II.XIX° et XX° siècles : une relecture paradigmatique
Nous venons de nous donner, par le biais d'une démarche historiographique, les moyens de situer la psychiatrie en tant que cette discipline, qui, à son origine, se veut médicale et qui concerne ce que la médecine, à tel ou tel moment de son évolution, estime pouvoir rendre compte, avec ses propres moyens, d'une partie de ce que la société, la culture ou encore l'opinion, qui est souvent l'opinion éclairée, entendent par folie.
Nous rappelions que cette démarche s'avérait récurrente et nous précisions que, aux débuts du XXI° siècle, nous nous trouvions encore à l'intérieur de la dernière de ces récurrences. Elle avait commencé, au moins pour la France, avec la nomination de Ph.Pinel à Bicêtre, à l'automne de l'année 1793, à une époque où la Convention et le Comité de Salut public gouvernaient, tenant tête à toute l'Europe coalisée.
Pour étudier avec un peu de rigueur ces deux siècles, nous ne pouvons pas nous engager dans une chronique minutieuse, où nous raconterions comment, année par année, se sont mis en place les théories, les institutions, les personnages majeurs et les aspects politiques, économiques et judiciaires en cause.
Faute de nous croire effectivement capable d'accomplir une telle tâche et de la mener à bien de façon exhaustive, nous allons, plus modestement, nous contenter de l'envisager à la lumière d'une certaine périodisation, et d'opérer cette périodisation en nous inspirant des travaux de l'un des plus judicieux historiens des sciences contemporains, T.S.Kuhn, et de la notion de paradigme qu'il propose.
Nous devrons donc préciser d'abord le sens et la portée de cette notion de paradigme, ainsi que la périodisation qu'elle nous permettra d'utiliser. Nous envisagerons ensuite les trois étapes ainsi retenues : l'époque de l'aliénation mentale (1793-1854), puis celle des maladies mentales (1854-1926), et enfin celle des grandes structures psychopathologiques (1926-1977). Nous pourrons alors nous interroger sur le paradigme actuel de la psychiatrie.
La notion de paradigme
Historien des sciences, en particulier de l'astronomie et de la physique théorique, T.S.Kuhn envisage leurs développements, marqués par le passage de la physique aristotélicienne à la cosmologie de Copernic et à la physique de Newton, à l'époque de la Renaissance et à l'Age classique, puis par la transformation qu'apportent, aux débuts du XX° siècle, la relativité et la théorie des quanta; il y décrit la succession de périodes ordinaires, où tous travaillent avec les mêmes références et n'apportent que des perfectionnements à une conception généralement admise, et des moments de crise, où cette conception ne rend plus compte de l'ensemble des phénomènes connus et finit par céder la place à une conception nouvelle, après une période de tension. Ce sont ces conceptions d'ensemble qu'il appelle des paradigmes.
La psychiatrie n'est certes pas une science, au sens où l'astronomie et la physique en sont incontestablement une, car il nous semble s'agir seulement d'une pratique empirique et raisonnée; mais son histoire moderne peut être envisagée en utilisant cette notion de paradigme.
Pareil terme ne désigne pas une théorie particuluère, qui s'opposerait à des théories concurrentes, mais d'un ensemble de conceptions admises par tous pendant une certaine période, ensemble à l'intérieur duquel peuvent s'affronter des théories, qui, sans cet ensemble, resteraient inconcevables, les unes comme les autres. Pendant une certaine période, il n'existe qu'un seul paradigme; puis, après une crise, il cède la place au paradigme suivant.
Nous proposons donc d'introduire une périodisation marquée par la prévalence d'un paradigme pendant un certain temps, puis par son passage au paradigme suivant. De manière seulement empirique, mais sérieusement fondée, nous envisageons donc de diviser l'histoire de la psychiatrie moderne en trois périodes successives.
Dans un premier temps, tous les praticiens de l'Europe occidentale admettent comme une évidence indiscutée que la pathologie mentale se réfère exclusivement à une seule maladie, l'aliénation mentale,, telle que la reçoivent aussi bien Ph.Pinel(1745-1826) à Paris, que V.Chiarugi(1759-1820) à Florence ou S.Tuke(1784-1857) à York. Les dates en sont inévitablement arbitraires, mais commodes : 1793, nomination de Ph.Pinel à Bicêtre par le Commune de Paris, et 1854, parution de l'article de J.P.Falret(1794-1870) intitulé De la non existence de la monomanie, où il récuse l'unité de l'aliénation mentale, au nom des progrès de la médecine.
Ensuite, peu à peu, s'impose l'idée que la psychiatrie est faite d'une pluralité d'espèces morbides irréductibles les unes aux autres et qu'on désigne par la locution de maladies mentales, locution employée au pluriel. Ces maladies sont alors conçues de manières très variées, avec toutes sortes de controverses sur leurs étiologies (psychogenèse, organogenèse, hérédité, dégénérescence, etc...), mais tous acceptent leur diversité et leur pluralité. Nous proposons comme terme à cette période l'année 1926, car il se tient alors un Congrès à Genève, puis à Lausanne, où E.Bleuler(1857-1939) vient exposer en français sa conception de la schizophrénie. Le paradigme des maladies mentales se trouve remplacé par celui des grandes structures psychopathologiques et la notion même de schizophrénie y correspond exactement.
