Retour au décret de compétence
Que penserait-on d'un décret qui ferait obligation au médecin psychiatre de se référer à la théorie systémique ? Ne parlerait-on pas d'abus de pouvoir ? C'est pourtant ce qui a été fait pour les infirmières sans que nul ne s'en émeuve.
Une démarche scientifique invisible
Le guide infirmier n°11, publié en 1991, " L'évolution des orientations en santé mentale et la fonction infirmière " aborde timidement la question du diagnostic infirmier.
" Avant de définir ce qu'est un projet, il nous semble indispensable de situer le rôle tenu par l'infirmier dans son élaboration.
Dans l'équipe pluridisciplinaire, l'infirmier, seul professionnel assurant la permanence auprès des personnes soignées, identifie les besoins, recueille les informations, formule le diagnostic infirmier.
Cet aspect de la fonction infirmière enrichit les démarches diagnostiques, les stratégies thérapeutiques, et ainsi, contribue à l'établissement du diagnostic médical.
Le projet, dans lequel chaque professionnel, notamment l'infirmier, aura sa place et sa responsabilité, peut alors être élaboré par l'équipe pluridisciplinaire ; après une clarification des concepts et des valeurs de chacun. "
En 1991, en santé mentale, rien n'est bien clair. On ne sait pas vraiment à quoi peut servir ce diagnostic infirmier. Il n'apparaît même pas dans étapes de la démarche de soins.
En novembre 1991, se constitue un groupe national d'enseignantes intéressées par un travail sur le diagnostic infirmier et son enseignement. Cent soixante douze personnes représentant cent un instituts de formations et cinq écoles de cadres s'impliquent pour définir la démarche pédagogique pour l'apprentissage et l'enseignement des diagnostics infirmiers. Notons que la région Sud-Est est surreprésentée (24 % des participantes alors que l'Ile-de-France ne représente que 9 % d'entre elles). Les enseignantes d'IFSI exerçant en psychiatrie sont également très peu nombreuses. Ce groupe rédigera le guide infirmier n°15 " La démarche pédagogique pour l'apprentissage et l'enseignement des diagnostics infirmiers ". Ce guide sera présenté comme une suite logique à tous ceux qui l'ont précédé et notamment les indicateurs d'activité, l'informatisation du dossier de soins et de la démarche de soins. Vous ne rêvez pas ! Le premier guide consacré au diagnostic infirmier ne sera pas une étude nationale destinée à en mesurer la validité mais une démarche pédagogique destinée à leur enseignement. Comme si Einstein s'était préoccupé d'enseigner la théorie de la relativité avant de l'étayer !
Ainsi, en 1993, au moment où est promulgué le décret, aucune véritable expérimentation portant sur l'utilisation et la pertinence des diagnostics infirmiers n'a été faite en France.
Nous venons de voir qu'aux Etats-Unis avait été étudié un échantillon varié de patients recevant des soins infirmiers dès 1973, nous venons de voir que dès mars 1975 des études de cas, que des études rétrospectives de dossier avaient été menées, qu'il y avait eu des conférences de consensus infirmières, nous venons de voir que plusieurs conférences avaient porté sur les diagnostics infirmiers. Quand ont-elles été traduites ? Dans quelles revues ont-elles été publiées ? Quel guide infirmier s'en ait fait l'écho ?
Pour être scientifique, une étude doit être reproductible. Comment pourrait-on en juger puisqu'en dehors du résultat final (le catalogue) rien n'a été publié ? Comment et sur quels critères ont été établis ces entités spécifiques ? Comment ont été établis les liens entre les phénomènes décrits, la réaction à l'étude et une catégorie de diagnostics infirmiers ? Sur quelles bases ont été retenu les facteurs d'étiologie ? Pourquoi ceux relatifs à la psychiatrie n'ont-ils jamais été validés ? Pour que les diagnostics infirmiers soient valides, il faudrait ne pouvoir poser qu'un diagnostic infirmier et un seul à partir des données recueillies auprès d'un patient, il faudrait que cent professionnels confrontés à un même recueil de données posent le même diagnostic. Quand et où ces expériences ont-elles été menées ?
Comment peut-on nommer " entité spécifique " un énoncé aussi flou que " Stratégie d'adaptation individuelle inefficace " ou que " risque de violence envers soi ou envers les autres " ? Les patients hospitalisés en psychiatrie le sont justement parce que leurs stratégies d'adaptation individuelles ou familiales ne sont plus efficaces. En fonction de quelles normes peut-on décider que telle ou telle stratégie est efficace ? Que savons-nous du but recherché par la personne ? Les patients hospitalisés en Hospitalisation d'Office ou en Hospitalisation sur Demande d'un Tiers le sont le plus souvent parce qu'ils sont dangereux pour eux-mêmes ou pour autrui. Et cette dangerosité n'est pas directement liée à la maladie. On peut parfaitement être schizophrène sans être dangereux. Il s'agit bien là d'une réaction à la maladie. Faut-il porter ce diagnostic pour toutes les personnes hospitalisées en H.O. ou en H.D.T. ? Où est alors la spécificité ? J'ai pris deux problèmes de soins infirmiers qui ne posent pas de problèmes particuliers, qu'aurait ce été si je m'étais intéressé à la perturbation du champ énergétique.
