SOUS
LA BLOUSE
Réflexions d’une infirmière en psychiatrie
« Jade »
« Notre travail ça
consiste en grande partie à aider les gens
(…)
à se libérer d’un tas de
chaînes et de liens,
de mirages,
de blocages et de grippages,
de méconnaissances et de
préjugés,
en gros et en détail,
individuellement et en
groupe,
et c’est pas toujours facile
pour des tas de raisons,
mais
entre autre
parce que soi-même
on n’est pas tellement libéré
de toute cette quincaillerie. »
SOMMAIRE
1.
Hésitation
2.
Evitement
3.
Spécificité
4.
Diplôme
5.
Les
débuts
6.
Théorie
7.
Ecouter
8.
Penser
9.
En
équipe
10.
Point
de vue
11.
Médicaments
12.
Les
petits mots
13.
Des
mots justes
15.
Activisme
16.
Se
rencontrer
17.
Seconde
nature
18.
Humilité
19.
Jamais
trop tard
21.
Espoir
22.
Solitude
23.
Fuite
24.
Pleurs
25.
Appel
à l’aide
26.
Dépression
28.
Suicide
30.
Psy-jama
31.
Rentabilité
32.
Société
34.
Bruits
de fond
35.
Hors
cadre
36.
La
nuit
37.
Etiquettes
38.
Jargon
39.
Délires
40.
Isolement
41.
Autisme
42.
Démence
43.
Mal-traitance
44.
Ethique
45.
Sous
la blouse
46.
A
suivre
Dix ans. On dit qu’il s’écoule dix ans, en moyenne,
entre le moment où on commence à aller mal et le moment où on accepte de
recevoir de l’aide pour ça. Imagine-t-on ce que c’est, dix ans, quand on essaie
de vivre et qu’on n’y arrive pas ? Quand, jour après jour, on fait
« semblant » d’aller bien ? Dix années à se répéter, contre
toute évidence, que les choses finiront bien par s’arranger d’elles-mêmes, ou
que d’autres sont tellement plus malheureux que nous...
Mais
le malheur des autres n’a jamais atténué le nôtre ! On peut, à la rigueur,
continuer de se mentir à soi-même mais ça ne dure qu’un temps. Il y a toujours
un moment où le malaise qu’on n’a pas voulu affronter nous rattrape. C’est
comme ça. On n’a pas trouvé comment faire autrement.
Se
pose alors la question, de plus en plus pressante, d’aller voir
« quelqu’un » pour se faire aider.
Mais
qui ? Qui aller voir : un psychiatre ? un psychologue ? un
psychothérapeute ? Et pendant combien de temps ? Est-ce que ce sera
possible financièrement ? Et si ça allait nous changer, d’aller voir
« un psy » ? A moins que ça ne finisse de nous rendre
complètement « fou » !
On
diffère comme ça le soin pour un tas de raisons, plus ou moins valables, mais
qui signent toutes une méconnaissance de la psychiatrie et de ce qu’elle peut
apporter...
On
voudrait tellement croire qu’on peut continuer à se dépatouiller dans la vie comme
on l’a fait jusque-là !
Le nom de mon hôpital n’est pas de ceux qui mettent
à l’aise. Trop... connu. Trop... connoté. Trop c’est trop ! Il y a ceux
qui passent devant tous les jours et font semblant de ne pas le voir. Ceux qui
n’y mettraient les pieds pour rien au monde, préférant ne pas savoir qu’un de
leurs proches y séjourne. Ceux qui se plaisent à relayer toute sorte de bruits
bizarres, d’histoires – réelles ou fantasmées – mais jamais très rassurantes.
C’est
un fait, l’hôpital psychiatrique dérange. Bien avant de savoir ce qui s’y vit,
l’hôpital psy, par le seul fait d’exister, cause comme une gêne dans
l’imaginaire collectif. A commencer par sa situation géographique, toujours
trop proche de
Il
arrive parfois qu’il faille la franchir, cette fameuse grille. Pour soi-même ou
pour un ami. On s’en serait volontiers passé, mais il arrive qu’on n’ait pas le
choix. Alors on presse le pas, on accélère. On ne s’attarde pas plus dans le
parc que dans le service.
Pourtant,
quand on y réfléchit, il est communément admis qu’on puisse avoir recours à un
traitement psychique – voire à un psychiatre – à un moment de sa vie. Mais de
là à en passer par un séjour en psychiatrie, hein ?! Et comment expliquer
ça à son enfant ? A sa compagne ? A son employeur ? Parce que
là, forcément, tout le monde va être au courant que quelque chose ne tourne pas
rond...
Mais que dire de toutes ces années passées à
soigner ? Comment rendre compte du quotidien dans les services ?
Infirmière en psychiatrie c’est, pour les gens, un bien grand mystère.
Infirmière-tout-court, ils ont toutes sortes d’idées sur la question ;
mais infirmière-en-psychiatrie... Pour faire quoi ? Est-ce que ce n’est
pas plutôt le domaine du psychiatre ? Du psychologue ? A quoi ça peut
bien ressembler une infirmière qui n’est pas dans l’agir ? Dont la
pratique ne repose pas exclusivement sur la réalisation d’actes
techniques ?
Voilà
presque sept ans que j’exerce ce métier. Je suis infirmière en psychiatrie et
je vois bien que ce n’est pas la même chose de travailler là ou en hôpital
général, pas la même chose en réanimation qu’en entreprise ou encore en maison
de retraite. Ce sont des réalités différentes. Une seule appellation, mais des métiers
différents. Et un même décret de compétences qui, quel que soit le lieu
d’exercice, nous enjoint de « protéger, maintenir, restaurer et promouvoir
l’état de santé» des gens que nous soignons. Comment définir, alors, la
spécificité du travail en psychiatrie ?
C’est
valable aussi dans les autres services : ce qui est au coeur de nos
métiers, c’est la re-la-tion. On parle de « relation d’aide », de
« relation thérapeutique »... Peu importe – à la limite – comment on
l’appelle pourvu qu’il y ait relation !
Entrer
en relation, ce n’est pas juste échanger quelques mots. C’est aller au-devant
des gens, les inviter à se confier à nous, les aider à mettre des mots sur les
émotions qui jalonnent leur histoire. C’est proposer une disponibilité à toute
épreuve. C’est garantir que notre écoute, notre accueil seront là, quoi qu’ils
aient à nous raconter. C’est créer les conditions favorables à une parole qui
libère.
Etre soignant. Blouse blanche et diplôme en poche ne
sauraient suffire, même si la panoplie est un début. Une fois qu’on a le
« permis de soigner », tout reste à apprendre.
La
veille encore - c’est drôle - la veille j’étais « Jade, élève
infirmière ». Quelques heures plus tard, les résultats sont affichés sur
la porte de l’IFSI , validant avec succès ces trois années et demi de
formation.
Je
suis diplômée. Infirmière Diplômée d’Etat.
Question :
est-ce qu’on devient soignant une bonne fois pour toutes, parce qu’on en a le
titre, ou est-ce qu’on est un soignant en devenir, perpétuellement ?!
Je
regarde mes collègues, plus anciennes dans la profession, et je me fais un peu
l’effet d’une usurpatrice en me présentant à mon tour comme
« infirmière du service »... comme si j’étais leur égale !
J’ai un peu peur des nouvelles responsabilités que me confère ma nouvelle
fonction.
Des
années ont passé. Je suis encore un peu impressionnée d’avoir à me présenter,
et le serai toujours : « Bonjour, je m’appelle Jade, je suis
infirmière ».
C’est
que c’est lourd d’engagement, je le sais maintenant. Nous sommes en
psychiatrie, que diable ! Nous l’oublions parfois, mais chacun de nos
mots, chaque mot que nous utilisons ou que, au contraire, nous taisons, compte
et se frayera un chemin. Paroles de soignants, attention, ce n’est pas
rien ! Ce que nous disons aux gens, en retour, est chargé de tout le
poids, de tout ce qu’implique la relation soignante. Il convient de rester extrêmement vigilants dans notre
écoute et le choix des mots que nous employons. Alors seulement nous pourrons,
par nos mots, prétendre à réparer ce que d’autres mots, avant eux, ont détruit
ou mis à mal.
La fatigue des débuts. Le réveil qui sonne. L’attente
des transports en commun dans le petit matin frissonnant. Une odeur d’hôpital
qui prend à la gorge, avant même d’en avoir
franchi le seuil. L’ascenseur qui ne vient pas. Alors les trois étages
montés à pieds, comme un automate. Direction le vestiaire. Retirer les
vêtements civils qu’on vient tout juste d’enfiler. Se
« déguiser » en infirmière, tunique et sabots blancs.
S’arranger les cheveux dans
Les
collègues sourient gentiment. Elles disent que c’est le métier qui rentre,
qu’après on ne fait plus attention, qu’on s’habitue... à tout ! Aux
horaires décalés, au travail du dimanche. Aux trajets, aux odeurs, à l’uniforme.
Aux savons qui abîment les mains. A la station debout. Comme je voudrais les
croire !
En
attendant j’ai toujours autant de mal avec... l’hôpital. Je veux dire :
avec le bâtiment en lui-même. Vieux, terne, décrépi. Un petit air désaffecté. Et
je ne parle que des façades. L’intérieur aussi recèle de bonnes surprises. Pas
envie de m’y habituer. Je veux garder un regard neuf sur les choses et les
gens.
L’autre
jour un couple est venu me voir, affolé : « Nous, on ne fait que passer entre
ces murs! Mais vous qui travaillez ici toute
l’année, mieux vaut avoir le moral !!!»
Il y a les cours dispensés à l’IFSI. La théorie,
avec les mots à dire, ceux à proscrire, l’empathie et tout et tout. Et puis il
y a
Ecouter.
