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La culture professionnelle française permet-elle la mise en place de la démarche de soins et du diagnostic infirmier ?

 

La démarche de soins et le diagnostic infirmier n'ont été développées que par les infirmières américaines et canadiennes. Le mouvement qui permet leur élaboration débute en 1953. Près de quarante années seront nécessaires pour développer cette méthodologie, les théories, la taxinomie et les plans de soin qui en découlent.

Les premières questions qu'auraient dû se poser des experts infirmiers formés à autre chose qu'à poser des perfusions à la chaîne sont celles-ci :

Existe-t-il en France des théories de référence utilisées par les infirmières ? Peuvent-elles les élaborer davantage ? Les théories anglo-saxonnes sont-elles exportables en France ? Quelle est leur validité en dehors de leur contexte culturel de référence ?

Si nous définissons habituellement la culture comme l'ensemble de structures sociales et de manifestations artistiques, religieuses, intellectuelles qui définissent un groupe, c'est aussi dans un sens plus restreint un ensemble de savoir-faire qui assure un code de comportement, et un ensemble de connaissances acquises par une ou plusieurs personnes.

Si l'homme communique, vit et s'habille au moyen de sa culture, qu'en est-il du professionnel de santé ? Arlette Marchal et Thérèse Psiuk auteures sont claires, et invoquent E.T. Hall pour affirmer : qu'" aucun aspect de la vie humaine n'échappe à l'emprise de la culture qu'il s'agisse de la personnalité, de la manière de s'exprimer (y compris les émotions), de penser ... de résoudre les problèmes ... de l'organisation ou des structures. ... "

Il existe bien des différences de culture professionnelle entre les infirmières anglo-saxonnes et les infirmières françaises, différences liées à leur passé de formation et à leur logique professionnelle. J'emprunterais en partie l'argumentation de Marchal et Psiuk.

Leur passé de formation

L'expérience culturelle professionnelle des infirmières américaines est bien antérieure à celle des infirmières françaises. La formation d'Infirmière Diplômée d'Etat remonte à 1860 aux Etats-Unis et à 1922 en France.

La première Université en Soins Infirmiers est créée aux Etats-Unis en 1922, il n'en existe toujours pas en France. La première Ecole des Cadres n'a été créée qu'en 1951. Et l'Ecole des cadres ne saurait tenir lieu de formation universitaire. Il n'existe en France que des Maîtrises de soins infirmiers (Bobigny 1987, Créteil 1987). Ces Maîtrises ne sont reconnues nulle part. La tradition centralisatrice de notre pays implique une hiérarchie forte qui exclut toute transversalité. Les infirmières cliniciennes ne sont pas prêtes d'être reconnues en France. Cette frilosité des décideurs, l'absence de pression infirmière entraîne un retard conceptuel considérable.

En psychiatrie, le déni des compétences infirmières est encore plus important. Le premier diplôme d'Infirmer de Secteur Psychiatrique date de 1955. Le certificat cadre de psychiatrie n'est institué qu'en juillet 1969. Et pourtant, la première théorie de soin infirmière est l'œuvre de Jean-Baptiste Pussin et remonte à la fin du XVIIIe. siècle. Pinel s'en inspirera pour développer la notion de traitement moral avec lequel la démarche de soins telle qu'elle s'énonce a plus d'un point commun.

Le soin à ceux qui souffrent remonte à l'origine du monde. On ne peut brûler les sorcières, appeler remèdes de bonne femme leur savoir millénaire, considérer les femmes qui guérissent comme hystériques, leur interdire tout accès à une culture scientifique et universitaire et se plaindre de ce qu'elles s'emparent de ce que leurs consœurs anglo-saxonnes ont patiemment élaboré : les diagnostics infirmiers. Il fallait y penser avant.

Leur logique de formation

Les infirmières américaines et française ont deux logiques professionnelles opposées qui renvoient à des systèmes de prises en charge différentes.