Qui a pris la décision de rendre obligatoire ces diagnostics infirmiers ? Etait-il suffisamment éclairé ? Qui devait l'éclairer ? Sur quelles bases l'a-t-il été ? Qui est responsable ? Est-ce une canaille, un irresponsable ou un incompétent ? Je me laisse emporter, je sais bien que nul n'est responsable, qu'il n'y a certainement pas eu de volonté délibérée de nuire. N'empêche que le résultat est là.
L'article 10 du décret du 16 février 1993 relatif aux règles professionnelles des infirmiers et infirmières énonce que l'infirmier " a également le devoir de ne pas utiliser des techniques nouvelles de soins infirmiers qui feraient courir au patient un risque injustifié ". L'article 19 stipule que l'infirmier " ne doit pas diffuser dans les milieux professionnels ou médicaux une technique ou un procédé nouveau de soins infirmiers insuffisamment éprouvés sans accompagner cette diffusion des réserves qui s'imposent. "
J'invite les infirmiers de France à n'utiliser les diagnostics infirmiers qu'avec la plus extrême prudence aussi longtemps que des écrits d'une réelle valeur scientifique ne nous auront pas montré que les diagnostics infirmiers notamment en psychiatrie sont valides.
Des infirmières française victimes de l'ethnocentrisme ?
Cette question de la validité examinée, il reste encore à se demander si ces théories anglo-saxonnes sont exportables en France, si elles sont compatibles avec la culture de soin française, si elles sont pensables par des infirmiers qui travaillent en psychiatrie, en pédiatrie, en réanimation. Il aurait fallu conduire une véritable expérimentation.
Tout se passe comme si quelqu'un avait considéré que ce qui était bon pour les infirmières anglo-saxonnes, le serait pour les infirmières de France. Il se dégage là, un tel mépris pour notre profession, pour nos façons de penser ; nous serions donc incapables d'élaborer une réflexion théorique qui partirait de nos pratiques. Il est vrai que l'absence de troisième cycle universitaire consacré au soin se fait cruellement sentir.
Que les technocrates et les politiques nous méprisent n'est pas étonnant, tout ce qui est vivant, tout ce qui dans la réalité ne se mesure pas les déstabilise. Ils ont aussi fait un choix théorique. Ils ont donc décrété comment nous devions penser et çà c'est encore plus grave que de nous prendre pour des bonnes, des nonnes ou des connes.
Des choix théoriques innocents ?
Il existe plus de vingt-trois théories de soins infirmiers aux Etats-Unis et au Canada. Suzanne Kérouac et ses collègues ont identifié six conceptions différentes : l'école des besoins, l'école de l'interaction, l'école des effets souhaités, l'école de la promotion de la santé, l'école de l'être humain unitaire et l'école du caring.
Les rédacteurs de notre décret de compétence plutôt que de prendre acte de cette diversité et d'inviter les soignants de chaque équipe à faire des choix ont tranché. Les infirmières de France devront se référer à l'école des besoins. L'infirmier doit identifier les besoins du patient. " Du moment que les patients ont le cul propre tout ira bien. " déclarèrent certains, comme si soigner pouvait se résumer à cela. Les soins infirmiers ont donc été définis en référence à Virginia Henderson : " Le rôle essentiel de l'infirmière consiste à aider l'individu, malade ou en santé, au maintien ou au recouvrement de la santé (ou à l'assister dans ses derniers moments) par l'accomplissement de tâches dont il s'acquitterait lui-même s'il en avait la force, la volonté ou possédait les connaissances voulues, et d'accomplir ces fonctions de façon l'aider à reconquérir son indépendance le plus rapidement possible. Cet aspect de son travail, cette partie de sa fonction, l'infirmière en a l'initiative et le contrôle : elle en est le maître. " Nous reconnaissons là, débarrassé des scories du langage technocratique l'esprit du décret de compétence. Le concept de besoin doit aller de soi, puisqu'il n'est défini nulle part. L'infirmière devra se référer au catalogue des 14 besoins fondamentaux défini par Henderson pour les identifier. De toute façon, c'est ce modèle que les IFSI doivent enseigner (voir Guide du service infirmier n°1 consacré au dossier de soins). Henderson ne prenant en compte que les notions de dépendance et d'indépendance, cette identification consistera à repérer les besoins que le patient peut satisfaire par lui-même et ceux qu'il ne peut pas, soit les domaines où il aura besoin des soins infirmiers. Il n'y a évidemment pas réellement de hiérarchie entre les différents besoins. Il faudrait pour cela un principe, une représentation de l'homme et du sens de sa vie. Le risque d'abus de pouvoir est grand.