Simplement écouter ce qui nous est dit. Accuser réception du message. S’assurer
qu’on l’
A
partir de là, le soignant peut valider les choses : « J’ai bien
entendu ce que vous m’avez dit » Ou encore « J’entends que vous vivez
des choses difficiles ». Il n’est évidemment pas question de prendre
parti, de donner raison à l’interlocuteur sur ce qu’il évoque. Non, il s’agit
de tenir compte des ressentis de cette personne, de sa façon à elle de vivre ce
qu’elle nous raconte. Indépendamment des faits qui se sont réellement produits
si j’ose dire. Nous sommes là pour parler d’elle, de sa réalité à elle. C’est
ça qui est vrai. Alors il est important de lui renvoyer qu’on l’
Dans
le même ordre d’idées, nous avons à coeur de toujours ramener la conversation
sur le Sujet : « Nous sommes là pour parler de vous »
« Qu’est-ce que ça vous fait vivre à vous ? » Il faut laisser
les gens penser par eux-mêmes. C’est seulement à cette condition que nous
pouvons les aider à décoder ce qu’ils vivent et à y mettre du sens.
Reformulation
et bienveillance : c’est tout l’art de la relation d’aide. Mais c’est
aussi cet effort pour comprendre d’où viennent les mots / maux :
« Qu’est-ce que j’entends derrière ce qui m’est dit ? » « Qu’est-ce
que moi, soignant, je pense de ce qui m’est dit ? »
Le
soin relationnel consiste à dire ce que j’entends.
Ecouter. Ecouter vraiment. Peut-on imaginer
programme plus simple et plus ambitieux à la fois ?!
Ecouter,
ce n’est pas se contenter de rester silencieux, ni prêter une oreille polie à
ce qui se dit. Ecouter, c’est être véritablement ouvert, disponible, attentif
et attentionné. Il s’agit d’entendre ce
que l’autre et moi avons en commun, entendre ses vibrations en moi et les lui
restituer. C’est cela qui fait soin et permet de parler d’écoute thérapeutique.
Ecouter,
ce n’est pas donner mon avis sur ce que j’entends. Ce n’est pas donner des
conseils. Ce n’est pas essayer de solutionner des problèmes qui ne
m’appartiennent pas.
Nous
faisons tous l’expérience de ces tentatives d’écoute, plus ou moins bienveillantes,
qui se soldent par un catalogue de commentaires qu’on ne demandait pas, et nous
font regretter d’avoir ouvert notre coeur. Ce n’est pas cela que nous
attendions de nos amis en leur racontant nos histoires. Ne voulions-nous pas
plutôt nous sentir accueillis ? Simplement accueillis pour ce que nous
sommes !
Curieusement,
on ne devient un « bon » écoutant, et donc un bon soignant, qu’à la
condition d’avoir été écouté soi-même. On peut alors savoir ce que c’est, une
écoute-qui-fait-du-bien, et tenter de proposer cela à ceux qui meurent à petit
feu de n’être pas entendus.
Soigner en psychiatrie, c’est créer un espace
où la parole est possible. Où on peut nommer
Mais
soigner est dangereux. Pas uniquement au sens où les médias voudraient nous le
faire croire, mais au sens où soigner comporte une multitude de risques, et
notamment celui de se tromper. Etre
professionnel ce n’est pas faire un sans faute. Ce n’est pas avoir tout bon du
premier coup, et encore moins réponse à tout. C’est réfléchir à notre pratique.
Faire des allers-et-retours entre la théorie et
Qui
sait si ce n’est pas précisément ce travail pensé autour de notre pratique qui
protège de la « folie » dont nous sommes entourés ?
Une
équipe de travail c’est d’abord une équation de papier. 1 + 1 + 1 égale un
effectif de départ. Une liste de soignants rattachés à une même unité de soins.
Mais attention ! A ce stade, on « fait » peut-être équipe mais
on n’ « est » pas équipe pour autant.
L’équipe - pour devenir équipe
- a besoin que chacun de ses membres mette cartes sur table et ose donner son
sentiment sur les soins en cours. Ca ne fait pas consensus ? Tant
mieux ! Le grand danger qui guette les équipes c’est la pensée unique,
quand chacun préfère se fondre dans le groupe plutôt que d’exprimer l’avis qui
est le sien. Pourtant, quand on y réfléchit, c’est plus intéressant quand
chaque membre, là où il est, a son mot à dire. Quand chacun ose exposer ses
ressentis ou ses idées.
A quoi ça sert d’être une équipe
multidisciplinaire si on ne partage rien ?!
Nous travaillons
« avec » nos émotions mais nous travaillons aussi « sur »
nos émotions, c’est évident. Avant de les dévoiler au grand jour, il est besoin
de se connaître suffisamment pour savoir d’où elles viennent. Elles ne viennent
pas de nulle part, ces émotions. Elles sont l’écho de notre histoire
personnelle, plus ou moins bien digérées, plus ou moins fiables.
Nous avons à être
parfaitement conscients de ce que nous ressentons à l’intérieur, face à telle
ou telle situation de soin, à tel ou tel récit. Etre au clair avec ce que cela
réveille de tristesse, d’angoisse, de peurs, d’agacement, de colère et parfois
même de violence. Ne pas se voiler
C’est la diversité des
opinions qui fait la richesse clinique, ce n’est pas autre chose ! Et ce
n’est pas pour rien s’il est des équipes dans lesquelles nous nous sentons
mieux que dans d’autres. Nous nous sentons bien dans les équipes qui font la
part belle à la pensée, à l’ouverture, à la remise en question. Nous nous
sentons mal dans celles qui ne proposent rien de tout cela, et qui, d’une
certaine façon, sont mortes d’un point de vue thérapeutique.
Un soin doit toujours pouvoir être observé,
quantifié, tarifé ! Ce n’est pas moi qui le dis, mais les bien-pensants
qui écrivent sur la question et voudraient nous faire croire que, le soin,
c’est quand on peut faire entrer les gens dans des cases... Mais ce qui
fonctionne éventuellement en soins généraux ne paraît pas judicieux en
psychiatrie, où – faut-il le préciser - la spécificité repose justement sur le
soin sur mesure, le non transposable, l’unique.
On
comprend bien qu’un pansement bétadiné sera toujours un pansement bétadiné. Une
suite de gestes ordonnés qu’un protocole peut englober. Quelle que soit
Mais
quand il s’agit de rendre compte de la vie psychique des gens, il est certain
que les phrases toutes faites, prêtes à l’emploi, ne peuvent qu’appauvrir la
pensée clinique et le soin. Nous avons à laisser une trace écrite de ce qui se
vit au cours des entretiens infirmiers, mais une trace au plus près de ce qui
s’y est dit ou ressenti. Une écriture entièrement protocolaire ne rend bien sûr
pas compte du caractère unique de ces moments, de nos réponses au cas par
cas... Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a cette longue tradition de culture
orale derrière nous !
Et
voilà qu’on nous parle d’américaniser notre façon de faire, avec le fameux DSM
- Diagnosis and Statistical Manual of Mental Disorders – qui prétend pouvoir
recenser tout ce qui existe à travers le monde en termes de « troubles
mentaux » !
Qu’on
nous brandit le PMSI comme une avancée miraculeuse qui va permettre, avec
quelques cotations, quelques matricules chiffrés, de donner le profil des gens,
de ce dont ils souffrent !
On
nous demande de leur faire remplir des questionnaires pour évaluer la gravité
de leur dépression…
Bref,
on ne sait pas comment soigner les gens, mais on se gausse de pouvoir les coter
bien proprement. C’est un point de vue !
Il ne faut pas nier l’impact des
traitements médicamenteux en psychiatrie : n’a-t-on pas parlé de
« révolution » avec l’avènement des psychotropes il y a quelques
années ? Aujourd’hui nous avons des traitements « pour » à peu
près tout, et sûrement que les gens iraient moins bien s’ils n’en bénéficiaient
pas.
Nous savons donc quoi prescrire en cas d’angoisse,
d’insomnie, de dépression, d’hallucinations... et j’en passe ! Nous
connaissons toute sorte de molécules que les laboratoires s’emploient à rendre
de plus en plus efficaces, de mieux en mieux tolérées.
Mais est-ce toujours cela dont les gens ont
besoin ? Est-ce qu’à tout symptôme correspond un traitement qui fait qu’on
le prend et qu’on n’en parle plus ? Est-ce qu’on peut traiter par des
pilules toutes les difficultés de la vie?
Ce n’est pas une baguette magique, un traitement. Ca
s’attaque au mal-être mais pas à ses causes. Ca aide un temps mais ça ne résout
rien. Ca ne dispense pas de mettre des mots sur ce qui se passe. Notre métier,
ça consiste d’abord à essayer de repérer les besoins de la personne, ce qu’elle
est et ce qui la fait souffrir, et non à vouloir gommer ses symptômes à tout
prix. Nous sommes là pour autre chose que pour être des distributeurs
automatiques de traitements. Nous sommes
là pour permettre de trouver du sens à ce qui se vit. Et c’est cette mise en
mots qui soigne, parfois, plus que nous et nos compétences pharmaceutiques.
Richesses et pauvreté des
protocoles. J’aurais peut-être dû faire mon mémoire là-dessus ?!
J’exerce un métier dont les pratiques ont besoin
d’être encadrées par des textes, « des garde-fous » si j’ose
dire ! Mais entre le fait de les
appliquer à la lettre, et de s’en servir pour ce qu’ils sont - c’est-à-dire des
outils - il y a une marge me semble-t-il. Les modes d’emploi, c’est bien pour
les machines. Ca dit ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire. Ca liste
tous les cas de figures possibles.
En psychiatrie, c’est vite dangereux parce que ça
donne des robots ! Des soignants
qui ne pensent plus par eux-mêmes. Qui ne pensent plus du tout d’ailleurs. Des
exécutants qui ont réponse à tout, en toute circonstance. Il n’y a plus de
place pour la souplesse et le bon sens.
Quitte à devoir lister les choses, j’aimerais autant
voir apparaître un manuel qui recense les mots ou expressions à proscrire dans
la bouche des soignants! Il y en a un paquet ! Thierry Tournebise, à juste
titre, parle de toutes ces « fausses bienveillances », employées sans
penser à mal, et qui sont autant de bévues relationnelles, aux effets
dévastateurs. (Parfois on se fait croire qu’on aide les gens mais en réalité on
les démolit).