C'est ce troisième paradigme qui va dominer ensuite la psychiatrie. Nous avons proposé de lui donner un terme, avec l'année 1977, date de la mort de Henri Ey (1900-1977), qui était le maître de beaucoup d'entre nous et avait considérablement développé cette notion de structure dans le champ de la psychiatrie.
Nous devons observer, cependant, que lorsqu'un paradigme laisse la place au paradigme suivant, il ne s'éclipse pas complètement, car certains lui demeurent fidèles, non sans un peu d'anachronisme, et les questions fondamentales qu'il semblait résoudre à sa manière ne cessent pas de se poser. Nous aurons l'occasion d'en relater quelques exemples dans les pages qui suivent.
Premier paradigme : l'aliénation mentale (1793-1854)
Sa formulation la plus complète se trouve sous la plume de Ph.Pinel, dans son Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale (1°éd., An IX; 2°éd., 1809), mais il est partagé par Esquirol (1772-1840), puis par É.Georget(1795-1828), J.Baillarger(1809-1890), F.Leuret(1797-1851) et, plus tard, B.A.Morel (1809-1873) et J.Moreau de Tours (1804-1884).
Toute la psychiatrie, selon ce paradigme, relève d'une maladie, l'aliénation mentale, de sorte que les aliénés doivent être tenus pour des malades authentiques et, à ce titre, quel que soit leur comportement, ne peuvent être ni poursuivis, ni condamnés, mais soignés et, si possible, guéris, selon une philanthropie qui s'était imposée à toute l'Europe occidentale, à la fin du Siècle des Lumières.
Mais cette maladies est unique et si elle peut prendre des aspects variés, comme pour Ph.Pinel, qui distinguait la manie, la mélancolie, la démence et l'idiotisme, il ne s'agit pas de quatre maladies, mais seulement de quatre aspects d'une seule maladie, aspects qui peuvent d'ailleurs se succéder de diverses manières chez un même patient.
Par cette unité essentielle, l'aliénation mentale se distingue de toutes les autres maladies dont s'occupe alors la médecine, et elle se réfère davantage à la médecine du XVIII° siècle qu'à celle du XIX°. Elle n'a d'ailleurs guère de rapports avec cette École de Paris qui, à la même époque, grâce aux travaux de J.N.Corvisart (1755-1821), de J.Bouillaud (1796-1881) ou de R.Laënnec (1781-1826), va démontrer la diversité irréductible des maladies cardio-vasculaires et pleuro-pulmonaires, caractérisées de façon différentielle par la clinique et l'anatomie pathologique.
Les aliénés doivent être soignés dans des institutions qui ne reçoivent aucun autre type de malades et qu'en 1819 Esquirol proposera d'appeler des asiles, pour les distinguer des Hôtels-Dieu et des Hôpitaux généraux.
Les aliénés doivent s'y trouver isolés, pour les mettre à l'abri du tumulte du monde et de ses passions, tenus l'un comme l'autre pour des facteurs aggravants, et la seule thérapeutique employée est ce que Ph.Pinel nomme le traitement moral de la folie. Il s'agit de placer l'aliéné dans un environnement parfaitement rationnel, pour que peu à peu la raison lui revienne, pour ainsi dire, du dehors vers le dedans, et d'employer ce qu'il lui reste de raison, car tous estiment que, même chez l'aliéné le plus aliéné, il subsite toujours quelque raison, qui servira de point d'appui à ce traitement. Et l'on doit y adjoindre, dès que possible, une activité manuelle propre à apaiser les inquiétudes plus ou moins infondées du patient et à lui donner le sentiment d'être redevenu utile.
Le pronostic paraît à tous assez favorable, pourvu que le patient n'ait pas été maltraité par des moyens physiques inapropriés et que l'aliénation ne soit pas trop ancienne. Quand de telles conditions se trouvent respectées, les travaux statistiques de l'époque, et ils sont nombreux et intéressants, bien que leur méthode n'aille pas plus loin que le calcul des pourcentages, font état de très nombreuses guérisons et insistent sur la nécessité d'un traitement précoce.
* C'est durant cette période que s'ébauchera un début de clinique mentale, que l'on va réfléchir sur les étiologies possibles, qu'on promulguera la loi réglant la situation civile et hospitalière des aliénés, et qu'on posera sur des bases rénovées les questions relatives à la responsabilité pénale. Esquirol, le premier, va employer le mot hallucination, jusque là vague et indéfini, pour désigner de façon exclusive ce qu'il qualifie de "perception sans objet" et décrit dans les divers champs sensoriels, comme l'audition, la vision, le goût, l'odorat et le sens intime. Il rapproche, sans les identifier complètement, l'expérience hallucinatoire de l'expérience du rêve. En même temps, il distingue radicalement les hallucinations, phénomènes centraux où les organes périphériques des sens ne jouent aucun rôle, des illusions, où quelque chose est perçu, mais mal perçu, comme ces nuages qui se trouvent vus, non comme de simples nuages, mais comme les Cavaliers de l'Apocalypse. Il estime que 80% des aliénés éprouvent des hallucinations, et que 20% n'en ressentent pas, mais il n'en tire aucune conclusion différentielle.