A propos de Maslow et de sa pyramide
Heureusement, il y a Maslow et sa pyramide. La quasi-totalité des ouvrages de psychologie qui traitent des besoins présentent la nomenclature des besoins de Maslow comme une base théorique incontournable dans la compréhension des besoins. La pyramide de Maslow présente à la base les besoins de type fondamentaux, c'est-à-dire les besoins physiologiques et les besoins de sécurité puis le besoin d'amour et d'appartenance, le besoin d'estime et enfin tout au sommet le besoin d'autoréalisation. Maslow a émis l'idée que pour pouvoir ressentir un besoin à un niveau intermédiaire ou supérieur (besoin d'estime ou d'autoréalisation) il faut que les besoins des niveaux inférieurs soient satisfaits. Pour Maslow on ne peut écrire de la poésie comme le faisait Verlaine et Rimbaud si on a le ventre vide, ou écrire de la philosophie comme le faisait Deleuze avec des difficultés respiratoires. Il s'agit évidemment d'un modèle mécaniste de la compréhension des besoins humains.
Ainsi que le notent Brissette et coll. dans " Soigner sans s'épuiser " à qui nous reprenons l'essentiel de cette argumentation, il convient de replacer la grille de Maslow dans son contexte historique.
" Les théories de Maslow (1958) ont été émises aux Etats-Unis, après la Seconde Guerre Mondiale, à un moment stratégique dans le développement des sciences pures et des sciences appliquées. En effet la confiance dans les progrès scientifiques et technologiques pouvait laisser croire à l'émergence d'un âge d'or pour l'humanité où les problèmes sociaux et sanitaires seraient mieux compris et maîtrisés. La pyramide de Maslow fournissait un outil simple, dont le fonctionnement est facile à comprendre et qui paraît surtout très logique. En effet, la nature ne fonctionne-t-elle pas ainsi ? Toute vie animale a besoin d'air, de nourriture et de chaleur pour survivre. Les autres besoins viennent ultérieurement. C'est cette logique simple qui a été appliquée au monde complexe des humains et de leur fonctionnement psychologique et social !
Cet outil a été utilisé partout, dans les sciences de la santé et les sciences sociales, mais surtout dans les sciences de l'administration et il a influencé même des politiques sociales. D'une nomenclature qui servait à décrire les besoins, nous en sommes arrivés, dans son utilisation courante, à une échelle qui qualifie les besoins. Il y a d'abord les besoins de base qui sont jugés essentiels par l'ensemble de la société et qui font l'objet de mesures de protection sociale : se nourrir, se vêtir, être en sécurité par rapport aux agressions, avoir un toit et des soins. Le reste relève du domaine privé et la réponse à ces besoins est jugée beaucoup moins capitale. Il y a donc les besoins qui sont jugés fondamentaux par la société et ceux qui sont jugés accessoires. ...
La hiérarchisation des besoins qui a découlé de l'usage de la pyramide de Maslow a fait en sorte que la quasi-totalité des ressources financières engagées dans les programmes sociaux et sanitaires l'est pour combler des besoins de base d'ordre physique et matériel. "
Lorsque l'infirmier identifie les besoins du patient, il se cantonne la plupart du temps aux besoins physiologiques et laisse de côté les besoins d'attention, d'affection et d'affiliation. Lorsqu'un infirmier prend en compte ces besoins, c'est qu'il est confronté à un patient dont les difficultés psychiques l'obligent à prendre en compte ces besoins. Ce patient est souvent qualifié de " psy ", comme si les seuls patients à avoir un " psychisme " étaient ces patients là. Les autres n'auraient qu'un corps.
Le décret de compétence entérine ce découpage et le favorise. Il s'agit bien d'une prise de position théorique.
Soigner n'implique pas d'identifier des besoins, ni de les hiérarchiser. Soigner implique de recueillir les diverses données importantes pour le patient, de voir comment il les organise, les priorités qu'il établit. Il s'agit d'approcher la vérité intime de la personne, de percevoir ce qui lui pose problème, les conflits à l'œuvre en elle, et ce qu'il lui est possible de mobiliser pour les résoudre ou pour vivre d'une manière acceptable pour elle. C'est ensuite seulement, après avoir analysé ces données, c'est-à-dire, nous être fait une représentation de la personne, une sorte de théorie la concernant que nous pourrons écrire notre énoncé clinique. Telle devrait être la position athéorique d'un décret de compétence. Est athéorique non pas un énoncé qui refuse toute théorie (ce serait tuer la pensée), mais un énoncé qui ouvre aux différentes théories existantes (l'athéorie telle qu'elle apparaît dans le DSM IV ou dans le décret est une théorie comme les autres).