Je pense, pour ma part, au nombre de fois où nous
disons aux gens « ne vous inquiétez pas ! » Avez-vous remarqué ?
c’est justement quand ils ont des raisons de se faire du souci qu’on leur
assène un « ne vous inquiétez pas ! » Ca part d’une bonne
intention, mais ce n’est pas rassurant pour deux sous. « Ne vous inquiétez
pas, votre séance de sismothérapie va bien se passer ! »... qu’est-ce
qu’on en sait, après tout ? On n’est pas à leur place ! Et si on
n’entend pas les appréhensions qui sont les leurs, comment pourront-ils
continuer de nous en parler ???
Dans la série des bourdes relationnelles... on peut
aussi citer le fameux « je vous laisse en « bonne »
compagnie ! » C’est gentil de laisser les gens avec leurs visites,
mais ce n’est pas judicieux de décider pour eux que cette compagnie leur fait
du bien. Elle n’en fait pas toujours. « Je vous laisse en compagnie ».
Cette formulation dit la même chose. A ceci près qu’elle laisse les gens
libres, après coup, de venir nous dire comment ils ont vécu cette présence.
Au cours d’un stage en soins palliatifs, j’ai été
frappée de voir que les soignants, quand ils sortaient d’une chambre, disaient
toujours « à plus tard », et non « à tout à
l’heure ! » C’est une petite nuance. Mais dans un service où on ne
sait pas si les gens seront là, encore, quand nous repasserons, c’est peut-être
plus prudent. De la même façon, en psychiatrie, si je dis « à tout à
l’heure », je sous-entends qu’on va se revoir avant que je ne quitte mon
poste. Si on ne se revoit pas, les gens auront guetté mon passage en vain. Le
lien de confiance entre nous en sortira fragilisé.
Je crois que les petits mots n’ont l’air de rien
mais qu’ils ont leur importance. Que c’est un pari merveilleux de faire reposer
nos soins sur les mots et leur maniement.
Je crois que nous ne serons jamais trop vigilants sur le choix des mots
que nous employons.
La façon qu’on a de nommer
l’autre dit quelque chose de la manière dont on le considère, dont on se situe
par rapport à lui. Et ce n’est pas exactement pareil d’attendre l’arrivée d’un
« patient », d’un « client » ou celle d’une « personne
en souffrance ». Ce n’est pas équivalent non plus de parler de
« Madame X» ou de « l’autre hystérique », même s’il se trouve
que les deux ne font qu’une !
Il y a comme ça tout un vocable pour désigner la
folie de l’autre, qui va du « doux dingue » au « fou à
lier » en passant par les inévitables « timbrés»,
« toqués », « barges», ou «détraqués » ; sans
oublier les « dérangés du cerveau » ou « ramollis du ciboulot »...
Ces quelques exemples sont volontairement excessifs,
mais on a vite fait de déraper, professionnellement parlant, si on n’y prend
pas garde. C’est très facile.
On dit aux gens qu’on va les « laver »
alors que ce n’est pas vrai, on ne les « lave » pas comme des
voitures, on les « aide » simplement à faire leur toilette, et ils y
participent toujours un tant soit peu à moins d’être dans le coma !
A des gens qui ont des problèmes de continence on
parle de « mettre des couches », mais ce sont des adultes, alors,
même si c’est écrit « couches » sur le paquet, il est sûrement préférable d’employer le terme de
« protections » si on ne veut pas qu’ils le vivent comme une
régression complète.
De la même façon, on ne va pas
« attacher » les gens, fût-ce pour leur bien-être psychique, tout au
plus peut-on les « contenir au lit ». En tant que soignants, nous
avons à faire du lien, au sens figuré d’abord, mais aussi au moyen de liens
bien concrets comme ceux-là.
Prudence donc avec les mots que nous employons. Trop
souvent nous parlons des gens à la troisième personne alors qu’ils sont dans la
même pièce que nous. Trop souvent nous les excluons en racontant par-dessus
leur épaule des histoires qui ne les concernent en rien. Réfléchissons à
l’effet que ça peut faire. Que souhaiterions-nous entendre, nous, le cas échéant ?
Prendre soin des gens, c’est aussi prendre soin de bien choisir nos mots pour
eux.
« Sujet trop vaste, avaient dit mes professeurs, un
mémoire de trente et quelques pages ne saurait traiter de l’humanité des soins ! » J’avais donc renoncé aux grandes
théories pour me pencher sur un cas bien concret, celui d’Adrien, jeune homme
en coma aréactif dont je m’étais occupée en réa neurologique.
Je
vous passe les détails sur le comment et le pourquoi il en était arrivé là.
Toujours est-il que son état d’alors, précaire au possible, n’allait pas sans
interroger la pertinence de la parole dans nos soins : face à quelqu’un
comme ça, égaré quelque part entre la vie et la mort, que faut-il faire ? Faut-il
parler ? Faut-il se taire ? Bien sûr rien n’indiquait s’il nous
entendait, mais rien non plus ne venait dire qu’il ne nous entendait pas… Je
concluais donc ce travail en disant que, pour moi, il était évident qu’il
fallait continuer de s’adresser à Adrien, ne serait-ce que pour lui conserver
quelque chose d’humain, à lui qui ne pouvait pas répondre mais qui n’était pas
non plus décédé! Lui parler, c’était précisément continuer de le reconnaître
comme l’un des nôtres, un petit humain parmi les humains…
Des
années plus tard, je demeure convaincue que notre métier n’a de sens que dans
une « approche humaine » de ceux que nous soignons. Nous pouvons bien
maîtriser tous les concepts du monde, être un grand « professeur
psychiatre » ou un « infirmier-je-sais-tout », si nous
oublions de placer l’humain au centre de nos préoccupations et de nos
pratiques, alors nous avons tout faux. Nous paradons mais nous n’en menons pas
large, relationnellement parlant. Et, justement, les gens ont besoin de trouver
en face d’eux des figures de soin qui demeurent accessibles, qui ne se
retranchent pas derrière des grands
principes, comme ce principe de
« neutralité bienveillante » qui ressemble le plus souvent à un
accueil glacial.
Il
n’y a pas que des techniques relationnelles à mettre en pratique. Il y a aussi
des savoirs humains à développer.
On croit qu’on est des bons
soignants parce qu’on a réalisé tout ce qui était visible, quantifiable. On a
effectué une aide à la toilette par-ci, une surveillance des constantes par-là.
Distribué quelques mots d’esprit en même temps que les médicaments ou les
repas. On s’est empressé de répondre aux sonnettes. On a couru d’une chambre à
l’autre. On n’a pas arrêté... et c’est vrai qu’il fallait faire tout ça !
Mais à quel moment a-t-on donné l’impression qu’on pouvait être disponible
vraiment ?
La tentation est grande de proposer tout plein
d’activités aux gens qui sont hospitalisés, parce qu’ils en sont généralement
reconnaissants. Mais on oublie de dire que c’est le meilleur moyen de ne pas se
rencontrer ! A un moment donné, Il faut bien que les soignants cessent de
s’agiter s’ils veulent que les soignés osent frapper à leur porte sans craindre
de déranger. Il faut bien qu’ils acceptent de s’asseoir et de se poser, s’ils
ne veulent pas passer à côté de la possibilité d’un échange.
Le travail en psychiatrie, ce n’est pas une
succession de soins programmés et ce n’est pas une succession de mots. C’est
aussi cette capacité des soignants à garder un « psychisme
disponible » pour ceux qui ont besoin de leur aide. Rester prêts à les accueillir. A tout moment. Et aller à
leur devant quand, d’eux-mêmes, ils n’arrivent pas à solliciter un entretien.
Quand on comprend que la disponibilité psychique
constitue l’essence même de nos soins, on se moque bien de l’impression qu’on
peut donner dans ces moments-là. On sait ce qui nous anime. D’aucuns penseront
qu’il ne se passe rien dans nos services, que tout est calme, que les soignants
sont inoccupés.
Qu’importe : on sait ce qu’on fait et pourquoi
on le fait. C’est tout ce qui compte.
Il est si rare le moment de la
rencontre, si précieux ! Nous sentons bien cela, n’est-ce pas, dans notre
vie personnelle, au moment de la rencontre amoureuse ! Pourquoi un visage
plutôt qu’un autre nous attire, et ce que cela a de magique...
Mais je m’éloigne un peu du sujet ! Les
rencontres qui rythment mon travail d’infirmière et en constituent le coeur
sont un peu différentes.
Il s’agit d’entrer en relation avec l’autre,
d’accéder à ses émotions dans ce qu’elles ont de plus authentique. Avoir
réellement envie de le connaître, de le comprendre. Etre ouvert,
intérieurement, à tout ce qu’il peut révéler de ses mondes intérieurs, aussi
différents soient-ils des nôtres. Savoir que l’autre ne parle jamais que de là
où il en est, avec une histoire qui nous échappe forcément dans ses subtilités,
car, si nous pouvons l’entendre, jamais nous ne
Comment devient-on infirmière ? D’aussi loin que je me
rappelle, c’est journaliste que je voulais être ! J’ai toujours pensé que,
en situation d’interview, les gens ne pouvaient qu’être vrais. Qu’ils devaient
forcément raconter quelque chose qui leur ressemble, parce que c’est trop
précieux, n’est-ce pas, une rencontre où les interlocuteurs savent d’avance
qu’ils ne se reverront pas. Et tant pis si certains, face au micro, m’ont
raconté de beaux mensonges : c’était probablement des menteurs aussi, dans
la vie de tous les jours.
J’ai
retrouvé cette idée à l’hôpital. Des gens « entiers ». Sans fard. A
la différence près que c’est la souffrance, ici, plus que la brièveté des
rencontres, qui fait tomber les masques. Quand les gens sont mal en point, ils
ne peuvent plus jouer à être ce qu’ils ne sont pas.
Je
cherchais un métier qui fasse sens. En empruntant le chemin des soins je l’ai
trouvé. J’ignore si j’exercerai ce métier toute ma vie, mais quelque chose me
dit que, j’aurais beau me reconvertir, je serai toujours un peu infirmière
d’une certaine façon. Impossible de revenir en arrière. C’est trop tard
maintenant. C’est ma « deuxième langue ». Je l’entends partout. Comme quand on apprend
une langue étrangère. Au début les mots ne veulent rien dire, ce ne sont que
des sons, ils ne font pas sens. Après seulement on comprend ce qu’ils voulaient
dire. Et, alors, même si on n’a pas l’intention d’écouter, on entend quand même
ce qui se raconte à la table d’à côté puisqu’on comprend la langue.