Un peu plus tard, dans un célèbre Mémoire à l'Académie royale de Médecine, J.Baillarger reprend cette question et y introduit, à propos des hallucinations relatives au langage, une distinction entre ce qu'il appelle les hallucinations psycho-sensorielles, venues de l'extérieur, entendues par les oreilles et localisables dans l'espace, et ce qu'il nomme les hallucinations psychiques, dépourvues de toute sensorialité, relevant du langage intérieur, et dont l'un des exemples est fait de ces conversations d'âme à âme, dont font état les auteurs mystiques. Dès lors, un nouveau type d'hallucination se trouve identifié et l'importance du langage dans le registre hallucinatoire commence a prendre un certain relief.
Revenons un instant à Esquirol, pour rappeler qu'il avait subdivisé ce que Ph.Pinel entendait par mélancolie, et qui désignait le délire partiel opposé au délire général, en lypémanie, délire partiel triste, et monomanies, délires partiels gais, qui concernaient un seul objet ou un petit nombre d'objets; et cette innovation allait se trouver radicalement critiquée par la suite.
Indiquons enfin que c'est encore à Esquirol que nous devons à la même époque un repérage des états d'arriération, qu'il nomme idiotie et imbecillité, en fonction des performances langagières : absence de tout langage dans les formes les plus graves, langage réduit à quelques mots ou à des phrases très courtes dans les formes moyennes, langage seulement incomplet dans les formes légéres.
La question des origines de l'aliénation mentale se pose alors sans que nos prédécesseurs distinguent de façon claire les notions d'étiologie et de facteurs déclanchants. Ils retiennent une liste qui nous paraît inévitablement disparate : les passions contrariées, l'éducation trop rigide et l'éducation trop relachée, l'abus des plaisirs vénériens, mais aussi la continence, l'abus des liqueurs spiritueuses, les coups sur la tête et l'arrêt des règles, l'hérédité, le vieillissement, les tumultes de l'agitation politique, et bien d'autres singularités.
Nous nous trouvons évidement enclins à nous demander s'ils se référaient à l'organicisme ou à la psychogenèse, mais la question ne se posait pas ainsi pour eux : d'une part, jusque vers les années 1860, l'on ne saura presque rien de la structure et du fonctionnement du système nerveux central et surtout du cortex, de telle sorte qu'invoquer ou récuser le rôle éventuel cerveau n'a alors aucun sens positif, et rien ne saurait ainsi guider l'examen post mortem de l'encéphale; d'autre part, tous admettent qu'entre la matière brute et l'esprit, il existe une matière vivante, distincte de l'une et de l'autre, et cette croyance durera encore longtemps, pour cèder tardivement la place à la conception cellulaire de tout le monde vivant, et l'on ne concevra guère que le système nerveux soit constitué de cellules unies par des synapses avant les années 1880, avec les travaux de C.Golgi et de S.Ramon y Cajàl.
Nous n'envisagerons, certes, que dans une troisième partie, la question des institutions psychiatriques, mais nous devons dire ici un mot de la loi du trente juin 1838, car elle découle directement du paradigme de l'aliénation mentale. L'aliéné, dont la maladie est réputée presque toujours curable, ne peut demander lui-même des soins, du fait de son aliénation, si bien qu'il faut instaurer par la loi les moyens d'assurer son traitement malgré lui, en tant qu'aliéné, et garantir le respect de la liberté individuelle, en tant que citoyen. D'où les certifcats d'entrée, de vingt-quatre heures, de quinzaine et de sortie, les visites des autorités judiciaires et administratives et le recours au Tribunal civil, siègeant en Chambre du Conseil. Toutes ces formes légales dérivent de ce que l'aliénation mentale est alors conçue comme entrainant inévitablement le refus de soins réputés à la fois nécessaires et efficaces, pourvus qu'ils ne s'avèrent pas trop tardifs. Dès lors, toute la pratique psychiatrique se concentre sur la prise en charge de cette aliénation mentale. Rappelons enfin que depuis le Code pénal de 1810, avec son article 64, tous ceux qui se trouvaient en état de démence au temps de l'action - c'est-à-dire incapables de comprendre ce qu'ils faiaient - ne pouvaient ni être poursuivis, ni être condamnés, car leur absence de discernement faisait qu'on ne pouvait pas qualifier leur comportement de façon pénale. Or, l'unité de l'aliénation mentale a conduit É.Georget à soutenir que si un prévenu était atteint d'aliénation mentale, il se trouvait nécessairement en état de démence au temps de l'action. Bien des controverses sur la responsabilité pénale des malades mentaux vont, aux XIX° et XX° siècles, résulter de ce point de vue, qui deviendra insoutenable quand le paradigme de l'unité de l'aliénation mentale se vera remis en question. *
Vers le milieu du XIX° siècle, ce paradigme de l'aliénation mentale va connaître une crise et cèder sa place à celui des maladies mentales, au pluriel. Le critique le plus engagé dans cette remise en cause nous paraît, de toute évidence, celle de J.P.Falret, autrefois interne d'Esquirol, puis médecin de la Salpétrère, mais qui, en 1854, publia un article virulant, intitulé De la non exitence de la monomanie.
