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Les représentations de la maladie

Ouvrages de référence
Réflexions sur le discours médical
Le normal et le pathologique
Interprétations culturelles et sociales de la maladie
Les causes de la maladie
Soigner et traiter: additionner ou soustraire?
Conceptions de la maladie

 

On ne demande pas à un malheureux : De quel pays es-tu ? Ou De quelle région es-tu ? On lui dit : " Tu souffres, cela suffit ; tu m'appartiens, je te soulagerai. "

Cette phrase de Pasteur illustre le discours de la médecine face au patient. Il souffre donc il appartient au médecin et à la médecine. Le médecin est celui qui sait et le patient celui qui souffre, qui subit, qui appartient. Les médecins de Molière ne disaient au fond pas autre chose dans leur latin de cuisine. Quelle que soit les critiques que nous pouvons adresser au discours médical, il n'empêche qu'il a montré son efficacité et qu'il a permis à la médecine de remporter des progrès décisifs contre un très grand nombre de maladies.

Que les infirmières fassent leur cette phrase est une autre question. C'est même à propos de l'énoncé clinique ou diagnostic infirmier l'une des principales questions qui s'adressent à nous.

Non le patient ne nous appartient pas. Et nous ne lui appartenons pas non plus.

Il serait un peu facile d'appeler Molière et ses médecins caricaturaux, de citer Pasteur qui n'était pas médecin, d'invoquer Céline pour faire le procès d'une certaine médecine Tel n'est pas mon propos. Mon but est simplement de décoller la " maladie " de la médecine.

Le malade et sa maladie ne sauraient appartenir au médecin. La maladie c'est un ressenti individuel, un ressenti familial, collectif, c'est un enjeu économique, c'est un enjeu culturel, philosophique, éthique. C'est un peu tout cela que nous allons évoquer dans ce chapitre.

Si le diagnostic infirmier est l'énoncé d'un jugement clinique portant sur les réactions aux problèmes de santé actuels ou potentiels, aux processus de vie d'une personne, d'une famille ou d'une collectivité, il faut donc examiner comment l'individu, la famille la collectivité réagissent lorsqu'ils sont confrontés à un problème de santé. Et avant de décrire leurs manières de réagir, il apparaît essentiel de s'intéresser la façon dont ils vivent la maladie, dont ils se la représentent. Nous verrons alors que l'approche médicale n'est qu'une des façons d'envisager cette question.

Nous allons pour ce faire nous appuyer sur un certain nombre d'ouvrages : 

Ouvrages de référence :

GERARD (J.L), ABDELMALEK (A.A), Sciences humaines et soins, InterEditions, Paris 1995.

HERZLICH (C), SANTE ET MALADIE. Analyse d'une représentation sociale, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1969.

HERZLICH (C), ADAM (P), Sociologie de la maladie et de la médecine, Nathan Université, Sociologie, Paris, 1994.

LAPLANTINE (F), Anthropologie de la maladie, Bibliothèque Scientifique Payot, Paris 1993.

SCHURMANS (M.N), MALADIE MENTALE ET SENS COMMUN . Une étude de sociologie de la connaissance, Delachaux et Niestlé, Paris 1990.

CANGUILHEM (G), Le normal et le pathologique, Quadrige, Presses Universitaires de France, Paris 1966.

JODELET (D), Folies et représentations sociales, Sociologie d'aujourd'hui, PUF ? Paris 1989.

Cette liste n'est en rien limitative.

Réflexions sur le discours médical

 

Lorsqu'un patient vient consulter un médecin pour un essoufflement respiratoire (symptôme 1), le médecin ausculte le patient et découvre un bruit mat lorsqu'il percute du doigt la base de la cage thoracique (symptôme 2). Du coup essoufflement respiratoire + matité à la percussion passent chacun du statut du symptôme à celui de signe clinique d'une maladie connue et classée dans les affections respiratoires : la pleurésie.

Le médecin recherche les symptômes du patient afin de les transformer en signes cliniques dans une conscience déjà orientée vers l'identification d'une maladie. Il ne prendra en compte que les éléments susceptibles de devenir des signes cliniques. L'éprouvé du patient, la douleur ressentie, la perte d'estime de lui-même impliquée par la maladie ne seront pas pris en compte.

Le médecin n'attend plus alors que le malade raisonne, ce qu'il dit n'est en fait retenu qu'en fonction du raisonnement médical. L'éprouvé du patient sur ses symptômes est désigné sous le nom de " signes subjectifs " alors que les signes perçus par le médecin sont des signes " objectifs ". S'installe ainsi une écoute filtrée du malade. Si les confidences du malade peuvent être entendues, le vécu auxquelles elles renvoient n'a finalement qu'une valeur accessoire.

Nombre de sociologue et de psychosociologues ont montré que la maladie est un phénomène qui dépasse largement la seule approche médicale :

" Pour nous tous, elle n'est pas seulement l'ensemble des symptômes qui nous amène chez le médecin, elle demeure l'événement malheureux qui menace ou modifie irrémédiablement notre vie individuelle, ou le désastre collectif aux conséquences incalculables. Considérée ainsi la maladie exige toujours une interprétation qui dépasse le corps individuel et l'étiologie spécifique. "

La maladie nécessite toujours une quête de sens qui va au-delà d'une simple lecture médicale, productrice de catégories diagnostiques. Si l'évolution des connaissances et des techniques médicales rend les diagnostics et les traitements de plus en plus sûrs, on ne peut occulter la question des dimensions sociales et culturelles de la maladie.

La maladie est d'abord un fait social.

Pour décrire la maladie nous n'avons en français qu'un seul mot, précisément celui de maladie. Les anglais possèdent eux une triple terminologie :

Disease la maladie telle qu'elle est appréhendée par le savoir médical

Illness la maladie telle qu'elle est éprouvé par le malade

Sickness un état beaucoup moins grave et plus incertain que le précédent comme le mal de mer, le mal de cœur et plus généralement le malaise.

Dans cette rencontre entre la maladie telle qu'elle est subjectivement éprouvée (illness) et telle qu'elle est scientifiquement diagnostiquée (disease), la pratique biomédicale consiste à ramener intégralement la première à la seconde.

On parle de maladie en première personne, de maladie en deuxième personne et de maladie en troisième personne. Entre " on m'a vidé toute ma cervelle ", " Il est schizophrène ! ", " Il est complètement fou ! " s'entendent trois discours différents sur la maladie qui peuvent être également vrais : discours du sujet qui souffre, discours du médecin et discours social.

Le diagnostic infirmier et le diagnostic médical ne portent donc pas tout à fait sur le même objet.