Et bien avec la
psychiatrie-deuxième-langue c’est pareil. Une fois qu’on sait identifier les
différents traits de personnalité on ne peut plus les rater, même quand on n’a
pas envie de les voir. Même quand on ne se situe pas comme soignant, mais dans
des liens amoureux ou amicaux. Mais, après tout, il n’y a pas de mal à entrer dans
toutes les « cases » de la folie, du moment que c’est de façon
homogène… Là où ça se gâte c’est quand une case devient exagérément chargée par
rapport aux autres : ça fait pencher le tableau !!!
Qu’est-ce qu’on sait des gens
qui viennent nous voir en consultation ? Qu’est-ce qu’on comprend
d’eux ? Qu’est-ce qu’on peut en comprendre en quelques entretiens, en
quelques jours d’hospitalisation ?...
En tant que soignants, nous avons parfois la
tentation d’avoir tout compris de ceux qui se confient à nous. Nous pensons
cerner leur souffrance. Nous croyons détenir la solution à leurs problèmes –
peut-être que cela nous rassure ? Mais nous ne sommes pas là pour nous
rassurer nous-mêmes. Nos solutions toutes faites n’avancent pas forcément les
gens en face de nous, qui vont devoir trouver tous seuls les réponses qui leur
iront. Curieuse étape qui dit que, pour
aller mieux un jour, il va d’abord falloir aller moins bien ! Se pencher
sur tout ce qui faisait leur vie jusque-là. Interroger leurs valeurs,
bouleverser leurs repères. Remettre en cause un fonctionnement qui peut-être
n’est pas terrible mais leur a tout de même permis de tenir jusque-là.
Si nous sommes là pour quelque chose, c’est pour
tâcher de comprendre où les gens en sont dans leur histoire. D’où vient ce
qu’ils nous disent ? D’où est-ce qu’ils nous parlent ? Nous ne sommes
pas soignants si nous pensons pour eux, si nous nous permettons de décider ce
qui est bon pour eux – comment savoir, du reste ? Chacun son domaine de
compétences ! Ce sont eux qui sont dans la détresse alors, quelque part,
c’est leur affaire. Les clés du problème, c’est eux qui les ont. Pas nous. Tout
au plus pouvons-nous tâcher de voir un peu plus loin qu’eux, et, en temps venu,
les accompagner jusqu’à ce plus loin. Mais seulement s’ils nous y autorisent.
Et seulement au rythme qui leur convient.
C’est un peu la tendance de tous
les parents. Croire que leur souffrance est négligeable en regard de celle de
leurs enfants... je comprends ce qu’ils veulent dire. Mais je ne suis pas
complètement d’accord avec cette affirmation.
La souffrance des adultes, et, à travers eux, de
l’enfant qui est en eux, est tout aussi digne d’attention et de soins à mes
yeux. Les enfants ont besoin de parents qui aillent bien pour les guider dans
La psychothérapie, ça sert à dire tout ce que nous
avons envie de dire, tout ce que nous avons sur le coeur. C’est une démarche
qui honore ceux qui l’entreprennent, parce que cela ne se fait ni du jour au
lendemain ni en claquant des doigts. Il en faut du courage pour entreprendre un
tel voyage. Nous allons partir à la recherche de ce qui est enfoui au plus
profond de nous. Interroger notre vie et faire le pari que ça vaut le coup.
Malgré les peurs. Malgré les doutes qui ne manqueront pas de jalonner le
chemin. Coûte que coûte, nous allons tâcher de revenir à nous-mêmes. De nous
découvrir ou de nous re-découvrir. Et tant mieux, en un sens, si nous pleurons
- comme nous pleurons ! Car vivre, c’est aussi vivre le chagrin qu’il y a
à vivre.
Au bout de ce couloir : toute la misère du monde. Un
condensé de la misère du monde. Une femme aux cheveux sales, au sourire édenté,
qui vient rendre visite à son mari hospitalisé. Elle a amené une ribambelle
d’enfants qui leur ressemblent.
Je
suis toujours un peu gênée que les enfants passent leur après-midi dans un lieu
de soin quand ils n’ont pas eux-mêmes de problème de santé particulier. J’estime qu’ils seraient mieux sur un terrain de jeux, à s’amuser,
entourés de gens qui vont bien, même s’il est important qu’ils gardent un lien
avec leur(s) parent(s) hospitalisé(s).
Je
m’approche du petit groupe. Je crois beaucoup en l’importance d’établir le
contact avec les bouts d’chou, d’entrer en complicité avec les uns et les
autres si je veux pouvoir soigner les adultes.
Un
bébé est posé dans son berceau, en équilibre dans les escaliers. Il doit avoir
dans les deux ou trois mois ? Ses parents ne savent pas exactement. Il a les ongles noirs. Il tête un biberon
dont la tétine a été soigneusement bourrée de coton lyophilisé, la femme
m’explique - le plus naturellement du monde - que c’est pour l’empêcher de
pleurer… J’en reste sans voix !!! Impression que ce petit bonhomme démarre
dans la vie avec un « kit » de départ moins évident que d’autres. Ses
parents ne sont peut-être pas « malades » à proprement parler (la
souffrance psychique ce n’est pas forcément la maladie mentale), mais on les
devine carencés sur le plan social et affectif.
L’histoire
de leurs enfants est-elle écrite d’avance, vouée à la répétition, ou la vie
pourra-t-elle leur offrir d’autres horizons ?
Est-ce qu’on peut
guérir de son enfance ? De ses bleus à l’âme? Quoi qu’il en soit, je crois
qu’il y a un moment où il faut cesser de tourner autour de soi en se lamentant,
un moment où il faut arrêter toutes les remises en question et entrer dans
Je me suis souvent représenté la vie
comme un jardin en construction. Au commencement était ce petit lopin de terre
vierge, que nous recevons tous, d’une certaine façon, à notre naissance. La vie
veut que ce soit nos parents qui en prennent soin pour nous, jusqu’à ce que
nous soyons en capacité de le faire par nous-mêmes - et certains, déficitaires,
ne le seront jamais.
Mais pour la plupart d’entre nous il y
a un moment où nous pouvons prendre les choses en main, décider de comment nous
voulons entretenir notre jardin. Est-ce que la récolte nous plaît ? Est-ce
que nous voulons y faire pousser autre chose ? Est-ce que le climat et le
terreau s’y prêtent ?...
Il arrive parfois que le jardin dont
nous héritons soit envahi de mauvaises herbes. Ce sont nos fêlures. Certains
entrerons en thérapie pour ça, pour déblayer le terrain, repartir de rien. Mais
dans la vie nous ne repartons jamais complètement de zéro. S’il n’y a plus la
moindre végétation visible, s’il est possible qu’il n’y ait plus rien de vivant
qui pousse, c’est peut-être pour creuser le désir de ce que nous voulons y voir
germer plus tard, après, une fois que nous nous serons procuré les graines
voulues. A moins qu’elles ne soient là déjà, sous terre, attendant le moment
opportun pour éclore ?...
Il y a des moments de solitude dans
C’est
intérieur,
Le
drame de la solitude, c’est aussi le silence qui l’entoure. Je me demande bien
ce qui se passerait si, à l’hôpital au moins, on arrêtait de se voiler
C’est
toujours la même histoire. Une envie de pleurer comme un pincement au coeur
mais pas question d’y céder. Pas question d’ouvrir les vannes si on ne sait pas
quand on pourra les refermer. Alors on joue les braves. On fuit son chagrin. On
le noie. A un moment donné c’est la rencontre avec l’alcool, le tabac, ou
n’importe quel autre toxique à portée de main. C’est « juste un
verre », « rien qu’une cigarette ». Et ça permet de donner le
change. De tromper son monde. De se duper soi-même.
On croit, on veut croire que ça va pas si mal, après
tout. Qu’on peut continuer à « faire » la fête, à faire illusion. On
a le toxique convivial. On minimise. C’est juste un passage. Après on arrêtera.
Après on n’aura plus besoin de toutes ces substances. On retrouvera la joie de
vivre.
Et c’est vrai qu’au début on peut arrêter quand on
veut. On a le contrôle de sa consommation. On maîtrise. On boit, on fume, on
sniffe. On se dope par tous les orifices mais on est libre encore. On peut
refuser un verre, ne pas racheter de paquet de cigarettes. On peut. On ne le
fait pas, mais cette idée qu’on « peut » suffit à nous rassurer.
Alors on continue de consommer. De plus en plus, de
plus en plus souvent. On devient dépendant. On aime le geste. On tolère de
mieux en mieux le produit. Pire :
comme rien de grave ne nous arrive, on finit par oublier qu’il est préférable -
a priori - de pleurer que de s’intoxiquer.
Il semble que les gens aient
parfois besoin d’une autorisation pour se laisser aller à leur chagrin. Le
docteur
Etait-ce la phrase en elle-même ?
Etait-ce la délicate bienveillance de celui qui la
prononçait ?
Toujours est-il que la réponse était instantanée. De
grosses larmes, longtemps retenues, pouvaient enfin percer, et avec elles les
mots qu’elles encapsulaient - à moins que ce ne soient les maux ?
C’est un fait, dans la vie des gens l’hôpital c’est
parfois le dernier endroit où ils peuvent pleurer. Donner libre cours à leur
chagrin. Raconter les histoires
incestuelles ou incestueuses qu’ils portent en eux depuis l’enfance, et qui
n’ont jamais été reconnues…
C’est le privilège et le défi de nos consultations,
je crois, de pouvoir libérer toutes les émotions et les pensées qui vont avec,
aussi douloureuses ou honteuses soient-elles pour ceux qui les formulent.
Parfois je me demande si cette fonction de
« pleuroir » n’est pas la forme moderne des « vases
lacrymaux » de nos ancêtres.