Le reproche le plus radical adressé à l'unicité du paradigme de l'aliénation mentale tient à ce qu'elle méconnaît complètement les progrès accomplis alors par le reste de la médecine depuis l'École de Paris et qu'elle isole de plus en plus la médecine mentale de la médecine prise dans son ensemble. L'École de Paris avait, en effet, montré qu'une sémiologie active permettait, grâce aux symptômes généraux et fonctionnels et aux signes physiques, de présumer, du vivant du patient, des lésions pleuro-pulmonaires ou cardiaques et ,avec les confirmations apportées par l'anatomie pathologique, de distinguer les unes des autres des espèces morbides naturelles, irréductibles à l'unification, comme la phtisie, la dilatation des bronches, l'abcès du poumon, la pleurésie et ainsi de suite.
Toute la médecine moderne allait dans le sens de cette identification différentielle de maladies diverses, caractérisées par la clinique et l'évolution. Dès lors, si l'on ne voulait pas détacher entièrement la médecine mentale des progrès généraux de l'ensemble de la médecine, il fallait créer une sémiologie active, renoncer à l'unité et identifier des maladies mentales, nécessairement au pluriel.
J.P.Falret critiquait particulièrement la notion de monomanie, en lui reprochant son extension indéterminée et en y découvrant le résultat d'une clinique hâtive et superficielle, qu'il allait falloir remettre en cause et rénover, au service de la recherche de la pluralité des espèces morbides naturelles en psychiatrie.
De son côté, F.Voisin(1794-1872), organisant à Bicètre, à partir de 1840, un service d'idiots et d'épileptiques, va montrer qu'on ne peut plus longtemps les considérer comme des aliénés, dans la mesure où, d'une part, la clinique qui les repère et les décrits est toute différente, et, d'autre part, les méthodes d'éducation qui leur sont utiles n'ont rien à voir avec la traitement moral de la folie.
Ces raisons ont donc conduit la plus part des psychiatres, durant la seconde moitié du XIX° siècle, à passer du premier au second paradigme, bien que des médecins aussi importants que B.A.Morel et J.Moreau de Tours soient demeurés jusqu'à leur mort partisans de l'unicité de l'aliénation mentale.
Le paradigme des maladies mentales
Nous devons rappeler, pour n'y pas revenir, que cette notion de maladie ne préjuge en rien des étiologies éventuelles, et n'importe ici que par la diversité des espèces morbides qu'elle présuppose, sans qu'on y privilégie une causalité organique, bien que l'on commence alors à mieux connaître la structure et le fonctionnement du cerveau.
C'est en effet entre 1861 et 1865 que P.Broca
(1824-1880) décrit l'aphasie motrice et c'est en 1874 que C.Wernicke (1848-1905) isole l'aphasie sensorielle, puis l'aphasie de conduction; de tels travaux montrent alors la légitimité des localisations cérébrales, établissant que l'encéphale ne fonctionne pas comme un tout, mais comporte des champs fonctionnel distincts les uns des autres, avec une topographie précise et différenciée; l'expérimentation sur les mammifères supérieurs confirme de telles connaissances et aboutit à ce que l'on peut appeler l'âge d'or des localisations cérébrales, car la motricité volontaire, la sensibilité cutanée et musculaire, la vision, l'audition, l'olfaction et le goût possèdent, chacun pour son propre compte, un territoire cortical bien délimité.
Cette pluralité des maladies mentales va exiger la constitution d'une sémiologie active, qui permette de séparer les espèces morbides naturelles les unes des autres, puis la mise au point d'une classification de ces espèces, qui y introduise un certain ordonnancement taxinomique. C'est à partir de ces précisions que l'on pourra alors se demander, d'une part, comment se présentent la séparation entre ce qui relève de la psychiatrie et ce qui lui reste étranger, et, d'autre part, comment se constitue l'organisation intérieure de son champ.
Le domaine de la sémiologie se compose alors d'un ensemble de moyens à mettre en oeuvre pour repérer, chez un patient donné, et le long de l'évolution de ses troubles, un certain nombre de signes dont on estime qu'ils sont significatifs de la pathologie mentale et qu'ils possèdent une valeur diagnostique.
La plus part d'entre eux proviennent de la situation d'entretien, où le clinicien cherche activement les confidences du patient sur son état, en utilisant le thesaurus semeioticus qui existe déjà, mais en cherchant aussi à l'enrichir. Beaucoup des signes toujours employés au début du XXI° siècle ont été identifiés à cette époque, comme l'anxiété, les obsessions, les phobies, les interprétations, les hallucinations verbales, avec J.Séglas (1856-1939), certaines singularités des comportements sexuels, avec Ch.Lasègue (1816-1883) et V.Magnan (1835-1916) et, plus tard, l'onirisme, avec E.Régis (1855-1918), la discordance avec Ph.Chaslin (1857-1923), l'automatisme mental avec G.de Clérambault(1872-1934) et ainsi de suite.