Aux USA, dans un pays d'argent-roi, le patient est un client, qui finance directement les soins. Selon ses revenus, il bénéficiera de prestations de plus ou moins bonne qualité.

En France, chacun finance le système de santé soit sur ses revenus. Nous sommes dans une logique de redistribution. Tous les patients sont égaux et bénéficient des mêmes prestations. Une étude récente a montré qu'en France, plus on est éloigné du patient, plus il est facile de la considérer comme un client, plus on en est près, plus cela est difficile.

Il serait pourtant plus noble, moins stigmatisant de considérer la personne hospitalisée comme un client.

En psychiatrie, comment pourrait-on considérer le patient comme un client alors qu'hospitalisé sous contrainte, il n'a ni le choix du lieu de soin (le libre-choix du médecin proclamé par les textes est une hypocrisie achevée), ni celui de ne pas être hospitalisé ? Nous ne parlerons pas de la conscience de la pathologie.

Le terme de client est également ambigu par son étymologie.

Dans l'Antiquité à Rome, le client était un plébéien (c'est-à-dire un pauvre) qui se mettait sous la protection d'un praticien appelé " patron ". Le patricien (j'ai du mal à ne pas écrire praticien) était une personne qui appartenait de par sa naissance à la classe supérieure des citoyens romains et jouissait donc de ce fait de nombreux privilèges. Le client, dans cette relation aliénait une partie de son autonomie. Par analogie, le client est celui qui se place sous la protection de quelqu'un. Le terme commercial actuel n'apparaît qu'en 1829.

En France, le patient est celui qui pâtit, qui souffre. Ce qui est au centre, ce n'est donc pas la transaction, mais la relation au souffrant, souffrance qu'il faudra faire cesser par un abord technicien, soulager par l'écoute, souffrance à laquelle il faudra donner un sens. Le patient est aussi celui qui patiente, qui doit attendre. Il faut aussi se soucier de ce que les mots nous donnent à entendre. Combien de fois répondons-nous à la personne malade qui nous demande quelque chose : " Patientez un peu ! ". Comme s'il était dans son rôle de patient de patienter sans s'impatienter.

Client ? Patient ? Il n'est pas sûr qu'un terme soit préférable à l'autre.

Aux Etats-Unis, au centre du soin, il y a une transaction, un contrat, nous sommes dans une logique contractuelle.

En France, au centre du soin, il y a la souffrance que nous devons soulager, nous sommes dans une logique de l'honneur, presque de la charité en tout cas du devoir. Nous ne sommes surtout pas dans une logique contractuelle. Nous avons beau parler de contrat de soins. Il ne saurait y avoir en droit français de contrat entre une personne malade et un établissement public de soins.

Les infirmières américaines développeront donc la notion de contrat de soin, celle de satisfaction du client, et pratiqueront l'évaluation de la qualité.

En France, la pratique infirmière individuelle est fondée sur la liberté et l'indépendance. Les relations soignants/soignés sont le plus souvent informelles, et c'est sur cette base que s'institue la coopération de soins. Le travail en équipe est également conçu sur cette logique. Le maintien d'un " certain flou " sur les soins dispensés à la personne laisse aux équipes une plus grande souplesse et l'impression d'une plus grande liberté d'action, d'initiatives personnelles. Il ne s'agit évidemment que d'une impression.

Le management est de type hiérarchique, l'informel y trouve sa place. On obéit inconsciemment à la demande médicale, mieux on la devance. L'évaluation est perçue comme un contrôle de la personne, donc comme un manque de confiance. Le mode d'accréditation choisi ne fera que renforcer ce sentiment de méfiance. Mais il ne s'agit après tout que d'une incohérence de plus !

Le type de communication soignant/soigné permet-il l'implantation de la démarche de soins ?