Autrefois, les gens rebouchaient les récipients où
ils avaient pleuré. Aujourd’hui, dans le secret de nos bureaux, ils déposent ce
qui les encombre.
Puis, le moment venu, ils referment la porte et
continuent la route.
L’homme
n’en est pas à sa première tentative de suicide. Cette fois, il a pris des
somnifères, ouvert le gaz, et s’est endormi. On l’a retrouvé gisant sur le carrelage de
Qui peut dire si l’homme avait réellement
« envie » d’en finir ou s’il s’agissait d’un appel désespéré? Le
fait est qu’il s’interroge et nous interroge. Précisément lorsque, gantées autour de son lit, nous ne
pouvons pas ne pas entendre ses questions : Pourquoi est-ce que je
n’arrive pas à vivre ? demande-t-il. Pourquoi est-ce que je rate
régulièrement ma mort?
Plus qu’une réponse, c’est l’impact de ses mots sur
nos visages que l’homme paraît guetter. Mélange de philosophie et de
perversion, ses réflexions ne varient guère d’un jour à l’autre. Il n’arrive
pas à expliquer son geste. Mais il maintient qu’il ne le regrette pas, et que
si c’était à refaire...
Cet homme, à lui tout seul, résume bien les interrogations
qui se posent à nous au quotidien. Travailler en psychiatrie, c’est travailler
avec la mort psychique. Pourquoi tous ces gens en souffrance ? Pourquoi
toutes ces non-vies? Et nous dans tout ça ? C’est quoi au juste notre job si nous ne parvenons
pas à les aider à vivre ?...
Par définition, nous n’échappons pas aux questions
d’ordre existentiel lorsque nous soignons. Encore faut-il pouvoir les
accueillir, lorsque c’est un autre, lorsque c’est un de nos semblables qui les
pose.
Qui sait si, pour cela, il ne faut pas déjà y avoir un
peu répondu pour nous-mêmes ?...
On dit que « ça vous tombe dessus » sans crier gare et c’est
pas tout à fait exact. Souvent il y a eu des signes d’alerte, des petits
voyants rouges qu’on n’a pas voulu voir, pas voulu entendre. Le diagnostic
tombe souvent comme un couperet : dé-pres-sion, dit le médecin! Alors
c’était donc ça, tout ce mal-être ?... La dépression c’est comme un cache.
Impression que le paysage s’est assombri d’un coup, que toutes les couleurs se
sont retirées du monde. Mais où est-il, le charme d’antan ? Comment
comprendre les petits bonheurs qui, jusque-là, suffisaient à notre vie ?
Voilà qu’il n’en reste rien. Ni le goût, ni le souvenir. L’envie a passé. Le
sommeil s’effiloche. L’appétit fout le camp. Ne reste qu’une piètre estime de
soi, des somatisations tous azimuts, et la honte, quelques fois, de penser à
« en finir » comme on dit…
Qu’il est long,
ensuite, le chemin, pour renaître, pour parvenir à aimer sa vie et - plus
important encore - pour s’aimer
soi ! La guérison passe toujours par le lâcher prise. Quelle que soit
La dépression vient
parfois dire qu’on a passé un peu beaucoup de temps à courir après des choses
qui ne nous correspondaient pas, et qu’on s’est égaré. Elle dit qu’il est
urgent de revenir à soi, à ce que l’on est en profondeur, au-delà des valeurs
et des centres d’intérêt qu’on affiche. Elle est une invitation à re-naître et
à danser sa vie comme jamais.
Tout le courage et l’énergie que ça prend pour... arriver
jusqu’à aujourd’hui ! Pour y arriver... vivant ! Ce n’est pas vrai
qu’on s’accomplit du jour au lendemain. Pas vrai qu’on accouche de soi sans
difficulté. Avant de tenir debout - debout dans sa tête - il faut bien sûr
tomber, se relever, tomber à nouveau, se relever encore... et, quand on sait à
peu près marcher tout seul, il reste encore tant de chemin à parcourir, une
multitude d’évènements comme autant d’embûches à débusquer... la vie est un voyage qui n’a rien de
linéaire!
Alors
on voudrait que ce soit reconnu, tout ça. Tout ce travail sur soi. Ces p’tites
victoires intérieures pour lesquelles on a payé le prix fort. Ces montagnes
dont on est venu à bout, finalement, et tous ces déserts qu’il nous a fallu
traverser... est-ce qu’il ne pourrait pas en rester un petit quelque chose,
tout de même, de ce parcours de combattant ? Une lueur de sympathie ou de
fierté dans le regard des proches ? Qui donc pourra déceler, derrière une
(apparente) facilité à vivre, toutes les
errances passées qui sont les nôtres ?...
C’est
bien beau d’être devenu l’homme ou la femme que l’on est, mais ça ne suffit
pas. Ca ne suffira jamais. L’enfant qui est à l’intérieur, l’enfant qu’on a été
a tellement besoin d’être consolé, aujourd’hui encore ! C’est que les
cicatrices d’hier ne sont jamais complètement indolores, et, de la même façon,
certains de nos fantômes n’en finissent pas de se rappeler à nous...
Ces
quelques pensées m’évoquent l’histoire du diamant rayé. Effondré de voir son
joyau unique endommagé par un choc, un roi fait appel à un lapidaire pour
tâcher de le restaurer. Ce dernier, ne pouvant évidemment pas gommer les
rayures sans amputer la pierre précieuse, a cette idée géniale de se servir des
rayures comme support au dessin d’une rose. La pierre n’en est que plus
magnifique. Au yeux de tous, c’est un chef-d’oeuvre, une pièce unique. Nous
sommes pareils à ce roi. Face à nos fêlures nous avons le choix : continuer
de les voir comme un gâchis irrémédiable, ou, une fois que la rose a éclos,
tâcher d’en répandre le parfum autour de nous.
C’est affreux à dire mais
parfois on sait. On sait que la personne en face de soi a pris sa décision.
Qu’elle a décidé d’en finir. Que rien ni personne ne pourra l’en empêcher.
Aucun traitement, aucun lien. A l’intérieur les rouages sont brisés. C’est
comme ça. On ne peut plus rien pour elle. On aimerait la raccrocher à la vie,
mais c’est irrémédiable. Elle est morte déjà. Depuis longtemps. Est-ce qu’on
arrive trop tard ?
C’est compliqué le suicide. On ne s’y habitue pas.
Quelle que soit l’ancienneté dans le métier, on accepte difficilement d’être
les mains nues dans cette tragédie. Pourtant... on le sait que nos soins sont
parfois impuissants. Qu’on peut travailler sur soi et continuer d’être
malheureux. Que la vie continue de mettre à vif ces endroits de soi que,
précisément on souhaiterait oublier…
C’est le cas pour ce vieil homme aux yeux infiniment
bleus. Une sommité dans son village. Depuis quelques temps, lui et sa femme
constataient qu’ils n’étaient « plus bien vaillants ». Elle devenait
démente et ils ne l’acceptaient pas. Souvent, dans ses moments de lucidité à
elle, ils en discutaient. Du temps qui passe. De leur difficulté à vivre et à
se voir vieillir. Ils s’aimaient. Ils voulaient rester ensemble, partir
ensemble et ne s’en cachaient pas. Un jour, la femme est morte d’avoir ingéré
l’herbicide que son mari lui avait apporté, en cachette des soignants de
l’institution. Lui en a bu aussi, en plus grande quantité qu’elle, mais il a
survécu. Drame et culpabilité. Comment continuer à vivre, après cela ?
Comment en retrouver le goût ? Ce qui a eu lieu a eu lieu, on n’y peut
rien changer. « Un grand malheur est arrivé, j’ai tué ma femme »,
c’est ce qu’il répète aux soignants à longueur de journée. Il dit aussi qu’il
ne mettra pas fin à ses jours dans le service qui l’a accueilli après son geste
et il tiendra parole. Suivra les soins prescrits. Rentrera chez lui après
plusieurs mois d’hospitalisation. Quelques jours plus tard, on le retrouvera
pendu à son domicile...
C’est terrible à dire, mais mon métier a ses
limites. J’ai compris cela le matin où, après des mois d’une détresse criante,
ma collègue infirmière a fini par sauter du dernier étage de son immeuble.
Compris que la psychiatrie ne protège de rien. Que les soignants aussi ont
leurs fantômes, leurs fêlures. Et que c’est l’ensemble de ces fragilités qui,
mises au service du soin, leur permet -
éventuellement - d’aider les autres à vivre.
Je ne le répèterai jamais
assez : les soignants sont des gens comme les autres... Et, comme les
autres, il ne leur est pas tous les jours facile de se dépatouiller avec leur
propre vie. Une vie de monsieur-et-madame-tout-le-monde. Ni plus ni moins. Avec
son lot d’histoires : histoires d’amour ou de désamour ; histoires de
planning ou de budget ; histoires de famille, de voisinage ou de bureau...
et toutes ces heures, plus ou moins racontables, où eux aussi se débattent avec
leurs fantômes...
Qui dira ce qu’il en coûte, quelquefois, aux
soignants de soigner ? Qui dira leurs larmes, certains soirs ? Et ce
que la proximité avec la souffrance de l’autre réveille de douloureux chez
eux ?
La vie a ses passages obligés et les soignants n’y
coupent pas. Loin de reculer devant la blouse blanche, la souffrance va parfois
jusqu’à s’y frayer un passage. Signe qu’il n’y a pas d’un côté ceux qui
soignent, et, de l’autre, ceux qui sont soignés. Il y a des humains. Rien que
des petits humains les uns en face des autres. Et les soignants sont ceux qui
ont la chance d’aller suffisamment bien pour tenter de soulager les autres.
Eh oui c’est fatigant d’être infirmière. Marre,
ras-le-bol. Certains jours, en avoir par-dessus la tête, de ce boulot. Envie de
passer à autre chose. Partir et la laisser derrière moi, toute cette détresse
qui est si difficile à soulager ! N’allez pas me parler de
« vocation », à l’heure où, une fois de plus, j’ai envie d’arrêter.
Envie de le rayer de la carte des métiers, mon
métier d’infirmière. Envie que les gens aillent bien. Tout simplement bien.