Notons que cette sémiologie possède des origines hybrides, car elle dérive à la fois d'une certaine psychologie des facultés, qui paraissait alors bien désuète à quelques uns, et du souci d'un examen complet, dont le modèle provenait de l'expertise médico-légale; c'est pourquoi cet entretien comportait souvent la prise en compte de la réticence, dont on disait qu'il fallait savoir la lever, mais aussi de la simulation d'une pathologie inexistante.
De multiples nosographies se sont alors succédées, sans qu'aucune ait vraiment réussi à s'imposer à tous les auteurs. Cependant, le domaine comportait à peu près toujours une partie vraiment spécifique, avec le champ des névroses et celui des psychoses, les unes aiguës, les autres chroniques, et un autre moins bien déterminé : d'un côté, la pathologie mentale en rapport avec des lésions cérébrales connues, comme la paralysie générale et les états démentiels, qui intéressait aussi la neurologie, alors à ses débuts; de l'autre côté, les états d'arriération, registre hétérogène, dont les formes légères relevaient de la pédagogie spécialisée, et dont les aspects les plus graves confinaient à la tératologie.
Trois registres s'y spécifiaient assez clairement. Le domaine des névroses provenait d'un partage amiable alors opéré entre neurologie et psychiatrie : à la première la maladie de Parkinson, l'épilepsie, les chorées de Sydenham et de Huntington, à la seconde, pour P.Janet (1859-1947) l'hystérie et la psychasthénie, ou, pour S.Freud (1856-1939) les névroses actuelles (névrose d'angoisse, neurasthénie, hypochondrie) et les névroses de transfert (hystérie de conversion, névrose phobique, névrose obsessionnelle); mais, indivises entre les deux, ces paralysies, en particulier les paraplégies des membres inférieurs, dont personne ne pouvait savoir d'avance si elles relevaient de la conversion hystérique, d'une myélite ou d'une compression médullaire.
Les champ des délires chroniques se spécifiait, au moins pour deux raisons : l'on commençait à admettre que l'opposition de maladies mentales aiguës et de maladies mentales chroniques possédaient un sens précis, et l'on disposait de suffisamment de lits dans les asiles pour pouvoir y garder des patients pendant très longtemps. Ce registre se trouvait alors organisé en plusieurs espèces bien distinctes par la clinique et l'évolution, mais sans retour à la catégorie honnie des monomanies. Sans érudition abusive, nous pouvons y séparer un premier classicisme, où l'on se guide sur l'évolution, avec le délire chronique à évolution systématique de V.Magnan (1835-1916), ou le délire à évolution progressive de Ch.Lasègue (1816-1883); puis un second classicisme : délire d'interprétation de P.Sérieux (1864-1947) et J.Capgras (1873-1950), psychose hallucinatoire chronique de G.Ballet (1853-1916), psychoses à base d'automatisme et psychoses passionnelles de G.de Clérambault, et délire d'imagination d'É.Dupré (1862-1921).
Le syndrome démentiel est alors mis au point par A.Alzheimer (1864-1915) : troubles de l'attention, troubles de la mémoire, désorientation dans le temps et dans l'espace, parfois fausses reconnaissances et fabulations, le tout d'un cours progressif et incurable, en rapport avec des lésions corticales bilatérales, touchant les aires d'associations, mais respectant celles des fonctions symboliques. Cet apport, surement très important, vient fixer de manière définitive le sens exclusif du terme de démence, ce qui rend ainsi désuètes des locutions comme celles de démence aiguë, de démence précoce et de démence vésanique.
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Nous voyons donc que la psychiatrie se constitue alors comme l'ensemble des maladies reconnues comme maladies mentales. Mais si le centre de cet ensemble ne souffre guère de contestation, il n'en va pas de même pour sa périphérie et l'on manque d'un critère d'inclusion et d'exclusion qui se révélerait partout efficace.
Or, pareille incertitude ne détermine pas seulement des difficultés théoriques, mais ne va pas sans causer un certain embarras dans les expertises médico-légales, en particulier pour ce qui concerne le droit pénal. Tant que la psychiatrie se retrouvait dans l'unité exclusive de l'aliénation mentale, l'on pouvait, en suivant É.Georget, admettre que l'aliéné poursuivi ne pouvait qu'être en état de démence au temps de l'action, incapable donc de perprétrer un acte susceptible de se voir qualifié de crime ou de délit.
Mais la pluralité des maladies mentales ne permettait plus une telle commodité, car il fallait se demander alors quelles maladies mentales entraînaient l'état de démence et quelles ne le déterminaient pas. La réponse ne satisfaisait personne d'un peu rigoureux : la gravité restait sujette à caution, et où placer la coupure entre la maladie mentale légère et la maladie mentale lourde? Faute de mieux, on écartait du bénéfice de l'article 64 les pathologies névrotiques ou réactionnelles, pour y inclure les délirants; mais pareil raisonnement n'allait pas sans beaucoup d'arbitraire et masquait assez mal qu'on finissait par assimiler les délires à l'aliénation mentale, par un retour inavoué au paradigme précédent.
