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Comprendre le contexte actuel de la pratique infirmière :

 

Soyons clairs, quels que soient la virulence de mes propos, il ne s'agit pas pour moi de démanteler la notion d'énoncé clinique ou de diagnostic infirmier. Les infirmières nord-américaines ont construit un édifice théorique. Cet édifice est respectable, on peut être d'accord, on peut le critiquer, on peut proposer autre chose. Des arguments s'opposent à d'autres arguments. Il n'est possible de le critiquer et donc de forger notre propre pensée qu'à partir du moment où les écrits théoriques qui les sous-tendent sont disponibles en français. Ce n'est malheureusement pas le cas.

En tant que formateur, je fais en sorte que mes collègues aient le choix, qu'elles puissent connaître les différentes théories en présence et cheminent avec elles. Je me garde bien d'imposer quoi que ce soit. J'aurais aimé que nos décideurs fassent de même. Les personnes responsables des soins infirmiers au ministère de la santé auraient organisé et financé des équipes de traducteurs qui auraient permis au plus grand nombre d'infirmières de découvrir les théories américaines. Des équipes auraient pu faire des choix théoriques et expérimenter sur le terrain. Des guides infirmiers auraient permis de suivre l'évolution des réflexions. L'existence d'un troisième cycle universitaire aurait permis à des infirmières chercheurs d'explorer leurs propres voies ou de suivre les chemins empruntés par Orem, King, Roy ou Peplau. Nous aurions avancé d'une façon rationnelle et scientifique. Nous aurions fait preuve d'intelligence.

On m'objectera le coût financier mais l'argument ne tient pas. Les diagnostics infirmiers ne prennent pas sur le terrain, la démarche de soin n'est pas utilisée malgré les sommes faramineuses dépensées en formation continue. Quelque chose résiste. Si on veut avancer, il faut bien identifier ce qui résiste. Cette démarche me semble renvoyer à ce que nos experts en soins infirmiers nomment la résolution de problème.

Arlette Marchal et Thérèse Psiuk ont écrit un excellent livre qui pose des questions habituellement tues : " Le diagnostic infirmier. Du raisonnement à la pratique " (Editions Lamarre, 1995). Avant d'aller plus loin, elles nous invitent, à comprendre le contexte actuel de la pratique infirmière.

On parle actuellement de l'hôpital en crise aux plans économique, organisationnel mais également moral et éthique. " Elles ont parfaitement raison d'insister sur ce point, mais une crise qui dure depuis tant d'années est une phase d'état et plus une crise.

L'hôpital est le reflet de la société. Pendant les trente Glorieuses, la mission de l'hôpital était simple, il s'agissait de réparer les actifs pour qu'ils puissent continuer à produire, à consommer. La récession économique, la persistance du chômage ont modifié sa mission. Il ne s'agit plus de réparer des actifs dont le nombre diminue régulièrement. Il s'agit de gérer plus ou moins bien les conséquences sanitaires et sociales de la marche en avant de l'économie. De plus en plus d'individus sont laissés au bord de la route et il n'est pas question d'accorder une trop grande importance à leurs maux (mots ?). La santé a un coût que l'économie n'est plus prête à supporter. L'hôpital est en constante mutation parce qu'il doit incessamment s'adapter à cette donnée économique.

Confrontés à ce que d'aucuns nomment la mondialisation et à ses conséquences, nos gouvernants nous demandent de soigner mieux en dépensant moins ou de dépenser moins en acceptant un certain déchet en terme de qualité des soins tout en mettant en place des procédures de mesure de la qualité des soins qui se traduisent systématiquement par des réductions de coût. Cela est particulièrement perceptible en psychiatrie où les restrictions budgétaires entraînent une diminution importante du nombre d'infirmiers. Ces postes sont de plus en plus souvent pris aux dépens des structures extra-hospitalières. L'aspect préventif tend alors à passer au second plan. Les redéploiements vers les hôpitaux généraux, et les fermetures d'hôpitaux locaux ne se comptent plus. Il s'agit le plus souvent d'économies à court terme.

Le patient, appelé de plus en plus souvent un client (ce qui est contradictoire avec les économies de bouts de chandelle réalisée) revendique ses droits (Charte du patient hospitalisé, présence de deux représentants d'associations de patients au Conseil d'Administration, multiplication des plaintes de patients, modification des textes de lois relatifs aux plaintes, etc.)

Les infirmières sont prises entre deux feux : d'un côté les restrictions budgétaires font passer la qualité des soins au second plan (alors que les discours proclament l'inverse), de l'autre les patients réclament qu'on prennent davantage en compte leurs besoins (qu'on les assiste dans un nombre croissant d'actes de la vie quotidienne) et n'hésitent plus à porter plainte contre des infirmières responsables de leurs actes (cf. rôle propre). Ces responsabilités accrues des infirmières ne s'accompagnent pas par ailleurs, d'une meilleure reconnaissance institutionnelle, et notamment du corps médical. En psychiatrie, professionnellement, les infirmières n'existent plus. La qualité de leur travail, leur spécificité est déniée. Alors pourquoi s'acharner à réfléchir, à théoriser puisque nul ne prend en compte leurs tentatives d'élaboration de leur pratique. Dans dix ans, tout le savoir emmagasiné par des générations d'infirmiers de secteur psychiatrique aura disparu.