Qu’ils n’aient plus besoin de nos hôpitaux pour les accueillir. Qu’ils partent en vacances quelque part.
Qu’ils rencontrent d’autres gens... et cætera et cætera
Nous accueillons les gens dans un moment qui fait crise
pour eux, mais parfois ce moment se prolonge… plusieurs mois... plusieurs
années… pas forcément parce qu’une mesure de placement est en cours, mais parce
que les projets de sortie qu’on fait avec eux ne sont pas garantis
d’aboutir. On pense que telle ou telle
personne se sentira bien dans un foyer, mais ce foyer auquel on pense ne fait
pas d’admission pour le moment. Ou alors il émet un avis défavorable pour une
candidature qu’on croyait taillée sur mesure. On a beau se préparer à
l’éventualité d’un refus, c’est un coup dur, pour les soignants comme pour ceux
qu’on accompagne. Déception. Découragement. Comment rebondir encore après
l’échec ? Pour chaque projet qui tombe à l’eau, c’est des mois de soins
« pour rien », si j’ose dire, puisqu’on en ressort à chaque fois un
peu moins avancé, avec des perspectives d’orientation de plus en plus restreintes…Et
le compteur des jours qui n’en finit pas de tourner, incapable pourtant de fixer
la moindre date de sortie…
Je me
demande quelle vie se prépare pour ceux que l’hôpital psychiatrique garde des
années entre ses murs. Combien de pages à leurs dossiers ? Est-ce qu’on
les croira plus malades qu’ils ne l’étaient ? Est-ce qu’ils le deviendront
réellement, à force d’être là ?!...
Pourquoi
toutes ces vies en pyjama, jour et nuit, été comme hiver ? Il y a des gens à
qui on l’impose, ce vêtement-là, pour le cas où l’idée leur prendrait de fuguer
semble-t-il, pour qu’on puisse les identifier rapidement et les ramener entre
nos murs. C’est une prescription. Un peu comme si le médecin leur collait un
écriteau « individu malade » dans le dos… on imagine bien que ça
limite la balade !
Mais
il y a aussi des gens que ça rassure, les vêtements de l’hôpital, et qui n’en
portent pas d’autres, un peu comme une deuxième peau quand ils auraient le
choix de s’habiller autrement (quelqu’un un jour m’a demandé un
« psy-jama » de rechange, c’est dire !!!).
Alors,
oui, on le (re)découvre peut-être à l’occasion d’un recensement national, mais
ce n’est pas très étonnant que certaines personnes finissent par y habiter
vraiment, à l’hôpital psychiatrique. Elles n’ont plus d’autre adresse
maintenant. C’est écrit en toutes lettres dans les cases : « résidence
principale ».
C’est un fait, l’hôpital, de nos
jours, est géré comme une entreprise. Mais il se trouve que ce n’est pas une
entreprise qui produit des jantes ou des boulons : c’est un entreprise qui
produit de
Je ne vois pas pourquoi la question de la
rentabilité devrait guider nos soins. En tant que soignants, nous ne sommes pas
là pour nous soucier des profits générés – du « médico-économique »
comme on dit. Nous sommes là d’abord pour nous coltiner la souffrances, toute
les souffrances, et si possible les soulager, même s’il est vrai que ce
travail-là a un coût.
Qu’est-ce que ça vient faire, la question de la
rentabilité, dans la relation de soins ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Imagine-t-on de facturer aux gens ces
mille moments de la journée où nous sommes présents pour eux ? Où nous
répondons à leurs regards, à leurs questions ? Où a-t-on vu qu’il pouvait
y avoir des échanges sans qu’il y ait aussi du temps passé auprès de
l’autre ?...
La psychiatrie de demain, c’est aujourd’hui que nous
en prenons
Je crois pour ma part qu’il s’agit de continuer à
soigner ni plus ni moins comme nous pensions devoir le faire hier, sans nous
soucier d’autre chose que des éléments cliniques... à chacun sa fonction !
Ac-cré-di-ta-tion. Mot très en
vogue dans le paysage sanitaire français. C’est la volonté de mettre en
conformité les différentes institutions qui le composent, et de les normaliser
– pourquoi pas ? C’est l’idée qu’on va pouvoir uniformiser nos pratiques,
les niveler par le haut. Enfin, sur papier c’est comme ça. Parce que, dans les
faits, il semble qu’il y ait plus d’argent affecté à l’évaluation des soins
qu’à leur amélioration effective !!!
Je l’avoue, j’ai toujours été un peu réticente face
à ces changements qu’on nous présente comme innovants, et qu’on nous impose par
la même occasion. Ne risquons-nous pas de perdre de vue le
« pourquoi » de notre travail, ou plus exactement le « pour
qui » nous faisons les choses ? C’est que je me demande en quoi les
gens seront mieux soignés dans un système où la rentabilité de
l’entreprise passe avant tout le reste!
C’est un peu, je crois, la question de la
psychiatrie qu’on veut défendre et pratiquer ; voire la question de la
société qu’on veut bâtir, avant celle des moyens requis pour cela!
Nous sommes des soignants. Notre mission est d’être
au service de l’homme et de le rester.
Est-ce que les conditions de travail se sont dégradées ces
dernières années ? A la limite, je me fous de savoir si nous sommes mieux
ou moins bien lotis qu’avant. Je parle de ce que je connais, dans nos services,
dans la France de 2010.
Dans les suites de ce qui s’était passé à
Pau, qui n’a pas fantasmé qu’il ou elle allait retrouver ses collègues
« sur la TV », quand les couloirs de l’unité ne révélaient pas
l’ombre d’une présence soignante ? Angoisse et insécurité, certains
jours, avec l’idée que « tout peut arriver ». Tout et n’importe quoi.
La psychiatrie, c’est le royaume de l’imprévisible.
Les
locaux eux-mêmes ne sont pas toujours très fonctionnels. Souvent anciens, mal
éclairés. Ils abondent de coins et de recoins, pas franchement sécurisants.
Pire : nous ne sommes pas toujours en nombre suffisant pour contenir tout
ce petit monde que nous accueillons. Nous ne sommes pas non plus suffisamment formés pour, même si certains
soignants débordent de suffisance !
J’ai
travaillé dans plusieurs services. Accueilli toute sorte de gens dans des
périodes qui faisaient crise pour eux. Des gens suicidaires. Des gens
persécutés. Délirants.
Tous
n’étaient évidemment pas là de leur plein gré.
Quand
les gens ne sont pas en capacité de se rendre compte qu’ils représentent un
danger pour eux ou pour la société, nous les hospitalisons sans leur
consentement. Ces mesures de placement -
temporaires - sont destinées à les protéger d’eux-mêmes, et à garantir l’ordre
public. Il va de soi que HDT et HO sont très
encadrées d’un point de vue médico-légal.
C’est pas l’usine, l’hosto, mais c’est bruyant quand
même !
C’est
le chariot dans les couloirs de l’unité, avec son chargement tout
bringuebalant, ou sa roue qui grince comme un bon vieux caddie rouillé.
C’est
la porte d’entrée, qui n’a plus de valet et qui claque à toute heure.
C’est
le cliquetis des clés qui s’entrechoquent dans la poche, et s’affolent quand on
essaie d’en isoler une (il y a une serrure différente pour chaque local, pour
les fenêtres, pour les placards, pour l’ascenseur, pour les attaches de lit…on
n’a pas encore inventé la psychiatrie sans clé !)
C’est
les hurlements - à peine tamisés - qui proviennent de la CSI, ou de celle du
service d’à côté, ou des deux en même temps.
C’est
la sonnerie du téléphone et ses inévitables erreurs (« non, ce n’est pas
C’est
la collègue un peu dure d’oreille, qui ne peut pas parler sans crier, ou celle
toujours à fleur de peau et qu’on entend de loin.
C’est
la salle à manger des « patients » et ses allures de cour d’école,
ses chaises qu’on ne déplace qu’en les traînant au sol, lourdement ; une
(ou plusieurs) assiette(s) qui vole(nt) en éclat ; quelques petites
tirades bien senties qui visent le voisin de table ou l’infirmière
présente !
Le téléphone
à nouveau.
La
porte qui claque ou re-re-claque.
Déjà
on devine une agitation quelque part, le bruit des collègues en train de
courir, le pas rapproché de leurs sabots.
Puis
la sonnerie de l’appel à l’aide.
Les
battements du cœur à ce moment-là.
Et,
la journée finie, la porte refermée, le petit bruit encore d’une cigarette
allumée sur le parking, suivi d’une longue inspiration, comme un dernier fracas
avant le silence de la nuit.
Je suis désolée mais il y a des
gens qui n’ont rien à faire ici ! Ils sont hospitalisés mais l’hôpital
n’est pas la solution la plus indiquée pour eux. Disons que c’est un peu une
erreur d’aiguillage et qu’on s’en rend vite compte, à la façon dont ils mettent
le service sens dessus dessous : incivilités, insultes, coups de sang...
On dirait que ceux-là n’existent que dans le passage à l’acte. Qu’ils ne sont
là que pour créer une ambiance malsaine et déstabilisante pour tous,
soignants comme soignés.
Sous prétexte de devoir accueillir tout le monde
sans discrimination aucune, nous hospitalisons parfois des gens qui ne sont pas
dans une réelle demande de soins. C’est là que le bas blesse. Nul ne conteste
leur part de souffrance, et certaines des histoires qu’ils nous racontent ont
de quoi faire pleurer dans les chaumières. Mais est-ce que cela suffit à
justifier leur présence à l’hôpital ? A excuser des comportements
psychopathiques ? Des menaces verbales et physiques ? Est-ce qu’on
peut venir en aide à des gens qui ne sont pas prêts pour cela ?
Je ne dis pas qu’il ne faille pas prendre en charge
ces gens, d’une façon ou d’une autre. Je dis juste que, en tant que
soignante, je suis là pour essayer de
faire mon travail et que ce travail n’est possible qu’à l’intérieur d’un certain
cadre. Je dis que le médecin hospitalier est là pour poser les limites, pour
dire ce que nous pouvons faire ou pas pour les gens et pour préciser ce que
nous attendons d’eux. Soit c’est supportable pour eux et ils restent. Soit ils ne l’entendent pas de cette oreille,
ne respectent rien, et nous aurons à leur signifier leur sortie - même si on
imagine bien que c’est un exercice aussi ingrat que délicat.