D'ailleurs, le paradigme de maladies mentales, dont l'essentiel tenait à une diversité irréductible des espèces morbides, s'accordait bien mal avec les représentations sociales et culturelles qui avaient toujours cours : pour ces dernières, c'est-à-dire pour l'opinion, non seulement l'opinion peut être égarée par les préjugés, mais aussi l'opinion éclairée, la folie demeurait une et indivisible, sans guère de graduation recevable. Le problème de l'unité ou de la pluralité de la pathologie mentale restait ainsi posé et, malgré des motifs scientifiques difficiles à contester, le pluralisme qu'imposait ce second paradigme n'allait pas sans inconvénient.
Nous comprenons ainsi que le paradigme de l'aliénation mentale, bien qu'il appartînt alors à un passé considéré comme révolu, n'en survivait pas moins dans l'ombre et à sa manière, puisqu'il se retrouvait dans la formulation de problèmes récurrents.
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C'est pourquoi ce paradigme des maladies mentales a connu lui aussi une crise qui a conduit à sa mise au second plan et au triomphe du paradigme des grandes structures psychopathologiques. Aux motifs que nous venons d'envisager s'en ajoutent au moins deux autres.
D'une part les maladies mentales vont alors en se multipliant, les variétés de délires chroniques deviennent de plus en plus nombreuses et les esprits raisonnables retrouvent le vieil adage de Guillaume d'Occam qui, à la fin du Moyen Âge, exprimait le sagesse des nominalistes : Entia non sunt multiplicanda, praeter necessitatem, c'est-à-dire qu'il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité véritable.
D'autre part, entre 1917 et 1925, toute l'Europe est atteinte par l'épidémie de cette encéphalite léthargique qu'identifiait alors C.von Economo(1876-1931). Elle était liée à une affection virale, qui entrainait des lésions sous-corticales et mésodiencéphaliques qui, à leur tour, déterminaient des troubles aigus, souvent mortels, mais aussi, chez ceux qui en réchappaient, toute une série de perturbations chroniques, telles que des altérations graves de l'humeur, des manifestations dépressives sérieuses, des comportements pervers et des manifestations délirantes. L'unité du processus morbide et la relative constance du siège des lésions contrastaient avec le polymorphisme des manifestations cliniques, de telle sorte que certains en venaient alors à mettre en doute la réalité effective et l'irréductibilité des maladies mentales envisagées comme espèces morbides naturelles.
Le paradigme des grandes structures psychopathologiques
Les influences conjuguées de la Théorie de la forme, avec les travaux de W.Koehler (1887-1967) et K.Koffka (1886-1941), de la neurologie globaliste de K.Goldstein (1878-1965), des développements de la psychanalyse et de linspiration phénoménologique, avec E.Minkowski (1885-1972) et L.Binswanger (1881-1966), conduisirent la psychiatrie européenne, dès l'entre deux guerres et bien plus tard ensuite, à prendre ses distances à l'égard de l'attitude pour ainsi dire pointilliste et du souci des détails propre au paradigme des maladies mentales. Et comme la Théorie de la forme avait donné un sens nouveau à la notion de structure, c'est cette notion qui vient alors au premier plan, non seulement en psychiatrie, mais encore, avant la psychiatrie, en psychologie expérimentale, en linguistique, avec F.de Saussure (1857-1913), N.S.Troubetzkoy (1890-1938) et R.Jakobson (1896-), puis en anthropologie sociale, avec Cl.Lévi-Strauss (1908-). Il s'agit de reconnaître que dans les domaines de la vie et de la culture fonctionnent des formes, qui ne sont pas réductibles à la somme de leur éléments, mais dépendent des rapports réciproques de ces éléments les uns à l'égard des autres et qu'on définira plus tard comme une entité autonome de dépendances internes (L.Hjelmslev,1971,28).
Nous avons daté, de manière conventionnelle, ce changement de paradigme de 1926, car c'est au mois d'août de cette année-là que s'est tenu à Genève et à Lausanne un Congrès où E.Bleuler a exposé en français sa conception du groupe des schizophrénies, qu'il avait caractérisé en allemand dans son travail de 1911; or, ce groupe se définit moins par sa symptomatologie que par des considérations d'ordre psychopathologique. Il s'agit de troubles d'allure et d'évolution diverses, mais qui dérivent d'une perturbation générique, l'altération des processus associatifs et le repli autistique sur soi.
Le champ de la psychiatrie se constitue alors par l'opposition des structures névrotiques aux structures psychotiques, les premières confinant à l'existence du sujet normal, et les secondes reprenant en partie à leur compte ce qu'on entendait par folie, mais qu'on n'osait plus guère appeler ainsi. Quant à la pathologie démentielle et aux divers états d'arriération, nous devons bien reconnaître qu'ils ne trouvaient dans ce nouveau repérage que des places assez malaisées à situer avec rigueur.
Cette prévalence des structures va alors de pair avec l'importance accordée à la psychopathologie, un peu aux dépends de l'empirisme quotidien de la pratique. Par psychopathologie, l'on entend un point de vue réfléchi et supérieur, pris sur la psychiatrie un peu contingente de la praxis ordinaire, et qui peut venir secondairement lui donner une signification plus générale et, à certains égards, vraiment anthropologique, reprenant la question de savoir si la possibilité de la folie reste essentielle à l'homme ou lui demeure contingente.