Les soins infirmiers ne peuvent s'exercer que dans la communication fonctionnelle, thérapeutique ou pédagogique. Pour apprécier si la personne a besoin de soins infirmiers et lesquels, l'infirmière est en recherche permanente de renseignements. Cette recherche s'effectue soit par l'observation, soit par la lecture des différentes données rapportés par les membres de l'équipe pluridisciplinaires, soit par l'entretien. C'est l'analyse de ces différentes données qui mènera au diagnostic infirmier. La communication entre l'infirmière et la personne soignée doit donc atteindre une qualité et une efficacité qui permettent de comprendre comment et jusque dans quelles limites cette personne pourra être aidée par des soins infirmiers.

Si en France, il existe bien une relation entre l'infirmière et la personne soignée (le contraire serait impossible, il n'est de soins que relationnels), cette relation est souvent marquée par de la distance, par un équilibre plus ou moins précaire entre implication et évitement. Si la proximité se réalise souvent dans le soin technique (par le toucher au moment d'une toilette effectuée le plus souvent par un aide-soignant, d'une injection, d'un maintien physique), elle ne se reproduit pas véritablement dans une communication verbale authentique. C'est ainsi que deux soignants peuvent parfaitement communiquer entre eux pendant un soin sans s'adresser à aucun moment à la personne soignée.

Pour recueillir des données nécessaires à l'identification d'une problématique, pour créer une véritable relation de confiance, pour utiliser la relation à des fins thérapeutiques, l'infirmière doit pouvoir accéder à la " distance personnelle ", voire intime. L'empathie ne se pratique pas dans le distance sociale. Cette nécessité présente une réelle difficulté pour l'infirmière française. Dans notre culture, l'infirmière pense qu'elle " viole " la personne soignée dans sa vie privée, si elle entre en contact intime avec elle. La distance personnelle est réservée aux relations familiales.

En psychiatrie, quoi qu'on puisse en dire, cette problématique est présente. " Il ne faut pas entrer dans le délire. " " Il ne faut pas de relation duelle, pas de trop grande proximité avec le patient ". Il existe tout de même des façons de gérer la relation (réunions centrées sur la relation, supervision, etc.). Il existe de la même façon des théories qui permettent de la penser.

La formation en soins infirmiers est par ailleurs largement insuffisante en ce qui concerne l'apprentissage d'une communication professionnelle infirmière. De ce fait, l'infirmière éprouve une réelle difficulté relationnelle avec le patient, ce qui diminue sa capacité à recueillir des données et à utiliser la relation comme outil thérapeutique.

Il serait trop facile de stigmatiser cette incapacité " française " à entrer en relation intime avec le patient.

C'est peut-être dans ce domaine que l'écart culturel est le plus important.

Les diagnostics infirmiers et la pratique à laquelle ils renvoient sont issus d'une culture protestante. Le protestant a un rapport direct à Dieu. Il n'existe pas de hiérarchie ecclésiastique. Sa référence est la Bible qu'il interprète à sa façon et nul ne vient lui dire qu'il en fait une mauvaise lecture.

La France est une terre catholique. Le Pape représentant du Christ sur terre est éclairé par l'Esprit-Saint (comme le médecin ?), il est donc infaillible. La hiérarchie ecclésiastique est omniprésente. Le prêtre confesse le croyant et lui impose pénitence. La confession (ce que pourrait faire métaphoriquement l'infirmière en recueillant les données) est son apanage et est couverte par le secret de la confession, de la même façon que ce que dit le patient est couvert par le secret médical. Premières " infirmières " les sœurs connaissent bien la religion et ont transmis une culture du devoir, du savoir porter sa croix aux infirmières laïques. Le catholique lit peu la Bible, il n'en connaît le plus souvent que les passages lus par le prêtre lors de la messe.

Ces pratiques religieuses aux antipodes entraînent deux façons différentes de soigner. Cela est d'autant plus vrai qu'en psychiatrie par exemple, le traitement moral s'est élaboré à partir du modèle religieux laïcisé par les médecins. Ainsi, il sera aussi difficile à certaines infirmières de poser un diagnostic infirmier que de " confesser " un patient. Elles sont dans les deux cas confrontées à un interdit.