J’ai l’intime conviction que l’hôpital ne peut aider
que les gens qui en ont réellement besoin et qui en font
Comme une bouffée d’oxygène
après un grand vent de folie ! Il y a des soirs où je les embrasserais
volontiers, les collègues de nuit qui viennent nous relever. Fraîches et
disposes à l’heure où nous sommes, nous, fatiguées et pressées de rentrer chez
nous.
Je me demande comment elles font, nos collègues,
pour travailler
Je n’aimerais pas être à leur place.
Physiologiquement, d’abord, il faut pouvoir tenir le
rythme. Et puis - entre nous - ce n’est pas toujours un cadeau le service qu’on
leur laisse !
L’équipe de jour est partie. La surveillante, les
médecins, les étudiants aussi. Reste le silence mais l’agitation du jour n’est
jamais loin, Il en transparaît quelque chose dans le récit que nous faisons des
heures écoulées durant notre poste.
L’équipe qui prend le relais est alors réduite à sa
plus simple expression ; parfois une infirmière et une aide-soignante,
parfois juste une infirmière. Le nombre des gens hospitalisés, lui, est
inchangé. Avec ce que la nuit réveille d’angoisses et de peurs qui devront être
gérées.
Il faudra attendre le lendemain pour nous en faire
part.
Aussi, le croirez-vous ? Quand je reprends mon
service, le matin, je suis toujours un peu étonnée et soulagée que tout ce
petit monde - soignants et soignés confondus - ait survécu à la nuit !!!
Est-on sûr… exactement sûr de ce
qu’on fait quand on diagnostique telle ou telle maladie, psychiatrique de
surcroît ! Qui est-ce que cela rassure, les terminaisons médicales ?
Est-ce que ça aide à vivre mieux, de se savoir borderline ou
schizophrène ? Est-ce que ça aide à faire face au quotidien si on ne
délivre que cela, un diagnostic brut, sans allusion aux soins
possibles ?...
Faut-il le préciser, poser un diagnostic n’est
jamais anodin. Jamais on ne sait comment les personnes vont s’en emparer.
Comment elles vont se représenter
Le diagnostic médical n’est pas une vérité absolue. C’est
une hypothèse, une simple hypothèse clinique, à un moment donné, sur un Sujet
donné ! c’est une symptomatologie qu’on « croît » reconnaître…
alors il n’y a pas forcément urgence à clamer ça sur tous les toits !
Le diagnostic, c’est bien pour les médecins. Ca leur
permet de parler entre eux et de se comprendre lorsqu’il décrivent tel ou tel
tableau clinique. Un vrai langage d’initiés. Un peu comme les coiffeurs qui se
réfèrent à leur nuancier pour décrire
les différents tons d’une chevelure. Mais, en psychiatrie comme en soins
capillaires, il est des reflets changeants. Faire attention à ne pas enfermer
les gens dans des étiquettes trop lourdes pour eux.
C’est la mode des ouvrages de
vulgarisation. Précis de psychiatrie et autres glossaires « grand
public » se vendent comme des petits pains, mettant à la portée du tout
venant des termes jusque-là réservés à l’usage des professionnels… comme je le
regrette ! Pris au pied de la lettre, ces ouvrages – aussi intéressants
soient-ils – ne s’en révèlent pas moins source de malentendus. Illusion de
parler un langage commun avec les psychiatres, mais sans avoir fait les mêmes
études qu’eux. A la limite, ça ressemble à de la psychiatrie… mais ça n’en a
que l’odeur, pas le goût !
Où est-il le temps
où les familles des gens hospitalisés se contentaient de parler de leurs
proches avec des mots de tous les jours ? Où elles livraient leur ressenti
sans prétendre poser elles-mêmes le diagnostic médical ?
Je demande souvent
aux élèves que j’encadre de me raconter l’entretien auxquels ils viennent de
participer avec leurs mots à eux. J’insiste là-dessus : le vocabulaire
« psy » ne m’impressionne pas ! Ce que je veux, c’est que les
élèves me parlent de la personne entrevue. Qu’ils me disent quand et comment
les difficultés ont débuté pour elle. De cette façon, j’obtiens souvent un
descriptif très juste de l’avènement des troubles, au plus près de ce qui s’est
dit à l’entretien. C’est seulement après que je permets aux élèves de
retranscrire en jargon psychiatrique les troubles qu’ils viennent d’énoncer.
Après, quand je suis sûre qu’ils réfléchiront à deux fois avant d’employer un terme
« qui fait bien » mais n’est pas forcément le plus approprié.
Croyez-moi si vous voulez, mais, la « psychose »,
je ne sais toujours pas ce que c’est !!! Je pourrais vous répéter ce qu’on
lit dans les bouquins, vous parler de «trouble de la personnalité et de la
relation à l’autre » mais… ni vous ni moi ne serions plus avancés,
n’est-ce pas ?!
Je
préfère vous parler de ce que je connais, des personnes dont je m’occupe dans
le cadre de mon travail, et des histoires qui sont les leurs :
impensables, absurdes, fascinantes, mais néanmoins possibles pour eux – et
c’est bien là le problème !
Mademoiselle
T, par exemple, est convaincue d’entendre ses voisines discuter à travers la
paroi de sa chambre d’étudiante ; pour être plus tranquille elle déménage
; elle continue de reconnaître les voix de ses anciennes voisines dans sa
nouvelle résidence.
Monsieur
P ne peut pas dire combien d’enfants il a mais il s’inquiète régulièrement de
leur santé. Régulièrement aussi, il explique qu’il donne le jour à de nouveaux
petits frères et sœurs lorsqu’il va aux toilettes, la nuit, et qu’il accouche.
Il nous dit ça le plus sérieusement du monde.
Madame
F a les cheveux défaits et un petit mot choisi pour tous ceux qu’elle croise.
« N’aie pas peur, salope, je vais te sauver ! » dit-elle dans un
sourire sans dent. Ou encore « je vais te mettre sur le trottoir, Satan ! »
Elle s’approche d’un collègue, s’enquiert de comment il va, et, rassurée, s’en
éloigne en murmurant « tu vas mourir bientôt, tu sais »…
Madame
J se plaint de sa voisine du dessous qui prend un malin plaisir à lui projeter
des faisceaux lasers brûlants à travers le plancher, ça fait des années que ça
dure, ses mains en sont tout abîmées à force. Elle nous les montre pour que
nous puissions constater les ravages par nous-mêmes. Nous ne
« constatons » rien de particulier bien sûr.
La mère
de monsieur C portait un foulard rouge semblable à celui de la prostituée à qui
il venait de rendre visite ce jour-là. Il l’a donc tuée. Pour de vrai. Comme le
commissariat ne l’a pas cru tout de suite, il a ensuite passé plusieurs nuits
auprès de sa mère morte…
Monsieur
B, lui, est passé maître dans l’art de fabriquer des lingots d’or qu’il distribue
généreusement, tantôt aux médecins, tantôt aux infirmières. Si ces lingots
étaient réels notre homme serait riche depuis longtemps. Nous aussi !
Voilà.
Ces histoires sont très délirantes. Je ne peux pas les raconter toutes ici. Ce
qu’il faut bien voir, c’est qu’il y a, derrière chacun de ces récits, étranges
ou inquiétants, des gens qui souffrent. Des gens perturbés dans leur rapport au
réel. Des gens qui évoluent dans un univers
perpétuellement mouvant, pareils à ces héros de romans fantastiques (quand ils ne se prennent pas pour l’un
d’entre eux !) Des gens qui tentent, à leur manière, d’échapper à
l’angoisse qui les habite.
Des
gens qui essaient désespérément de se sentir exister ?...
Quatre murs. Quatre murs pour un
temps de crise, un temps d’exception. Quatre murs pour une durée limitée.
Quatre murs témoins d’une souffrance qui n’est souhaitable pour personne.
Comme son nouveau nom ne l’indique pas, la CSI est
une pièce destinée à isoler pour permettre à l’unité psychique de se restaurer.
Chambres de Soins Intensifs dit-on, chambre d’isolement disait-on jusque-là. Il
ne s’agit pas d’une « punition » mais bien d’un soin. Une pièce à
l’écart pour un soin à part. Un soin qui, bien sûr, ne se fait pas tout
seul : c’est le pouvoir des murs conjugué à la présence soignante et aux
médicaments qui est thérapeutique, qui permet de contenir et d’apaiser dans les
moments où la parole elle-même semble devenue inopérante.
Si les murs pouvaient parler, ils en diraient des
choses terribles. Ce n’est pas une protection absolue, l’isolement. Ca protège
du monde extérieur mais pas toujours de la désorganisation interne. Il peut
arriver que, même confinée, la personne
parvienne à se mettre en danger. Alors même que le mobilier est réduit à sa
plus simple expression – un lit fixé au sol et pas d’effets personnels – on a
pu voir... des départs de feu en CSI. On a entendu des cris. Malgré toute notre
vigilance de soignants, on n’a pas toujours pu empêcher les automutilations ou
les tentatives de suicide. Parfois même on est arrivés trop tard...hélas !
Qu’aurait-il fallu faire que nous n’avons pas fait ?... Comment savoir si
nous aurions pu faire autrement ?...
Ces interrogations rythment notre pratique. Les réponses
viendront après. Plus tard. Peut-être.
Je me souviens de ces matins de
relève où, avant même de prendre mon poste, des relents d’urine et de selles
m’assaillaient. Bienvenue chez nous les autistes, semblait dire l’odeur !
Nous sommes hospitalisés là depuis des années, et depuis des années nous vivons
la même journée, stéréotypée à l’infini. Inlassablement, nous tapissons les
sols et les murs de nos matières fécales et les soignants glissent dessus lorsqu’ils
font notre toilette. Apparemment indifférents au reste du monde et à ses
préoccupations, nous errons sans fin dans ces couloirs que nous avons délabrés
à force de nous cogner dedans... et nous ne faisons pas semblant de
cogner !