Le diagnostic médical porte sur la maladie.

Le diagnostic infirmier porte, lui, sur comment M. Xénon vit sa schizophrénie, sur la perte d'estime de lui-même que cette maladie implique, sur le rejet parental.

Il n'y a pas concurrence entre les deux diagnostics, entre les deux pratiques, elles ne portent pas tout à fait sur le même objet.

 

Le normal et le pathologique

Sans les concepts de normal et de pathologique la pensée et l'activité du médecin sont incompréhensibles. Il s'en faut pourtant de beaucoup que ces concepts soient aussi clairs au jugement médical qu'ils lui sont indispensables. Pathologique est-il un concept identique à celui d'anormal ? Est-il le contraire ou le contradictoire du normal ? Et normal est-il identique à sain ? (...) On a souvent noté l'ambiguïté du terme normal qui désigne tantôt un fait capable de description par recensement statistique -moyenne des mesures opérées sur un caractère présenté par une espèce et pluralité des individus présentant ce caractère selon la moyenne ou avec quelques écarts jugés indifférents- et tantôt un idéal, principe positif d'appréciation, au sens de prototype ou de forme parfaite (...). dans une telle vue, le singulier, c'est-à-dire l'écart, la variation, apparaît comme un échec, un vice une impureté (...) Le problème théorique et pratique devient donc d'étudier " les rapports de l'individu avec le type " ? Ce rapport paraît être le suivant : " La nature a un type idéal en toute chose, c'est positif ; mais jamais ce type n'est réalisé. S'il était réalisé il n'y aurait pas d'individu, tout le monde se ressemblerait (...) on peut donc conclure que le terme de " normal " n'a aucun sens absolu ou essentiel. "

Référé à des comportements, le raisonnement statistique nous renvoie à ce qu'une culture donnée tolère comme écart par rapport à la norme (Jeanne d'Arc). Autrement dit, ce sont les normes sociales qui définissent ce qui est normal et anormal. C'est ce qu'on appelle la pression normative de la culture.

On peut relever que le discours médical a un rôle décisif dans l'établissement des normes qui qualifient la santé, car il énonce avec de plus en plus de précision les signes distinctifs de l'individu normal. Toutes les techniques modernes d'investigation médicale montrent que l'on peut s'estimer " en bonne santé " tout en étant objectivement affecté par la maladie. Il en va ainsi d'un cancer ou d'un diabète latent encore non diagnostiqué comme tel. C'est ce qui avait amené R. Leriche à énoncer que " la santé, c'est la vie dans le silence des organes ", c'est-à-dire l'inconscience que le sujet a de son corps tant que les symptômes ne sont pas encore apparus. C'est ici que s'inaugure la séparation entre la normalité du point de vue du sujet -car il n'éprouve pas de souffrance- et la normalité du point de vue du médecin -car le silence des organes n'équivaut pas forcément à l'absence de maladie.

Les progrès médicaux bouleversent la représentation moderne de la relation au normal car, si auparavant les médecins tiraient des hommes leurs connaissances des maladies, ce sont désormais eux qui informent les hommes de leurs maladies.

A l'inverse, comme l'écrit J. Clavreul : " Celui qui accuse souffrance et douleur sans qu'aucun diagnostic puisse être posé, n'est pas considéré par eux comme un " vrai malade ", et ils le classent dans le fourre-tout de la psychiatrie et de la psychosomatique, en se bornant à lui fournir des remèdes de misère, car ils n'ont pas les moyens de faire autrement "

C'est alors porter un jugement de valeur que de décider si quelqu'un est " normal " ou " anormal ". Que dire par exemple de certaines anomalies génétiques telles l'albinisme ou le mongolisme repérées comme visiblement anormales, alors qu'elles sont parfaitement compatibles avec la faculté d'assurer une vie convenable.

Les critères descriptifs, statistiques, objectifs ne suffisent donc pas à rendre compte de la normalité comme de l'anormalité puisqu'ils se réfèrent à des normes quantitatives, oubliant ainsi la norme individuelle qui elle est qualitative.

Faire du normal un processus d'adaptation aux normes du milieu est une autre confusion possible. Le concept de normalité renverrait alors à un état d'acceptation, de conformisme, voire de soumission aux exigences du milieu. Une personne normale serait celle qui saurait s'adapter à son milieu donc " équilibrée " puisque bien adaptée. Trop souvent, l'adaptation, critère de normalité, se confond avec la conformité, la normalisation. S'adapter au milieu est une nécessité pour la survie, à condition que l'on puisse concilier ses propres exigences avec celles du milieu.

Il existe enfin une troisième confusion qui présenterait le risque de tout relativiser, en postulant qu'il n'y a pas de frontière entre le normal et le pathologique. La santé et la maladie s'inscrirait dans un continuum où personne n'est vraiment en bonne santé ni totalement malade. C'est à partir des travaux de la psychanalyse que s'est édifiée une approche générale, qui récuse une normalité totale, sans conflit.

Cette conception s'appuie sur le simple constat des différences quantitatives entre le normal et la pathologique, et reste acceptable du point de vue d'une analyse centrée sur l'espèce. En effet, d'un individu à l'autre on pourra voir autant de formes de passages entre les unes et les autres. Si cette optique présente le mérite de faire tomber l'illusion d'une normalité idéale, elle présente en revanche le risque d'éluder cette autre question : Qu'est-ce que la santé ou la maladie (illness) pour l'individu, quel en est son éprouvé ? Ce serait nier la subjectivité du vécu de la maladie, la capacité pour un sujet d'opérer la distinction santé/maladie du point de vue de ses propres normes de vie.

Nous ne pouvons pas dire que le concept de " pathologique " soit le contradictoire logique du concept de " normal " car la vie à l'état pathologique n'est pas absence de normes mais présence d'autres normes (...) La maladie, l'état pathologique, ne sont pas perte d'une norme mais allure de vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu'elles interdisent au vivant la participation active et aisée, génératrice de confiance et d'assurance, à un genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d'autres.

(...)La santé est précisément chez l'homme, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement . Ce qui la caractérise c'est la capacité de tolérer des variations des normes auxquelles seules la stabilité, apparemment garantie et en fait nécessairement précaire, des situations et du milieu confère une valeur trompeuse de normal définitif. "

Quand Canguilhem annonce qu'un individu malade est passé dans un autre univers, qu'il est devenu un autre homme, il rejoint en cela cette proposition de R. Leriche : " La maladie est ce qui gêne les hommes dans l'exercice normal de leur vie ".