A l'hôpital, le pouvoir administratif et budgétaire est de plus en plus puissant. L'Agence Régionale d'Hospitalisation décide souverainement de quel établissement il faudra se passer et combien d'infirmiers devront être déployés. Cette montée en puissance s'effectue évidemment aux dépens du pouvoir médical. Les infirmières générales, devenues Directrices du Service de Soins infirmiers, ont pris le relais des médecins, mais sans avoir de légitimité réellement reconnues par les équipes. Elles ont par ailleurs une position bâtarde coincée entre leur appartenance au corps infirmier dont elles sont les représentantes non élues, et leur appartenance à l'équipe de direction dont elles ne sont qu'un des maillons. Plutôt que de rajouter du liant, ce nouvel échelon hiérarchique contribue à faire de l'hôpital un champ de bataille où les luttes de pouvoir brisent les initiatives. Leur concurrence avec les directions des ressources humaines, et ses conséquences en terme d'affectations, de formation continue, de priorités budgétaires est un sujet de réflexion constant pour l'analyste institutionnel. Malgré ou à cause de cela, leur arrivée coïncide souvent avec la création d'un Service de Soins Infirmiers autonome qui se fixe ses propres objectifs. Cette autonomisation infirmière ne va évidemment pas sans conflits.

Les médecins étaient jusqu'à l'arrivée des psychologues les seuls professionnels universitaires à l'hôpital. Leur savoir dispensé dans les facultés de médecine au numerus clausus strict résultait d'une appartenance socioculturelle à la bourgeoisie. Les infirmières, surtout en psychiatrie, étaient plutôt issues du monde ouvrier ou agricole et avaient de ce fait un certain positionnement vis-à-vis d'un savoir médical perçu comme complexe et quasiment ésotérique. Elles avaient également une plus grande compréhension d'un patient souvent issu de la même classe sociale qu'elles.

Les médecins étaient des hommes, les infirmières (pendant longtemps les seules paramédicales) étaient des femmes. La ségrégation présente dans le domaine domestique était reproduite dans le domaine hospitalier. Il est à cet égard intéressant de noter que la reconnaissance des infirmières est beaucoup plus avancée dans les pays du Nord de l'Europe, plutôt protestant que dans le sud, catholique et traditionnellement plus machiste. C'est ainsi que dans les pays latins, il n'existe pas de troisième cycle universitaire axé sur le soin.

Le diagnostic infirmier recouvre donc en partie la notion de lutte des classes et celle de lutte des sexes.

L'hôpital a évolué, d'autres professions sont apparues et limitent souvent le rôle infirmier. La coordination du rôle de chacun est devenu un enjeu majeur.

Différentes logiques s'affrontent donc à l'hôpital, ces logiques sont parfois plus corporatistes qu'institutionnelles.

Les administratifs sont des gestionnaires, uniquement préoccupé par l'aspect financier. Ils tendent de plus en plus à développer un management rationnel des organisations et oublient la dimension humaine du soin. Les médecins sont dans le meilleur des cas des scientifiques, des chercheurs et des cliniciens qui visent à supprimer la maladie, à guérir. Les médecins-chefs sont de moins en moins des cliniciens et de plus en plus les gestionnaires de leur service. Ils ont de plus en plus de difficultés à donner une direction de soins. Les infirmières sont des praticiennes du soin, dont l'objectif est une certaine qualité de vie du patient.

On assiste enfin à une transformation de la relation avec le malade.

En psychiatrie, le mode de suivi a profondément changé. Les hospitalisations sont de plus en plus brèves mais également de plus en plus fréquentes. On ne compte plus les fermetures de lit. Le redéploiement extra-hospitalier apparaît à un nombre croissant de professionnels comme un externement arbitraire. Le taux de suicide ne cesse d'augmenter à tel point qu'aucun chiffre n'est disponible, comme si s'exprimait là la vérité des économies réalisées. Le discours biologique de plus en plus prégnant empêche de prendre du recul vis-à-vis de la relation établie avec le patient, les supervisions se font plus rares. Le psychiatre en analyse savait qu'il ne savait pas, les nouveaux biologistes ne connaissent plus que les médiateurs chimiques et se comportent en nouveaux mandarins.

L'hôpital est de plus en plus souvent décrit comme n'étant que peu l'institution du malade, lequel n'a pas vraiment la sensation d'être un client (qui paie le forfait hospitalier, la CSG) mais souvent un reclus qui ne recueille qu'indifférence de la part des soignants. La critique fondée de l'hôpital général et de son fonctionnement souvent autarcique rejaillit sur une institution psychiatrique qui s'est beaucoup ouverte mais ne sait pas suffisamment faire apparaître sa spécificité.

La formation infirmière est centrée sur la prise en charge globale de la personne soignée, mais dans quelle mesure ce global ne s'oppose-t-il pas à ce qui est individualisé ? A l'hôpital général, en fait de globalité, n'est-ce pas le plus souvent l'aide-soignante qui assume les soins corporels intimes et quotidiens ? Un rapport récent ne vient-il pas de montrer que les patients hospitalisés étaient souvent sous-alimentés ? Nous sommes même devenus incapables de prendre en charge le plus élémentaire des besoins.

Comment pourrions-nous poser un jugement clinique, ce que sont la démarche de soins et le diagnostic infirmier, si dans notre exercice quotidien nous ne nous autorisons pas à prendre des initiatives, à nous questionner sur notre pratique, à nous positionner vis-à-vis des autres acteurs de santé ?

Il serait trop facile d'en rendre responsable les hommes, les médecins, les administratifs. Il existe 127 associations infirmières qui ne représentent que 9 % des infirmières. A titre d'exemple l'A.N.F.E. (Association Nationale Française des Ergothérapeutes) est la seule association des ergothérapeutes et représente 90 % de ces professionnels. Les ergothérapeutes pèsent donc davantage de poids au niveau du ministère que les infirmières bien que leur nombre soit infiniment plus réduit. On ne compte que 9 % d'infirmières syndiquées. Les infirmières ne sont pas représentées politiquement au parlement. Si les infirmières américaines avaient été aussi peu organisées, les diagnostics infirmiers n'auraient jamais vu le jour.

 


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