Ici, c’est un jeune homme à l’allure archaïque qui
se frappe le front sur le carrelage. De toutes ses forces. Un rythme horrible
et sourd. Là, c’en est un autre qui pousse des cris gutturaux en lacérant son
corps et ses vêtements, comme s’il ne distinguait pas l’un de l’autre.
Ailleurs, un troisième qui, d’un coup de dents s’arrache le dessus de la main
comme s’il portait à sa bouche un morceau de viande...
Est-ce que ça changera un jour ? Peut-on
espérer une amélioration de leur état ? Une socialisation ? Comment
faire avec ce quotidien marqué par la mort, la mort psychique ?...
D’aucuns ont tenté de dire quelque chose de cette
pathologie de l’effroi. Des spécialistes ont émis l’hypothèse que ces personnes
se vivaient comme étant en permanence au bord d’un gouffre en train de s’effriter
sous leurs pas. L’atteinte de l’intégrité physique, dans ce cas, correspondrait
à cet effort – ô combien désespéré – de se raccrocher à un univers un peu moins
friable.
Comment savoir, du reste ? Même le témoignage de gens, autrefois enfermés
en eux-mêmes comme dans une bulle, n’éclaire qu’à demi le mystère de ces vies.
J’ai souvenir de ce garçon dont chacun des mots
prononcés résonnait comme une torture dans nos têtes, mais certainement dans la
sienne en premier. Aussi inconcevable que cela paraisse, ne menaçait-il pas de
finir de se manger les doigts ? De s’arracher la langue ? Il avait
déjà « réussi » en partie – hélas !
Pour l’avoir côtoyé,
pour avoir tâché de prendre soin
de lui comme je pouvais, je me demande si cette faculté de parole - qui le
rapprochait de nous - ne faisait pas de lui une personne encore plus douloureusement
souffrante que les autres : avec le
bout de langue qui lui restait, ne nous hurlait-il pas quelque chose de sa
difficulté à vivre ?
Entrer dans
Mais comment se
fait-il qu’une personne puisse ne pas reconnaître son propre reflet dans la
glace ? Ne pas reconnaître ses enfants ? Son compagnon ou sa
compagne ? Comment se fait-il qu’une personne très à cheval sur
l’éducation arrive à oublier jusqu’aux convenances les plus élémentaires ?
J’en ai vu, des
personnes, qui pouvaient oublier de
s’alimenter, oublier de boire, et qui, installées à table, avaient l’air de ne
plus savoir quoi faire de leurs couverts.
J’ai vu des
personnes, le gant couvert de selles, soudainement incapables de se laver, ne
semblant pas comprendre ce qu’on attendait d’elles même si nous les guidions
verbalement, certaines s’acharnant sur une zone de leur corps au détriment
d’une autre. J’en ai vu qui couraient à moitié nues. D’autres qui s’énervaient
de ne pas arriver à se faire comprendre, mais ni la syntaxe ni les mots
employés ne ressemblaient à rien de connu…
Pourquoi ?
Pourquoi on « entre » comme ça dans la démence ? Est-ce que
c’est n’importe qui, vraiment, qui devient dément ?
On dit bien qu’on
vieillit comme on a été ; se pourrait-il qu’on se réfugie, parfois, dans
la démence, pour faire l’économie d’une souffrance encore plus
grande ?
Est-ce que c’est un
abri, un ultime rempart contre la dépression quand on a passé sa vie à côté et
pourtant loin de soi ???...
La démence choque
et dérange pour tout un tas de raisons, mais aussi pour les questions quelle
vient poser. Elle interroge la société sur sa conception du vieillissement. Que
faisons-nous de nos aînés, demande-t-elle ? Ou, plus exactement, que
faisons-nous de nos aînés quand, en plus d’être vieux, ils deviennent malades ? J’ose espérer
que nous n’aurons pas à rougir de nos prises en charge le jour où il faudra en
rendre compte. Car ce jour viendra, n’en doutons pas…
On voudrait croire que ça n’existe pas,
Nous
avons, nous, soignants, un pouvoir
absolument démesuré sur ceux qui s’en remettent à nous pour aller mieux. Nous
tenons leur santé entre nos mains. Nous décidons de leurs soins. Nous estimons
ce qui est « le mieux » pour eux... et ce n’est pas parce que c’est
« pour leur bien » que c’est
forcément joli-joli.
Ne
nous voilons pas la face, il y a, chaque jour, mille et une possibilités de mal
faire, de déborder de nos fonctions, d’abuser de notre position ou de notre
supériorité numéraire. Et peut-être que l’ordinaire de la maltraitance commence
là ? Quand, d’une certaine façon, on en veut à l’autre d’avoir à lui
dispenser des soins qui nous coûtent, et qu’on ne veut pas le reconnaître par
peur de ce que les collègues vont penser. Quand on n’ose pas passer la main
alors même que l’équipe a été pensée pour ça, pour permettre que tout le
travail soit fait et non pour tenir la comptabilité de qui a fait quoi.
Le
jour où on comprendra cela, qu’il vaut mieux mettre des mots sur la violence
ressentie que de l’agir, alors nous réduirons sensiblement le risque de
passages à l’acte.
Il est formidable de voir les
bonnes raisons invoquées par les soignants pour justifier des pratiques
professionnelles pour le moins contestables d’un point de vue éthique!
Prétextant un « manque de temps »,
certains acceptent ainsi de donner la douche à des personnes âgées alignées en
rang d’oignons dans une salle de bain.
D’autres n’hésitent pas une seconde à traiter de
« chochottes » les personnes - grabataires - qu’ils bousculent sans
ménagement sur leur lit d’escarres.
Toujours pour « gagner du temps » (et
prendre une pause plus longue) cette équipe-là décide de remplir par avance les
« dossiers patients ». Le problème, c’est que tous les médicaments
prescrits n’ont pas été délivrés par la pharmacie de l’hôpital. Ils sont tout
de même cochés comme s’ils avaient été administrés. Madame psychiatre, lors de
sa visite, augmente les posologies, ce qui est logique en l’absence
d’efficacité thérapeutique. Ce qui est moins logique, c’est que ces
« patients » n’ont plus qu’à supporter les effets indésirables d’un
surdosage, dès que la commande de pharmacie est enfin reçue.
Je pourrais compléter - hélas - la liste des dérives
constatées dans cette équipe... Lors d’un stage aux pratiques tout aussi
sordides, je demandais carrément à être « virée » de l’école
d’infirmières. Impensable pour moi d’être associée à ces faits, ne fût-ce qu’en
tant que témoin. Le diplôme d’infirmière, dans ces conditions, ne m’intéressait
pas. A quoi bon arborer un tel titre ? Malgré le rapport circonstancié que
je lui faisais, ma formatrice de l’époque ne voyait pas de raison d’arrêter mes
études, quelques mois à peine avant d’en arriver au terme.
Des années plus tard, je ne suis pas sûre de pouvoir
oublier ce que j’ai vu.
Qui ne s’est jamais posé la
question de ce qu’il y a sous la blouse ?! Au risque d’alimenter un
fantasme vieux comme le monde, c’est vrai qu’elle est nue, l’infirmière...
habillée de ses vêtements de travail, mais nue quand même, d’une certaine façon.
Nue face à la souffrance qui lui est contée.
Soigner, c’est cultiver une part de vulnérabilité en
soi ; c’est garder, sous la blouse, la possibilité d’être « touchée »
par l’histoire des gens. Si l’infirmière est «blindée » comme dans une
armure, si elle est par trop distante de celui qu’elle écoute, alors il n’y a
pas de place pour
Sous la blouse, c’est donc tout un travail
d’ajustement émotionnel et relationnel qui s’opère, silencieusement, l’idée
étant de rester sensible à la souffrance des gens sans se laisser submerger par
elle. S’exposer, certes. Mais s’exposer « juste ce qu’il faut »,
c’est-à-dire ni trop ni trop peu. Réajuster sans arrêt la relation à l’autre.
Tendre vers cette « bonne distance thérapeutique», dont on nous
chante les louanges peut-être justement parce qu’elle n’est jamais
définitivement acquise.
Si l’infirmière est nue, dans le face à face soignant-soigné,
c’est pour être libre, à tout moment, d’endosser l’attitude qui sied le mieux
aux circonstances.
Nous suivons trois ans et demi d’études pour devenir
infirmières, mais les statistiques estiment que nous ne travaillerons guère
plus de huit ans. Huit ans ? C’est aussi la durée moyenne d’apparition du
« burn out » ou « syndrome
d’épuisement professionnel ».
On
devient peut-être soignants pour de mauvaises raisons. Toujours est-il que, sur
le terrain, on s’investit. On s’implique dans le soin. On donne de sa personne,
les jours où ça va comme les jours où ça ne va pas. C’est exigeant et usant. On peut aussi
s’épuiser dans la « relation d’aide ». A l’intérieur, les idéaux
commencent à s’effriter, même si ça ne se voit pas de l’extérieur. Le mal est
là. Insidieux. Un peu comme le mouvement lancinant des vagues qui, à force de
caresser la falaise, sait qu’il en viendra à bout. Petit à petit on met
(peut-être) un peu moins de cœur à l’ouvrage, mais on n’y fait pas
attention. Chaque matin on a (peut-être)
un peu plus de mal que la veille à se lever pour aller travailler, mais on n’y
prête pas garde. Et comme ça jusqu’au
jour où on n’a plus d’énergie du tout. C’est le craquage émotionnel et mental,
comme dans les bouquins…
Alors
que faire ? S’arrêter aux premiers signes d’alerte? Changer de service ? Ou se reconvertir
avant les huit années statistiques ?!?
Il y
a sûrement autant de réponses que de soignants. Ce qui est sûr, c’est que
personne d’autre n’est à notre place, personne mieux que nous ne peut savoir
comment on vit notre travail, même pas les collègues du service. C’est une histoire entre soi et soi. Il
s’agit de rester à l’écoute de soi, de ses besoins mais aussi de ses limites.
Il y a des barrières à ne pas dépasser sous peine de ne plus aller suffisamment
bien pour soigner.
Si
donc ce moment devait arriver, je nous souhaite l’élégance de savoir nous
retirer sur la pointe des pieds…