Nous revenons ainsi sur cette distinction entre " la maladie du médecin " définissable à partir de critères objectifs, descriptifs, statistiques et " la maladie du malade ", celle qui est éprouvée comme telle par lui. Chez le malade imaginaire, il n'y a certes pas de maladie identifiable comme telle ; il reste cependant un éprouvé de la maladie imaginaire, avec son cortège de souffrance psychologiques et de gênes sociales. A l'inverse, que dire d'une patient affecté d'une psychose paranoïaque, c'est-à-dire identifié comme authentiquement malade par la psychiatrie mais qui, lui, ne s'éprouve nullement malade, revendiquant au contraire le statut de normalité.

Il est ainsi pertinent de repositionner notre réflexion du côté de l'éprouvé de la maladie ainsi que sur celui du statut social qu'elle entraîne, particulièrement lorsque des maladies occasionnent une dépréciation sociale, comme le Sida ou la maladie mentale.

La question essentielle que pose le diagnostic infirmier n'est pas " En quoi cette personne est-elle malade ? " mais " Quel est le vécu subjectif que cette personne a de sa maladie (ou de ce qui arrive si elle dénie être malade) ? ". Il n'est pas possible d'aborder la question du diagnostic infirmier sans tenter d'y répondre avec le patient.

 

Interprétations culturelles et sociales de la maladie

Nous quittons là, Jean-Louis Gérard et Georges Canguilhem, pour nous transporter dans l'œuvre de Claudine Herzlich.

Tout événement important de l'existence humaine demande une explication : on doit en comprendre la nature et lui trouver des causes. La maladie n'échappe pas à cette exigence. L'individu confronté à une sensation corporelle désagréable et inhabituelle doit la " décoder ", la relier éventuellement à d'autres manifestations, décider s'il y a lieu d'y voir un signe inquiétant pour lequel une action s'impose. Il doit aussi pouvoir en rendre compte, expliquer aux autres ce qu'il ressent s'il veut recevoir une aide.

Une telle élaboration n'est pas seulement individuelle, elle est reliée au social et la culture. Depuis longtemps, divers travaux psychosociologiques ont montré que des états physiologiques comme la faim ou la douleur ne sont pas des données totalement objectives : ils sont interprétés en fonction des contextes sociaux dans lesquels ils se produisent.

L'expérience de la douleur

L'une des premières études portant sur la douleur est celle de Zborowski de 1952. Elle porte sur les composantes culturelles de l'expérience de la douleur dans trois groupes ethniques aux Etats-Unis : des Américains d'origine italienne, des Américains d'origine juive, des Américains issues de famille protestante implantées de longue date aux Etats-Unis.

Tandis que les Américains d'origines juive ou italienne réagissent à la douleur de manière très émotionnelle et sont sensibles à des seuils de stimulation douloureuse très bas, les Américains d'origine protestante tendent beaucoup plus à la minimiser.

Zborowski analyse également la signification attachée à la douleur dans ces différents groupes.

Pour les " Italiens ", l'expérience a surtout un sens immédiat, leurs plaintes sont très vives mais elles s'apaisent dès que la douleur cesse et celle-ci leur laisse peu de souvenirs.

En revanche, les préoccupations des Américains d'origine juive concernent les conséquences à long terme. Leur anxiété est tournée vers l'avenir et elle ne s'efface pas lorsque la douleur a disparu. La même intensité dans ces deux groupes ne correspond donc pas à une même attitude face à l'expérience de la douleur.

Quant aux Américains protestants, leur plus grand stoïcisme s'accompagne aussi d'une inquiétude centrée sur le futur. Leur attitude est également très pragmatique : ils acceptent mieux l'hospitalisation que les membres des autres groupes et pensent qu'il faut coopérer avec le personnel. (Intérêt pour la démarche de soins et les diagnostics infirmiers qui ont d'abord été testés avec cette partie de la population).

La discrimination des symptômes

Quelques années plus tard, une étude d'Irving Zola a montré sur des groupes d'Américains d'origine italienne ou irlandaise qu'on pouvait étendre cette analyse au problème global de la discrimination des symptômes corporels. L'auteur a étudié comment des patients décrivaient leurs symptômes au médecin dans le cadre de consultations de médecine générale, d'ophtalmologie et d'oto-rhino-laryngologie et il a comparé très précisément l'expression des plaintes dans des couples de malades, l'un d'origine irlandaise, l'autre d'origine italienne sur lesquels avaient été posé le même diagnostic.

Les Irlandais indiquent plus souvent des localisations précises pour leurs symptômes, décrivent un dysfonctionnement circonscrit et minimisent leur souffrance.

Les Italiens se plaignent de symptômes plus nombreux mais ceux-ci sont plus diffus ; ils insistent sur la douleur ressentie et soulignent que leur humeur et leurs relations avec autrui sont perturbées.

Ainsi pour un même trouble visuel à la question " De quoi souffrez-vous ? ", un Américain d'origine irlandaise répond : " Je ne peux pas y voir pour enfiler une aiguille ni pour lire le journal. " tandis que le malade d'origine italienne dit : " J'ai un mal de tête perpétuel, les yeux qui pleurent et qui deviennent rouges ".

Les différences de réaction selon les cultures ne concernent pas seulement le style de la plainte ou la nature de l'angoisse associés à différents symptômes.

Selon les sociétés, on attache un intérêt plus ou moins grand à différents organes ou différentes parties du corps. Dans les sociétés occidentales, le cœur est investi de significations particulières.

Au Japon, traditionnellement, c'est à l'abdomen (hara) que l'on accorde la plus grande attention. Il est considéré comme le siège de la vie et condense les significations que nous attachons à la fois au cœur et au cerveau. Encore de nos jours, alors que la médecine occidentale est dominante au Japon, les Japonais distinguent un grand nombre de troubles abdominaux que nous ne distinguons pas et s'en préoccupent énormément.

Le modelage culturel englobe aussi au-delà de la perception et de l'expression des symptômes, ce qui est défini comme maladie dans une société donnée. On sait que dans certaines d'entre elles, des phénomènes que la médecine occidentale considère comme pathologiques ne sont pas considérés comme des symptômes : les vers intestinaux que certains groupes ethniques considèrent comme des éléments nécessaires à la digestion en sont un exemple.