Ce n'est pas parce que les infirmières françaises s'interdisent certaines questions, une certaine proximité relationnelle qu'elles ne pourront pas recueillir certains types de renseignements. Elles feront des tours et des détours mais y arriveront. Leur façon de soigner est adaptée à leur culture. Utiliseraient-elles les mêmes recueils de données que leurs consœurs américaines que ceux-ci ne leur serviraient de rien. Les patients ne répondraient pas à leurs questions. Les patients, en arrivant à l'hôpital, s'attendent à un certain type d'interactions avec le médecin, avec l'infirmière, avec l'aide-soignante. Que le soignant ne respecte pas cette attente et le patient se fermera et réagira vigoureusement. Cette évidence que connaît chaque infirmière de terrain ne peut pas l'être d'infirmière de cabinets ministériels. Ainsi s'organise à nos dépens et à ceux des patients, une certaine forme d'ethnocentrisme. Il est amusant que cela se fasse avec l'aval de nos décideurs.

Plan de soins, démarche de soins, diagnostic infirmier : l'état de confusion

Aujourd'hui, les nouveaux concepts se succèdent sans que nul ne se soucie de la capacité des infirmières à les comprendre, à se les approprier, à les intégrer, à les modifier . Après Virginia Henderson, le dossier de soins, la démarche de soins, les diagnostics infirmiers, l'analyse de la charge de travail, le plan de soin guide, bientôt les résumés de soins. Tout se succède à marche forcée, comme si les infirmières françaises étaient incapables de comprendre quoi que ce soit, comme si leur pratique, leur histoire , leurs réussites et leurs échecs ne comptaient pas. Qui les connaissent d'ailleurs ces réussites et ces échecs au ministère ?

Ceux qui sont censés enseigner l'utilisation de ces nouveaux concepts ne les ont souvent jamais testé sur le terrain, terrain dont d'ailleurs nul ne se soucie. Les couloirs du ministère de la santé sont rarement ouverts aux cliniciennes qui ne sont de toute façon pas reconnues en France.

Les infirmières obligées de manipuler des concepts qu'elles ne comprennent qu'imparfaitement, et qui sont à des années lumières de leur pratique :

- évaluent des étudiants en soins infirmiers formés à ces nouveaux concepts insuffisamment maîtrisés par les enseignants, par les étudiants et les infirmiers eux-mêmes ;

- subissent l'implantation des nouveaux outils ;

- participent à des actions de formation continue sans bénéficier d'un accompagnement individuel qui ferait le lien entre théorie et pratique ;

- sont eux-mêmes encadrés par des cadres, des cadres-infirmiers supérieurs, et des infirmiers généraux pour lesquels ces notions sont étrangères.

Et on voudrait que çà fonctionne !

De toutes les façons de procéder, celle-ci est la pire.

L'utilisation des diagnostics infirmiers en France pose de réels problèmes qui n'ont jamais vraiment été regardés en face.

 

Pendant que les théoriciennes anglo-saxonnes rédigeaient leur taxinomie, leur catalogue de diagnostics infirmiers, leur Bible, en France, les infirmiers de secteur psychiatrique investissaient le secteur, inventaient les visites à domicile, la psychothérapie institutionnelles. Il n'était pas rare que les chercheurs américains, italiens, anglais, allemands se déplacent à La Queue en Brie, à Esquirol, à La Borde, à Saint-Alban, etc. pour s'inspirer de ce que nous faisions. Notre expérience n'est pas mince. Notre façon de soigner, de réfléchir le soin n'est pas nulle. Notre investissement du patient, nos références théoriques sont souvent de meilleure qualité et d'une bien plus grande exigence que les théories anglo-saxonnes. Nous n'avons pas à souffrir de complexes.

En nous inspirant de ce que nos collègues ont élaboré, mais en nous souvenant de ce que nous savons faire, nous devrions parvenir à une nouvelle synthèse qui enrichirait le soin, la prise en charge de chaque patient ici, comme là-bas.

 

 


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