totalement un hôpital, ni totalement un lieu d’hébergement. En effet, comme on
l’a montré, les difficultés sociales ont provoqué une mutation d’une frange de
la population pathologique, en accentuant sa marginalisation : il y a dix
ans, nous voyions arriver des « hippies en manque », puis des
« routards » qui avaient bourlingué sur les chemins européens ou
indiens ; aujourd’hui nous y voyons de vieux chômeurs qui se sont
clochardisés, qui ne savent pas où aller, qui sont aussi très perturbés et à
qui on prête assistance pour quelques temps.
L’utilisation de l’hôpital psychiatrique non plus
comme un instrument thérapeutique, au sens noble, mais comme palliatif aux
carences et au mal de vivre de toute une société, indispose les soignants qui
se sentent dévoyés de leurs fonctions. Cela entraîne une baisse de tolérance à
la pathologie mentale, des rejets de la part des soignants comme des soignés,
que l’on entend souvent tempêter contre les manifestations délirantes, par
exemple, de certains de leurs voisins qui, eux, justifient pleinement de leur
hospitalisation en milieu spécialisé…
L’encombrement, la promiscuité, associés au manque
de personnel, gênent les interventions rapides, sur les cas aigus alors qu’il
faudrait être vigilant sur le moment critique où le malade peut envisager de
sortir, au lieu de basculer vers la chronicisation. Certains soignants
s’interrogent donc sur l’opportunité de repenser l’hospitalisation en termes
« d’indication thérapeutique ».
×
En troisième lieu, la notion d’équipe ne correspond
pas encore à une réalité. Il nous
semble, en effet qu’une des conditions principales pour qu’il y ait une équipe
soignante, c’est qu’il lui faut un projet thérapeutique commun, qui la motive
et la soude. Or, abstraction faite des conflits de personnes ou de pouvoir,
conflits qui sont inévitables, comment concevoir qu’une structure d’une si
grande pesanteur, comme l’est la structure hospitalière, puisse être
homogène ?
Les unités de soins fonctionnent, à titre indicatif,
de façon extrêmement cloisonnée, chaque unité étant une entité à part entière
qui n’a de rapport avec l’unité voisine, que pour intervenir en dépannage quand
il manque du personnel, ou, pour prêter main-forte en cas d’agitation ou de
violence.
D’autre part, à l’échelle même de l’unité de soins,
les soignants ne se sont pas choisis, ils viennent tous d’horizons différents,
ils ont vécu une formation, elle aussi différente... Il est bien difficile,
pour les anciens, de s’adapter à des façons de travailler moins médicalisées,
comme ce doit l’être pour les nouveaux diplômés, de se plier à des exigences de
ponctualité ou de rigueur dans les soins. Cela n’est d’ailleurs pas sans
aspects positifs car la richesse des idées naît aussi des divergences.
Aucun enseignement théorique n’est dispensé à ces
personnels sur leur lieu de travail ; des essais de réunions, où se
discutait de la conduite à tenir à propos de cas cliniques précis, ont avorté
assez rapidement, sous des prétextes divers (insuffisance du personnel dans les
services ne permettant pas d’y participer, horaires inadéquats, etc…) Mais peut
être cette tentative ne renvoyait-elle pas à une demande véritable, le décalage
entre la théorie et la pratique asilaire étant trop important.
Les trois points, que nous venons de traiter pour
tenter d’élucider le malaise qui envahit les praticiens de la psychiatrie,
après dix ans de sectorisation au sein de ce secteur, recouvrent aussi le
sentiment d’impuissance que la folie renvoie en miroir à ceux qui l’approchent,
d’une façon tout à fait générale. Mais dans ces rapports à la pratique que nous
cherchons à cerner, nous devions également montrer ce qui peut la modifier et
la faire évoluer.
Or, actuellement telle que fonctionne l’institution,
le seul apport extérieur, tant pratique que théorique, qu’elle reçoive,
provient du renouvellement constant et systématique d’une certaine catégorie de
personnel médical : les internes. Cela constitue un facteur exogène
incontestable d’évolution dans l’institution, du moins tant que les projets de
réforme des études médicales ne sont pas encore devenus réalité.
En effet, les internes en psychiatrie sont certes
des étudiants en formation, avec ce que cela signifie parfois de maladresses et
d’incertitudes dans leur pratique puisqu’ils sont en
« apprentissage », mais eux seuls injectent et véhiculent des idées
nouvelles dans ce contexte institutionnel traditionnel.
Car leur cursus leur impose d’effectuer au moins
trois stages d’une durée moyenne d’un an, qu’ils réalisent souvent dans trois
institutions différentes. Ils y apprennent des techniques, des conceptions
autres, qu’ils retransmettent dans leur pratique. Il est sur que des problèmes
de personnalité se posent ; que des idéologies radicalement opposées au
milieu ambiant se trouvent rejetées, parfois à l’issue de conflits
violents ; que certains d’entre eux oublient qu’ils ne sont que de passage
dans l’institution et qu’ils s’impliquent dans des prises en charge dont ils
définissent mal les limites, perturbant parfois les malades et les personnels
permanents.
Cependant au long de ces dix années d’observation,
nous avons calculé rapidement qu’à raison de quatre internes par an, par
service, au moins 40 personnalités différentes ont traversé l’institution y
laissant souvent, avec le recul, une empreinte particulière. Nous avons vu,
ainsi, se succéder des courants psychanalytiques, où était privilégiée la
relation duelle ; des courants psychothérapie institutionnelle à référence
analytique avec une extension des activités de réunions et une modification
importante des relations entre soignants et soignés ; des courants plus
psychopharmacologiques ; et peut être qu’à présent vont venir déferler des
vagues de thérapeutes familiaux…
Si nos propos sont teintés d’humour, que le lecteur
ne conclue pas hâtivement à un « melting-pot » d’idées anarchiques,
plus destructrices que structurantes à l’égard du malade. Car la seule question
pertinente est la suivante : et le malade là dedans, que vient-il
faire ? et quelle efficacité thérapeutique cela peut-il avoir à son
niveau ?
Nous avons constaté, ce qui n’engage que notre
propre responsabilité, que l’appareil institutionnel tout entier
« digérait » lentement, « métaboliserait » en quelque sorte
tous ces apports extérieurs, non pas au détriment de la pratique mais dans le
sens d’une amélioration du « savoir-faire ».
Le malade, au fond, doit bénéficier d’un éventail de
thérapeutiques agrandi, que peut lui offrir une telle institution non
rigidifiée et perméable aux idées variées.
C’est aussi la tâche des permanents de référence,
médecin chef, assistant, psychologue, d’élaborer une réflexion autour de cette
remise en question de la pratique, d’effectuer un travail de recherche
théorique pour sans cesse améliorer et étendre le domaine de la thérapeutique.
C’est enfin, la raison pour laquelle nous nous sommes attachés à cette étude,
de notre place de psychologue, profession jeune (dont le statut ne date que
d’une dizaine d’années, puisque fixé par décret et arrêté du 3 décembre 1971),
profession qui se redéfinit constamment au sein de ce carrefour précis du dire
et du faire dans le champ de la psychiatrie.
NOTES :
1.
Cf. le dernier
« Rapport de psychiatrie générale pour l’exercice de l’année 1981 »
déjà cité.