Toute maladie est un phénomène signifiant et l'activité médicale est toujours interprétative. Le médecin interprète les symptômes ressentis par son patient et les retraduit dans les catégories du savoir médical fondées sur des notions biologiques. Le malade, de son côté possède son propre point de vue concernant son état et s'est forgé, à son propos, un " modèle explicatif " ; celui-ci peut être en partie individuel mais il est aussi enraciné dans la culture. Les chercheurs évoquent " le réseau sémantique de la maladie " pour désigner l'ensemble de notions et de symboles qui lui sont associés et lui donnent sens.
Les médecins sont conscients de la variété de perception et d'expression des symptômes selon les cultures mais ils considèrent que cette différence est de surface : les individus perçoivent et traduisent différemment une réalité qui est toujours la même et que la médecine occidentale analyse objectivement. Pour les anthropologues, au contraire, le modèle explicatif de la maladie n'est pas seulement une traduction : la signification de la maladie fait partie de la réalité même et la modèle.

Une femme chinoise émigrée du Viêt-nam aux Etats-Unis vient consulter pour une sensation très douloureuse de " poids sur la poitrine ". Le médecin américain pense à des troubles cardiaques mais ceux-ci ne sont pas confirmés par les examens et aucun traitement n'améliore l'état de la malade. Encouragé par les anthropologues à rechercher le " modèle explicatif " de la maladie, le médecin apprend de celle-ci certains faits qui, selon elle, sont à l'origine de son état : elle a mené une vie très dure, a porté des poids très lourds dans sa jeunesse et un jour son mari l'a sauvagement battue. Elle fait part aussi de sa tristesse d'avoir quitté le Viêt-nam et d'y avoir laissé des proches. Après cette conversation, le diagnostic du médecin s'oriente vers une dépression. Mais celle-ci ne correspond pas, dans ses symptômes, à la dépression d'un malade américain ; le " modelage culturel " ne concerne donc pas que son expression. En Chine, les symptômes psychiatriques donnent en effet plus souvent lieu qu'en Occident à des symptômes corporels et l'expérience de la dépression passe souvent par des douleurs cardiaques, alors que ce n'est pas le cas aux Etats-Unis ou en France.

Les causes de la maladie

F. Laplantine (Anthropologie de la maladie, Paris Payot 1992 ou article dans Sciences Humaines n° 12, décembre 1991)  propose deux modèles de causalité : interne ou externe.

Le modèle exogène : la maladie vient de l'extérieur

La causalité externe correspond au modèle exogène. Dans ce modèle la maladie est attribuée à l'action d'un élément (réel ou symbolique) étranger au malade.

L'une des notions clés expliquant son déclenchement est celle " d'intoxication " qui désigne l'incorporation lente mais continue d'éléments " malsains ".

Référée aux cultures dites primitives ou populaires, la maladie va être attribuée à une personnalité humaine ou surnaturelle : sorcier, génie, diable , ancêtre. L'individu ne saurait être responsable d'une maladie qui est provoquée par une volonté extérieure.

La maladie frappe alors comme un malheur ou comme une faute à expier. L'individu a causé sans le savoir du tort à un génie, un diable ou un ancêtre il doit donc payer pour cela.

Ce système d'interprétation se rencontre par exemple en Afrique où la maladie sera perçue comme une colonisation du corps ou de l'esprit par une volonté maligne.

Le rituel thérapeutique est dès lors clair : les formules et les pratiques rituelles n'ont d'autres buts que d'exorciser le mal, c'est-à-dire de chasser l'intrus.

L'individu n'est pas responsable de sa maladie, il en est possédé.

C'est ainsi que le psychiatre Henri Colomb (1972) a observé le " N'Doep " au Sénégal. Une femme devient mutique et refuse de manger et de boire. Le psychiatre identifie une psychose. Le chaman énonce lui que la femme est habitée par un esprit mauvais nommé " râble ". Il s'agit selon lui des " râbles fâchés " de la mère de la malade. Le village tout entier va participer à une sorte d'exorcisme collectif pour calmer la colère des râbles.

On retrouve les trois grands temps du rite initiatique :

Les résultats sont appréciés comme excellents surtout lorsque la demande de cette thérapie traditionnelle émane de la personne en difficulté, de sa famille ou du groupe.

Superstitions ? Croyances dépassées par l'avènement d'une pensée scientifique, rationnelle ? Tobie Nathan recommande-t-il autre chose ?

Le modèle de l'intrusion du mal se retrouve également dans les conceptions dites savantes, comme dans celles du sens commun occidental.

La maladie est de la même façon imputée à un agent nocif extérieur tel que l'environnement chimique, l'environnement géographique.

Que cela soit vrai ou non : imputer l'asthme à la pollution atmosphérique, c'est bien imputer à une cause extérieure une maladie somatique. Que cette cause extérieure soit le produit de nos déchets, les déjections de nos véhicules, et que nos enfants paient pour ces excès renvoie au même type de modèles. Nous n'avons pas fâché un " râble " mais notre mère Nature qui se venge de nos excès.

La croyance à l'œuvre derrière tout cela est rousseauiste : l'homme naît naturellement " bon " mais c'est la société qui le corrompt.

Le modèle est le même lorsque nous évoquons une nourriture trop faible ou trop riche en calories, une nourriture industrielle, mal équilibrée ... Il s'agit toujours d'un agent perturbateur externe.

S'énonce là notre rapport à un environnement, à une société perçue comme hostile. Dans quel mesure n'exprimons-nous pas là un mal de vivre ou une crise de valeurs qui produit ce système d'interprétation causal : le mode de vie engendre des maladies ?

Nous avons pris l'habitude de traduire en terme de maladie ce qui en réalité, est dû à tout autre chose. L'homme qui est mal à l'aise dans son foyer, parce que ses enfants sont insupportables, ou parce qu'il n'a pas la femme qu'il croit mériter, l'homme qui est malheureux dans son travail parce que le contremaître ne lui plaît pas, ou qu'il s'estime mal employé, sous-employé ou sur-employé, peut traduire tout son malaise par un appel au médecin. Et le médecin, lui aussi, ne peut traduire que de la seule façon qu'il connaisse : par des prescriptions de médicaments. " Pr. Sournia " Médecine et médecines " Emission de FR3 Provence-Côte d'Azur, 1983.

La conception médicale occidentale de la maladie comme ennemi extérieur est également héritée de Pasteur qui a mis en évidence la contagion de l'organisme par un germe pathogène extérieur. Le prototype en est la rage, qui se transmet par la salive d'un individu à l'autre. Le modèle pasteurien doit son énorme succès aux réinterprétations irrationnelles et imaginaires qui se sont greffées sur lui. Pasteur rejoint ainsi les croyances populaires. Les substances nocives sont d'autant plus pathogènes qu'elles sont invisibles. Elles renforcent l'idée que l'on n'est pas à l'origine de sa maladie. Il ne s'agit pas d'un individu malade mais d'un organe en soi accidentellement infecté.