Une profession définie par des actes !
Définir une profession par les actes qu'elle est autorisée à pratiquer est de la même façon un choix théorique. Le législateur dessine ainsi un territoire qui ne peut conduire qu'à des affrontements. Que les aides-soignantes profitant du progrès des techniques accomplissent des actes jusque là considérés comme infirmiers ne peut que faire réagir les infirmières. C'est sur leur territoire qu'on empiète. Que des médecins désireux de proposer une carrière aux étudiants en médecine qui ne réussiront pas à devenir médecins " s'emparent " d'actes infirmiers sera vécu comme une invasion, comme une déclaration de guerre. Est-ce une façon de diviser pour régner, d'opposer les professions entre elles ?
On ne peut pas définir une profession par ses actes.
Aujourd'hui, la ponction lombaire est un acte médical. Que demain, une innovation dans les techniques d'injection, de mesure permette de pratiquer la P.L. sans risque, sans qu'une présence médicale soit nécessaire et la ponction lombaire deviendra un acte infirmier. Il en va de même pour les actes infirmiers qui pourraient demain être dévolus aux aides-soignantes.
Définir une profession par des actes implique de réévaluer régulièrement ces actes. L'infirmière n'exerce pas une profession manuelle mais une profession intellectuelle. Elle n'a donc pas à être définie par des actes mais par des principes. N'importe qui doté d'un peu de sens pratique peut injecter un produit dans une veine, çà s'apprend en trois heures. N'importe qui peut surveiller une machine complexe. Repérer à quel moment, il convient de prendre le temps d'écouter tel patient, repérer qu'il ne sert à rien de lui prescrire un régime tant qu'on ne l'a pas aidé à accepter qu'il était diabétique est infiniment plus complexe.
Si l'acte est prescrit par le médecin, tout ce qui est accompagnement relationnel, tout ce qui est éducation du patient, tout ce qui est relation d'aide est de la responsabilité infirmière. L'acte n'est qu'un aspect du rôle propre infirmier. Les soins existaient bien avant les antibiotiques, bien avant la découverte de la seringue, bien avant la médecine. L'aide et le soutien psychologique ne sont en aucun cas des actes, ils sont la condition du soin. Les considérer comme un soin à part revient à dire qu'on pourrait soigner sans se préoccuper de l'aspect psychologique.
Il s'agit là d'une contradiction majeure du décret. Si la démarche de soins et le diagnostic infirmier sont bien tels qu'ils sont définis, ce qui prime ce n'est pas l'acte accompli mais la démarche mentale qui y conduit, l'esprit dans lequel il est accompli. S'il ne s'agissait que de réaliser des actes, la démarche de soins et les diagnostics infirmiers n'auraient aucun intérêt.
Retour à la santé mentale
Le décret du 15 mars 1993, en de nombreux points, marque un recul important vis à vis du fascicule intitulé " L'évolution des orientations en santé mentale et la fonction infirmière " publié en 1991. Dans ce fascicule, le soin infirmier s'étayait sur un certain nombre de concepts fondamentaux parfois discutables mais en tout cas parfaitement identifiés. Mary Topalis y définissait le soin infirmier comme une série d'échanges dynamiques entre l'infirmier et la personne. Il requiert la connaissance , et l'application des concepts relatifs au comportement, à la personnalité, au psychisme, à la psychopathologie et enfin aux relations interpersonnelles. Les soins infirmiers visent à rétablir l'intégrité physique et mentale de l'individu, à l'aider à découvrir et comprendre ses difficultés et à lui donner les moyens de les résoudre. Ils se caractérisent par des soins de bases éducatifs et relationnels requérant disponibilité, observation, écoute, compréhension des problèmes, respect de la différence, accompagnement et relation d'aide, mais aussi permanence et continuité. Mary Topalis décrivait ainsi le soin infirmier en santé mentale, mais qui écrirait que ces différents points ne caractérisent pas tout soin infirmier.
L'infirmier ne se borne pas à identifier les besoins du patient. " Si les données biologiques ont une place importante dans le recueil d'informations, il est certain que l'approche de l'individu dans ses dimensions psychologiques, sociales, culturelles et spirituelles prend une valeur essentielle ; la globalité de l'individu ne peut être saisie que grâce à la connaissance de son histoire passée et actuelle, de sa place dans la société et dans son cadre de vie habituel (famille, milieu professionnel, etc.) et de l'histoire de sa maladie.
Dans la pratique il ne s'agit pas de rechercher selon un ordre établi, une série de signes ou d'informations, mais plutôt d'avoir une écoute attentive de la personne. "