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Ce troisième paradigme nous paraît assez clairement spécifié par trois aspects propres à cette époque de la psychiatrie contemporaine, à savoir la notion de diagnostic structural, l'extension de la pertinence de la psychanalyse et l'élaboration de l'organo-dynamisme comme théorie d'ensemble de la psychiatrie.
Le diagnostic structural, dont nous devons l'élaboration à E.Minkowski, est celui qui, au delà du divers toujours disparate des signes pris isolément, concerne et utilise un terme unique, qui relève encore de la psychopathologie et appartienne déjà à la clinique. Dans le cas, assez typique, de la schizophrénie, il ne s'agit pas de s'attarder à l'automatisme mental, aux thèmes délirants désorganisés ou aux altérations du langage - tous éléments qui peuvent soit faire défaut, soit se retrouver dans d'autres pathologies - pour repérer la perte du contact vital avec la réalité, qui provient du processus schizophrénique lui-même, mais peut cependant s'appréhender dans la relation clinique, et qui possède une unicité fondamentale.
Durant le même période, la psychanalyse, qui, pendant plusieurs décennies, avait cru devoir limiter sa pratique à la thérapeutique des névroses de transfert (hystérie de conversion, névrose phobique, névrose obsessionnelle), avait peu à peu élaboré une connaissance d'ensemble de l'existence humaine, qui se formulait dans cette métapsychologie, qui revenait à examiner chaque problème des points de vue topique, économique et dynamique. Il en résultait deux ordres de conséquence bien différents.
Premier effet de sens : la connaissance des phases typiques de l'évolution du sujet humain, les manières dont il résolvait ou ne résolvait pas les conflits fondamentaux et le jeu corrélé des fixations et des régressions, permettaient d'introduire un ordre prévisible dans la diversité, jusque là empirique et un peu hasardeuse, des multiples aspects de la pathologie mentale. La métapsychologie permettait d'assigner presque a priori la place de la manie et de la mélancolie, des divers délires chroniques, des névroses, des perversions et, plus tard, des états-limites. Assez tôt, K;Abraham(1877-1925) s'y était employé, puis l'usage de la notion de structure, substituée à celle de maladie, avait donné un nouveau sens à une telle démarche, qui ne conservait plus comme diversité que l'opposition de la structure névrotique à la structure psychotique.
Second effet de sens : en partie grâce à la psychanalyse d'enfants, mais aussi aux techniques de groupe, il était apparu que l'on pouvait envisager, avec ou sans modifications des règles de la cure, une extension de la thérapeutique psychanalytique aux sujets de structure psychotique. C'est dans ces deux registres que vont opérer, dans la psychanalyse française, et avec des oppositions théoriques majeures, des oeuvres comme celles de J.Lacan(1901-1981), d'A.Green ou de P.C.Racamier.
Mais c'est sans doute avec l'élaboration de l'organo-dynamisme de H.Ey que la notion de structure prend toute son importance dans la psychiatrie contemporaine. Il s'agit, nous semble-t-il, de la dernière des conceptions globales qui cherche à rendre compte de la totalité de la pathologie mentale. Il définit la psychiatrie comme une pathologie de la liberté, ce qui prend, dans son cas, une signification précise. Le monde inerte se trouve constitué des atomes de la chimie minérale, regroupés en molécules assez simples. Le monde vivant est fait des mêmes atomes, mais organisés de manière infiniment plus compliquée, depuis des molécules aussi rudimentaires que l'acide formique jusqu'aux molécules très complexes comme les protéines, de sorte que la différence entre le monde inerte et le monde vivant tient, non pas aux atomes eux-mêmes, qui sont identiques dans les deux cas, mais à leurs agencements moléculaires, c'est-à-dire à des structures irréductibles à la simple somme de leurs composants. C'est donc bien pour des raisons d'ordre structural, que, dans une telle perspective, le monde vivant se trouve irréductible au monde inerte;
Quant au monde de l'esprit, c'est-à-dire à l'humanité, il est au monde vivant ce que le monde vivant est au monde inerte, et il se caractérise pour H.Ey par la liberté, comme l'autre par la vie. L'expression de pathologie de la liberté nous paraît donc, non pas une locution vague et approximative, mais bien une formulation précise et rigoureuse, fondée sur la hiérarchie du monde de l'esprit, du monde vivant et du monde inerte.
Il précise ainsi la situation de la psychiatrie à l'égard de la neurologie : dans les deux cas, les troubles constituent de déstructurations de grandes fonctions, dans l'acception que J.H.Jackson(1835-1911) donnait à ce mot de déstructuration, grandes fonctions qui s'étaient structurées par l'ontogenèse de chaque sujet; mais, dans le cas de la neurologie, il ne s'agit que de déstructurations partielles, tandisque dans le cas de la psychiatrie, il s'agit de déstructurations globales.
Ces déstructurations globales peuvent atteindre soit, isolément, la structuration de la conscience, en tant qu'organisation en figure et fond de l'expérience perceptive et imageante à un moment donné, soit à la fois la structuration synchronique de la conscience et la structuration diachronique de la personnalité.