" J'ai attrapé quelque chose qui s'est logé quelque part "

" Je suis tombé malade "

Cette certitude est d'autant plus enracinée qu'elle se croit fondée sur un modèle scientifique indiscutable.

Dans un autre ordre d'idée, il ne viendrait à l'idée de personne de contester les effets nocifs d'une mauvaise hygiène de vie sur la santé d'un individu : ils sont objectivement incontestables. Toutefois, et subjectivement, ce ne sont pas les conduites alimentaires et les excès alimentaires qui seront tenus comme responsables de la maladie mais les aliments eux-mêmes. Ainsi le " sucre " sera-t-il la " cause " du diabète; le " sel " la " cause " de l'hypertension artérielle; les " graisses " la " cause " du cholestérol et de l'infarctus etc. Ils représentent autant d'agents menaçants qu'il faudra soustraire pour retrouver la santé.

Le modèle endogène : la maladie vient de l'intérieur

Si le modèle exogène justifie une attente de la guérison qui ne peut venir que de l'extérieur (l'intervention du chaman, le médicament ...), le modèle endogène amène au contraire à considérer la maladie de l'intérieur même du sujet.

Cette conception peut de la même façon apparaître dans les interprétations populaires, traditionnelles comme dans les constatations scientifiques modernes.

Si nous prenons l'exemple d'une prédisposition génétique à être malade, cette prédisposition n'implique pas que l'individu sera effectivement malade. On retrouve cette conception dans les notions d'hérédité, de tempérament, de dispositions, etc. tout à fait superposables à d'autres, moins rationnelles, comme les types caractériels, astraux, morphopsychologiques ... On peut distinguer deux modèles. Une variante biologique s'illustre par le courant de la génétique, négligeant la personnalité dans ce qu'elle a de singulier. La personne atteinte, par exemple d'un diabète, ne pourra être tenue pour responsable de son affection. L'interprétation de la maladie se place du côté du destin et de la fatalité : " C'est en moi, mais je n'y puis rien. ". L'autre variante, psychologique , a été largement diffusée par l'approche psychanalytique qui considère que l'individu crée lui-même sa maladie, inconsciemment.

Il paraît alors difficile de parler de " maladie " au singulier. Si nous prenons en compte la complexité des réinterprétations individuelles, sociales et culturelles, il serait plus juste de parler de " maladies " au pluriel.

Si nous prenons l'exemple des maladies génétiques, il ne paraît pas avoir de doutes sur leur caractère endogène. Une maladie comme le cancer peut être envisagée suivant les deux modèles endogène et exogène. Du côté du second modèle, le cancer va être attribué à des prédispositions héréditaires, à une hypersensibilité héréditaire du sujet. C'est une maladie qui ronge, qui tue du dedans. Du côté du premier modèle, et les statistiques le démontrent, on incriminera plutôt les modes de vie, l'environnement malsain qui provoquent les cancers. Il existe enfin une troisième voie : celle de la synthèse individuelle, car s'il est toujours possible d'incriminer un agent extérieur (la pollution, le tabac, les déchets atomiques, etc.) cette causalité n'est pas génératrice de cancer chez tous les individus.

Dans ces conditions, et scientifiquement parlant, il devient impossible de dénouer tous les facteurs qui interviennent dans n'importe quelle maladie, de vouloir séparer ce qui revient à l' " intérieur " et ce qui revient à l' " extérieur ".

Chaque situation de soin proposera toute une combinaison de perceptions de la maladie par les malades, chacune étant résolument singulière d'un individu à l'autre.

La perception du malade par rapport à sa maladie empruntera à sa culture, ses mythes, ses fantasmes personnels : c'est cela que le malade donne à entendre, et c'est cela que le diagnostic infirmier cherche à cerner. La façon qu'à la personne de réagir à sa maladie est d'abord liée à la façon dont elle la perçoit individuellement, socialement, culturellement, familialement et au sens qu'elle lui donne.

Cette perception, cette reconstruction vont conditionner l'adhésion au traitement.

Soigner et traiter : additionner ou soustraire ?

La conception de la maladie comme agent externe colonisant le corps appelle des thérapeutiques soustractives pour expulser le mal, lever les sorts ou procéder à l'extraction chirurgicale. Il y a dans le corps quelque chose en trop qui rend malade, il faut donc l'expulser, le faire partir, l'enlever.

Cette représentation dominante dans les sociétés occidentales ou occidentalisées comme agent ennemi appelant une intervention symbolique de l'exorciste ou une intervention chirurgicale par extraction n'est pas sans lien avec le fond historico-culturel du christianisme par lequel l'individu naît en état de péché et doit aspirer à en être débarrassé par un tiers dont le texte biblique dit qu'il " ôte " ou " enlève "  le " péché du monde ".

Une telle conception est par exemple étrangère à la culture musulmane pour laquelle la maladie est plus de l'ordre de la négation que de l'affirmation, de l'absence que de la présence et pour laquelle la guérison relève davantage de disjonctions et d'additions que de soustractions comme la chirurgie (qui était interdite par l'Islam) ou la saignée qui fut longtemps la panacée universelle de la médecine occidentale alors que l'Islam considérait que le musulman devient impur lorsqu'il perd son sang.

A partir de ce fonds culturel, nous comprenons pourquoi une partie de la population maghrébine hospitalisée :

- continue à se représenter son thérapeute non comme celui qui enlève (du sang, de l'urine, un organe) mais comme celui qui ajoute ;

- aspire à recevoir (des médicaments, des piqûres) plutôt qu'à être opéré ;

- est en meilleure situation de guérison lorsque l'acte médical est vécu comme une intervention qui ajoute, non comme une intervention qui supprime.

De ces deux conceptions : médecine qui ajoute ou médecine qui soustrait deux grands modèles de thérapie peuvent être déduits :

- le modèle allopathique, représentatif des traitements modernes à visée soustractive ;

- le modèle homéopathique, qui repose sur le principe inverse et serait représentatif du modèle additif de la thérapie (renforcer les défenses de l'organisme).

 

Allopathie : médecine des contraires

Si la maladie est considérée comme une agression d'un agent pathogène, la riposte thérapeutique sera la contre agression. L'allopathie, comme médecine des contraires (du grec : allo = l'autre, pathos = maladie) est donc une médecine qui combat l'agent extérieur, contre la nature.

Les antibiotiques -dont le sens étymologique est contre (anti) la vie (bio) illustrent parfaitement cette démarche.

Un bon nombre de pratiques thérapeutiques obéissent à ce principe de la contre agression à visée soustractive :

- les médicaments, évidemment, dont les neuroleptiques utilisés pour chasser les idées délirantes, pour mordre sur le délire, les antipsychotiques, nouvel avatar mis au point par l'industrie pharmaceutique qui confond le patient (psychotique) et la maladie (psychose) ;

- la chirurgie qui extirpe le mal ;

- le laser qui découpe, qui brûle ;

- les thérapies comportementales issues des travaux de Pavlov et Watson qui visent à éliminer les conduites négatives du sujet.

L'homéopathie : médecine des semblables

Ce modèle correspond à la médecine des semblables (du grec homos = semblable et pathos = maladie) et consiste à donner un " plus " de résistance à l'organisme en administrant la maladie à des doses infinitésimales. Cette démarche se retrouve dans l'homéopathie mais également dans le principe de la vaccination inauguré par Jenner en 1796 et réaffirmé par Pasteur.

Cette conception du traitement " du mal par le mal " a parfois donné lieu à des pratiques " cocasses ". Ainsi Pinel estimait-il en 1838 que provoquer un ulcère pouvait chasser les troubles mentaux. Lazzlo von Méduna en 1935 injectait à ses patients des produits provoquant des crises d'épilepsie, car il était convaincu que l'épilepsie chasserait la schizophrénie. Le même principe est à l'œuvre dans l'ECT aujourd'hui.

Nous pouvons également repérer les pratiques d'homéopathie populaire : des compresses de vinaigre ou d'eau de vie pour soigner les brûlures (feu contre feu), prendre des infusions chaudes, se couvrir pour transpirer lorsque l'on a une fièvre d'origine grippale. La gentiane contre la jaunisse, etc.

C'est toujours en référence à cette démarche que l'on peut décoder le sens des croyances populaires : Sainte Claire est invoquée pour guérir les maux oculaires, Saint Genou la goutte, Saint Aignan la teigne, Saint Acaire l'humeur des femmes acarîatres, etc. Saint Tamarin la constipation. Ce qui fonctionne là, c'est la similarité des mots et des maux.

Toutes ces pratiques ont en commun d'aider la nature à se défendre par les semblables, en donnant un plus à l'organisme pour qu'il puisse mieux se défendre contre la maladie.

Relèveraient du modèle homéopathique la cure psychanalytique et l'antipsychiatrie.

La cure analytique, inaugurée par Freud, consiste à réactiver un conflit intrapsychique dont souffre l'individu. Au contraire des traitements qui visent à supprimer les symptômes (neuroleptiques, antidépresseurs, électrochocs) la cure analytique vise à encourager le souvenir de ce qui les a provoqués.

Quant à l'antipsychiatrie, représentée par Ronald Laing et David Cooper en Grande Bretagne, Franco Basaglia en Italie, Thomas Szasz aux Etats-Unis, elle affirme que la folie ne doit pas être réprimée mais au contraire encouragée à s'exprimer.

Pour une approche complémentaire de la santé et de la maladie

Modèle exogène de la cause de la maladie

Modèle endogène de la cause de la maladie

Thérapie soustractive

Thérapie additive

Allopathie :

Antibiotiques

Neuroleptiques

Antidépresseurs

Etc.

Homéopathie :

Remèdes homéopathiques

Vaccins

Cure psychanalytiques

Etc.

Thérapies comportementalistes

Thérapies analytiques

Maladie étrangère au malade

Maladie présente dans le malade

Guérison par extraction

Guérison par réactivation

Rationnel

Irrationnel

Science dure

Science humaine

Champ du biomédical

Champ du sociomédical

 

Cette simplification en couple d'opposition n'exclut pas les passages possibles d'un modèle à l'autre. Ainsi dans le cadre de la psychose, on prescrira des neuroleptiques, une psychothérapie d'inspiration analytique et un appartement thérapeutique.

De la même façon un traitement antibiotique prescrit pour traiter une infection pourra être suivi d'un traitement homéopathique.

Ces considérations théoriques prennent tout leur sens lorsqu'il s'agit de travailler sur l'observance médicamenteuse (comprendre pourquoi le patient ne prend pas son traitement), sur les conséquences d'un traitement chirurgical chez un patient maghrébin qui souffre de sinistrose après l'amputation d'un segment de l'estomac.

Si le régime prescrit consiste pour le médecin en une série d'aliments à proscrire, et pour l'infirmière en une prescription à faire observer, pour le patient, il se traduit en repas. Le repas est un ensemble d'habitudes alimentaires, de goûts, de réactions affectives et sociales qui engendrent des représentations de ce qui est désiré ou refusé pour les raisons les plus variées. C'est un ensemble structuré par des liens de signification qui n'a rien à voir avec la prise en compte exclusive de tel ou tel aliment et a fortiori de protides, lipides ou glucides.

Si le diagnostic médical énonce un diabète, si le traitement comprend (entre autres) un régime, le diagnostic infirmier portera, lui, sur la conscience qu'a le patient d'être diabétique, sur ce que cela signifie pour lui dans sa vie quotidienne, dans ses relations familiales, de couple, professionnelles, sociales. Il prendra en compte la capacité de ce patient à suivre un régime, ce que représentent les aliments proscrits pour ce patient, les bouleversements que ce régime implique dans sa vie, etc.

Ce chapitre doit beaucoup à Jean-Louis Gérard et à Ali Aït-Abdelmalek.

 

Conceptions de la maladie

Nous achevons cette approche des représentations de la maladie en nous référant à Claudine Herzlich.

Santé et maladie sont vécues et pensées par l'individu en référence à ses rapports avec la société ; par la santé et la maladie, l'individu s'insère dans la société contraignante ou en est exclu.

La maladie est une forme de déviance motivée par les pressions de la société sur l'individu. Le " rôle " du malade, c'est-à-dire les normes de conduite que la société, en l'occurrence l'entourage du malade, et en premier lieu, son médecin valorisent les " anticipations institutionnalisées " quant à sa conduite sont un mécanisme qui canalise la " déviance " de la maladie.

C'est à travers l'activité du bien-portant et l'inactivité du malade que s'exprime la relation de l'individu à la société : participation ou exclusion, éventuellement conformité ou déviance. Le sens que prend l'inactivité pour l'individu différencient trois modes d'organisation de la représentation, trois conceptions de la maladie -où s'insèrent modèles de comportement vis-à-vis de la maladie, des soins, des malades- corrélatifs des conceptions de la relation à la société. Ces trois conceptions sont la maladie destructrice, la maladie libératrice et la maladie métier.