La première occurrence concerne les psychoses aiguës (manie, mélancolie, bouffée délirante polymorphe, états confuso-oniriques, confusion mentale); la seconde répond surtout aux névroses et aux psychoses chroniques, en particulier schizophrénie et paranoïa; mais elle peut aussi concerner, d'une manière d'ailleurs plus compliquée, les états d'arriération et les états démentiels, qui, les uns comme les autres, désorganisent, chacun à sa manière, la structuration diachronique du sujet. C'est bien là l'une des dernières conceptions grandioses, synthétisantes et unificatrices de toute la psychiatrie contemporaine.
Nous voyons ainsi combien la référence aux grandes structures psychopathologiques a permis de se représenter, certes de façons bien diverses, quelque chose comme une certaine homogénéité unitaire de la psychiatrie. C'est de cette façon que, sans retourner à cette unité de la pathologie mentale qu'assurait le premier paradigme, celui de l'aliénation, ce troisième paradigme a cherché à épargner à la psychiatrie la fragmentation que produisait la prévalence des maladies mentales.
En arrière de cette conception, l'on y retrouve aussi, et peut être de manière fondamentale, la conviction que la possibilité, l'éventualité et le risque de la folie appartiennent à l'essence de l'existence humaine Pareille position radicale se retrouve, nous semble-t-il, et peut être de façon paradoxale, dans l'inspiration de l'antipsychiatrie anglaise, avec les oeuvres de R.D.Laing(1927-1989) et de D.Cooper(1931-1986).
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C'est durant l'emprise de ce troisième paradigme que les moyens thérapeutiques de la psychiatrie ont connu un essor incomparable. Nous l'envisagerons avec davantage de précision dans la troisième partie de ce travail, qui étudiera les principales institutions, mais nous devons en dire un mot dès maintenant.
En 1917, l'on met au point à Vienne l'impaludation, c'est-à-dire le traitement de la paralysie générale (elle atteint alors presque le tiers des malades mentaux de sexe masculin) par l'inoculation contrôlée de la fièvre tierce bénigne, à quoi se substituera plus tard la pénicilline. Dans l'entre deux guerres, l'on dispose des cures de sommeil, puis des cures d'insuline et enfin de la sismothérapie; après 1952, les neuroleptiques changent entièrement la prise en charge des malades mentaux, et sont complétés ensuite par les antidépresseurs et les anxiolytiques, tandisque les moyens psychothérapiques se diversifient, à l'intérieur même de la psychanalyse et, en dehors d'elle, avec les thérapies cognitives et les thérapies comportementales.
Épilogue
Nous venons ainsi de nous remémorer une certaine chronique de notre discipline, telle que la notion de paradigme nous a permis de nous la raconter et telle que nous l'avons arrêtée en 1977, avec la mort de H.Ey, qui y avait tenu une place éminente. Mais plus de vingt ans nous séparent aujourd'hui de cette date et la psychiatrie a évidemment continué, si bien que nous ne pouvons faire l'économie d'envisager maintenant deux questions instantes : d'une part, que s'est-il passé durant ces deux dernières décennies, et, d'autre part, pouvons-nous proposer un quatrième paradigme?
Il nous semble que la psychiatrie après 1977 a, pour une bonne part, poursuivi et développé ce qui se trouvait déjà en route, avec une ouverture et une libéralisation des services hospitaliers, des structures intermédiaires et de certaines solutions alternatives.
Mais nous ne saurions passer sous silence un travail qui a pris, aux yeux de certains, une place qui nous semble à la fois mal située, peu pertinente et sûrement démesurée. Nous avons ici en vue la parution, en 1980, du Diagnostic and statistical manual of mental disorders, traduit en français trois ans plus tard, puis complété par ses éditions ultérieures.
Il s'agissait, à l'origine, d'un instrument indispensable pour mener rigoureusement des expérimentations médicamenteuses, forcément multicentriques; bien qu'il se prétendît sans théorie, il avait une généalogie qui, par K.Schneider(1887-1967), remontait à K.Jaspers(1883-1969) et optait pour une conception purement syndromique de la pathologie mentale, en rendant compte de sa diversité par des regroupements de signes, qui renvoyaient d'ailleurs plus à des traits de comportement qu'à des confidences verbales; mais il se trouvait assez bien adapté à cet usage pratique.
L'absurdité fut de l'employer en dehors de la régulation des observations multicentriques et de le faire passer pour un manuel de psychiatrie clinique, qui élèverait une prétention à l'exhaustivité et à l'universalité, en lui attribuant un rôle que ses auteurs n'avaient jamais envisagé. Nous n'en dirons ici rien de plus.
Pour ce qui regarde la question d'un éventuel quatrième paradigme, nous devons reconnaître que nous restons bien dubitatif, dans la mesure où, nous trouvant situé à l'intérieur de la période qui le concerne éventuellement, nous ne disposons vraiment ni de la distanciation nécessaire, ni du recul indispensable pour en appréhender avec sérieux les éléments paradigmatiques éventuels.
Nous nous en tiendrons donc à deux occurrences également possibles : ou bien, après 1977, la psychiatrie ne se réfère plus à aucun paradigme, ou bien ce paradigme existe, mais nous devrons laisser au temps et aux autres le soin de le caractériser.
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