La maladie " destructrice "

Elle apparaît marquée par deux critères principaux :

Le sujet qui se reconnaît malade ressent l'inactivité, l'abandon de son rôle comme une violence qui lui est faite. L'inactivité signifie en plus la destruction des liens avec les autres, l'exclusion, la solitude. La personne malade ne peut créer les liens qu'elle souhaiterait, elle n'est pas une partenaire valable, elle n'a rien à offrir à l'autre. Les problèmes financiers renforcent encore ce sentiment d'inutilité sociale.

Même malade, la personne persiste dans une conduite de santé. Il s'agit d'assurer pour l'individu la permanence de sa fonction sociale, conserver l'identité, essentielle entre elle et lui. L'individu se situe tout entier dans un univers social, comme personnalité identifiée à son rôle social qui exige la santé et rejette la maladie (cf. La métamorphose de Kafka.).

On déclare l'inactivité insupportable mais on déprécie les quelques activités permises au malade ; elles ne peuvent constituer un palliatif. Presque toujours lié à l'inactivité apparaît le thème de la dépendance à autrui. De même que l'inactivité est insupportable pour ces personnes, la dépendance leur est pénible. L'aide est malaisément acceptée. Il ne peut en fait pas y avoir d'aide, le malade est seul au milieu des autres.

Seul au milieu des bien-portants, le malade refuse en outre de percevoir ou de créer des liens avec les autres malades ; ils l'importunent.

Alors que l'inactivité, la dépendance et l'exclusion sociale apparaissent au sujet comme insupportables et destructrices, il n'y existe pas dans la maladie de solution : inactif et exclu de la société des bien-portants, le sujet se retrouve inactif et solitaire dans la maladie.

On comprend donc aisément l'apparition sous diverses formes de sentiments d'angoisse qui culminent dans l'expression de thèmes d'anéantissement. La maladie, c'est le néant, c'est un terme, c'est la mort.

Nous voyons en quel sens la maladie peut être " destructrice " : la destruction, l'anéantissement, la mort ne sont pas la conséquence de la maladie, un danger pour l'avenir, mais sa réalité immédiate. C'est dans sa vie même que le malade est anéanti et sans avenir, c'est dans sa vie même qu'il est comme mort. La mort est alors psychologique et sociale avant d'être organique. La destruction menace la personnalité encore plus que le corps.

Le malade se décrit comme diminué, perd ses qualités de sociabilité, d'énergie et d'indépendance. Il se transforme. Il est " moins qu'avant ". Il régresse au statut passif et dépendant de l'enfant. Certains décrivent une véritable dépersonnalisation, on n'est plus soi-même, on est envahi par un " personnage " de moindre valeur.

La relation qui s'établit entre l'individu et la maladie peut se formuler en terme de pouvoir. Dans la conception " destructrice " de la maladie, le sujet oscille entre nier sa maladie (donc être tout puissant à son égard) et une impuissance totale.

L'individu maintiendra son activité le plus longtemps possible. Il refusera les soins, le recours au médecin, il refusera de " savoir ", de s'informer sur son état.

Et si la maladie s'installe et dure, le dernier pas est franchi, le malade est vaincu par la " vraie " maladie. La passivité prend alors le pas sur la négation. On refuse l'anéantissement en se transformant en objet. On refuse le " personnage " que crée la maladie par l'ultime affirmation : ce n'est pas " moi " qui suis malade.

La maladie " libératrice "

Pour certaines personnes, la maladie est " libération ". Comme pour la maladie destructrice, tout commence par l'inactivité. Mais, le sujet la ressent cette fois comme l'allégement des charges qui pèsent sur lui. Tel est le sens qu'il donne au repos. On insiste sur la rupture d'avec les contraintes sociales, sur " l'effacement du quotidien ", voire de la réalité elle-même. La maladie, c'est le monde de l'exceptionnel. On en souligne la douceur. L'exceptionnel peut prendre un caractère fantastique. On trouve le même balancement dans l'appréciation qui est faite du temps : tantôt on le ressent comme une " halte " dans la vie quotidienne ou l'on pense que la maladie donne du temps. Tantôt, on découvre une expérience du temps exceptionnelle et infiniment plus signifiante que le temps de la vie courante.

Il est deux conceptions de la maladie libératrice :

- l'une où la maladie, de manière plus " terre à terre ", se présente comme rupture du quotidien et des obligations sociales. Elle n'est alors exceptionnelle que dans un sens objectif, de par sa rareté. Cette conception correspond à des maladies bien délimitées : les maladies bénignes, courtes, non douloureuses qui dépourvues de tout aspect menaçant, représentent une halte bienfaisante dans l'existence du sujet.

- plus dramatique, l'autre conception, y voit un phénomène exceptionnel de par sa nature même, chargé de significations plus intenses. Elle englobe la maladie grave, la mort.

La désocialisation du malade est également présente mais elle prend dans cette conception un sens opposé : l'exclusion de la société est assumée non comme destruction, mais comme libération et enrichissement de la personne. Le malade, loin d'être anéanti, retrouve des possibilités de vie et de liberté.

On insiste alors sur les possibilités d'activités intellectuelles permises par la levée des obligations sociales, on accorde à la solitude un caractère bénéfique, on dépeint enfin le pouvoir, voire les privilèges que donne la solitude de malade. La personne ne trouve pas dans le vie en société la satisfaction de ses besoins et ses aspirations. Elle s'affirme comme distincte de son rôle social. La vie en société n'est pas la vraie vie que seule la maladie révèle.

La personne du malade se dessine alors selon trois directions :

- la maladie est une libération de la personne, liée à l'allégement des contraintes sociales ; la maladie est un " révélateur ", l'individu " se retrouve lui-même ", il accède à sa vérité.

- la personne est transformée dans le sens d'un enrichissement. A l'opposé de la conception de la maladie destructrice, c'est le malade qui représente ici l'idéal de la personne, et cet idéal est non pas " actif " mais " réflexif ". L'expérience de la maladie a une valeur formatrice, liée à la douleur et à a menace de la mort. Elle entraîne à la réflexion, à la lucidité, à la connaissance. Connaissance de soi-même, réflexion sur sa vie, sur ses problèmes de vie.

L'enrichissement prend parfois la forme d'une plus grande " ouverture " à autrui.

- Cette conception culmine dans l'idée, que par la maladie, se développe une personnalité exceptionnelle qui correspond naturellement à l'expérience exceptionnelle de la maladie.

Sur le plan du comportement, les examens, les soins, les relations avec le médecin ne sont pas l'essentiel, tout au plus indique-t-on parfois leur caractère rituel. Les soins rendent manifestes aux yeux de tous la présence de la maladie ; ils forment la règle de vie de cet univers privilégié. En revanche, jouir de la maladie, en tirer tout l'enrichissement possible est essentiel. Il se dessine ainsi un accueil à la maladie ; on l'accepte, parfois même on la souhaite. Il y a une sorte d'évasion dans la maladie.

L'attitude des autres apparaît ici déterminante. Si la maladie (donc la désocialisation) est acceptée par l'entourage, une conception positive de la maladie peut d'élaborer. Mais lorsque l'attitude des autres cesse d'être favorable, lorsque la maladie n'est plus tolérée par l'entourage mais ressentie comme une lourde charge, son caractère bénéfique s'estompe.

La maladie " métier "

La maladie peut apparaître enfin comme un métier. La fonction reconnue au malade est de lutter contre la maladie. Elle possède certains caractères d'un métier ; elle se prépare et s'apprend.. La maladie apparaît comme la situation où l'on a recours au médecin et où l'on se soigne. L'accent est donc mis d'emblée sur la lutte active du malade. C'est grâce à la libération des charges de la vie quotidienne que l'individu trouve l'énergie nécessaire à la lutte contre la maladie. Comblée par cette lutte, l'inactivité devient acceptable.

La conception de la " maladie-métier " comporte deux points essentiels qui sont en quelque sorte les deux fondements de la lutte contre la maladie.

- le malade certes redoute la maladie mais il l'accepte toujours. Il ne se sent -au contraire du malade confronté à la maladie destructrice aucune possibilité de la nier : elle est là.

- contraint d'accepter la maladie -elle manifeste ainsi sa puissance- le malade a pourtant sur elle un pouvoir qui prend sa source dans la nécessité même d'accepter. Ce " pouvoir " comporte des degrés, des formes de plus en plus actives. D'abord, on " supporte " et l'on croit même qu'il n'existe ni maladie, ni douleur insupportable. Supporter est presque déjà synonyme de " surmonter ". On affirme que l'on peut s'adapter à la maladie, vivre avec les limitations qu'elle impose. Le malade peut par sa lutte participer à la guérison. Il la hâte ou la facilite. L'orientation vers la guérison est un des traits distinctifs de cette conception.

Dans la maladie-métier, on s'attache plus particulièrement à certaines caractéristiques des états et on envisage de manière spécifique les notions même de santé et de maladie.

C'est dans cette conception que la perception et donc l'intégration dans le concept de maladie, des phénomènes organiques est la plus complète. La douleur, la fatigue, voire même la température font partie de l'image de la maladie et servent à la définir. L'action, la lutte supposent la connaissance : l'atteinte est donc davantage perçue à son niveau corporel. La perception de la maladie est donc parallèlement plus différenciée : loin de l'envisager comme phénomène global (comme dans la maladie destructrice) ou de se limiter à quelques types de maladies (maladie libératrice), les malades utilisent maintes qualifications, opèrent de plus nombreuses distinctions, apprécient avec nuances, caractéristiques et types de maladies.

Une " forme " de santé est ici prépondérante : celle du fond de santé. Elle est d'abord le signe d'une " participation " plus grande " de l'individu à son état, elle atteste qu'il se sent concerné dans son corps. Il est surtout le facteur principal de résistance à la maladie. Nous retrouvons sur ce plan le thème fondamental de la conception : d'une part l'acceptation se double d'une perception plus fine de l'atteinte corporelle, d'autre part la lutte de l'individu, son pouvoir se manifestent sur un double plan : psychologique, par le " moral ", la " volonté ", par le " fond de santé ".

C'est dans la maladie-métier qu'on accorde le plus d'attention aux comportements du malade. Le recours au médecin dans un triple but : diagnostique, thérapeutique et préventif est l'essentiel ; il définit sans doute le rôle du malade. Mais il est complémentaire avec la lutte personnelle et avant tout psychologique du malade. Les rapports avec le médecin sont alors conçus comme coopération, échange. A la limite, le " rôle du malade " semble aussi actif que celui du médecin, presqu'égal. On rejette l'obéissance stricte et passive au profit d'une relation plus symétrique. Cette volonté d'échange apparaît aussi sur le plan de l'information ; " savoir " pour le malade, c'est posséder une des conditions nécessaires au moral, à la lutte. C'est aussi exiger quelque chose du médecin, en retour de l'obéissance, de la confiance qu'il exige de vous.

L'image du malade fondée sur l'activité, sur la participation à la situation de malade perd alors son caractère dramatique.

L'expérience de la maladie perd aussi le caractère exceptionnel et la valeur bénéfique qu'on lui accordait dans la maladie libératrice. La personne en sort renforcée.

Dans la bouche des sujets, être " un malade " devient alors une catégorie sociale à l'égal des autres. Le monde des malades est un monde socialisé.

La maladie-métier se caractérise par :

- la conservation des valeurs sociales de la santé au sein de la maladie : activité, énergie, volonté définissent le malade et la maladie comme elles définissent le bien-portant et la santé .

- La maladie est une situation d'apprentissage : le malade apprend à lutter, devient " plus fort " et cet apprentissage semble réutilisable dans la santé.

- La guérison est l'issue normale de la maladie : le malade est " occupé à guérir ". La maladie représente essentiellement l'étape et la conduite par lesquelles, à partir de l'atteinte organique, on guérit. Elle est un " moment à passer " et s'insère donc au sein du temps socialisé de la santé.

- Dans le cas de la maladie chronique, l'adaptation est possible. L'individu se crée un nouveau mode de vie avec, certes, des limitations, mais aussi des compensations et de nouveaux intérêts.

Maladie et santé ne sont pas hétérogènes : elles s'incluent dans un même ensemble. La conduite du malade est le processus par lequel non seulement on répond à l'atteinte organique mais encore, on affirme la permanence de son appartenance à la société.

Qu'est-ce au fond que la démarche de soins ? C'est permettre au patient de passer de la conception de la maladie destructrice, à celle de maladie métier. C'est travailler au plus près du patient pour lui permettre d'énoncer la façon qu'il a de se représenter sa maladie et le soin qui lui est proposé. Les entretiens infirmiers permettent ainsi au patient de décrire le réseau sémantique de sa maladie et c'est à partir de ses différentes conceptions que l'on va lui proposer une démarche de soins et des objectifs à atteindre grâce à des actions infirmières choisies ensemble.

 

Dominique Friard.


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