SOUS LA BLOUSE

Réflexions d’une infirmière en psychiatrie

« Jade »

 

« Notre travail ça consiste en grande partie à aider les gens

(…)

à se libérer d’un tas de chaînes et de liens,

de mirages,

de blocages et de grippages,

de méconnaissances et de préjugés,

en gros et en détail,

individuellement et en groupe,

et c’est pas toujours facile pour des tas de raisons,

mais

entre autre

parce que soi-même

on n’est pas tellement libéré de toute cette quincaillerie. »

 

Roger Gentis

 

 


SOMMAIRE

 

1.        Hésitation. 1

2.        Evitement 1

3.        Spécificité. 2

4.        Diplôme. 3

5.        Les débuts. 4

6.        Théorie. 4

7.        Ecouter 5

8.        Penser 6

9.        En équipe. 7

10.    Point de vue. 7

11.    Médicaments. 8

12.    Les petits mots. 9

13.    Des mots justes. 10

14.    Humainement parlant 11

15.    Activisme. 12

16.    Se rencontrer 13

17.    Seconde nature. 13

18.    Humilité. 14

19.    Jamais trop tard. 15

20.    Toute la misère du monde. 15

21.    Espoir 16

22.    Solitude. 17

23.    Fuite. 17

24.    Pleurs. 18

25.    Appel à l’aide. 19

26.    Dépression. 20

27.    La vie est un voyage. 20

28.    Suicide. 21

29.    Tout sauf une vocation. 22

30.    Psy-jama. 23

31.    Rentabilité. 24

32.    Société. 25

33.    Conditions de travail 25

34.    Bruits de fond. 26

35.    Hors cadre. 27

36.    La nuit 28

37.    Etiquettes. 28

38.    Jargon. 29

39.    Délires. 30

40.    Isolement 31

41.    Autisme. 31

42.    Démence. 32

43.    Mal-traitance. 33

44.    Ethique. 34

45.    Sous la blouse. 35

46.    A suivre. 36


Hésitation

 

 

Dix ans. On dit qu’il s’écoule dix ans, en moyenne, entre le moment où on commence à aller mal et le moment où on accepte de recevoir de l’aide pour ça. Imagine-t-on ce que c’est, dix ans, quand on essaie de vivre et qu’on n’y arrive pas ? Quand, jour après jour, on fait « semblant » d’aller bien ? Dix années à se répéter, contre toute évidence, que les choses finiront bien par s’arranger d’elles-mêmes, ou que d’autres sont tellement plus malheureux que nous...

Mais le malheur des autres n’a jamais atténué le nôtre ! On peut, à la rigueur, continuer de se mentir à soi-même mais ça ne dure qu’un temps. Il y a toujours un moment où le malaise qu’on n’a pas voulu affronter nous rattrape. C’est comme ça. On n’a pas trouvé comment faire autrement.

Se pose alors la question, de plus en plus pressante, d’aller voir « quelqu’un » pour se faire aider.

Mais qui ? Qui aller voir : un psychiatre ? un psychologue ? un psychothérapeute ? Et pendant combien de temps ? Est-ce que ce sera possible financièrement ? Et si ça allait nous changer, d’aller voir « un psy » ? A moins que ça ne finisse de nous rendre complètement « fou » !

On diffère comme ça le soin pour un tas de raisons, plus ou moins valables, mais qui signent toutes une méconnaissance de la psychiatrie et de ce qu’elle peut apporter...

On voudrait tellement croire qu’on peut continuer à se dépatouiller dans la vie comme on l’a fait jusque-là !

 

 

 

 

 

Evitement

 

 

Le nom de mon hôpital n’est pas de ceux qui mettent à l’aise. Trop... connu. Trop... connoté. Trop c’est trop ! Il y a ceux qui passent devant tous les jours et font semblant de ne pas le voir. Ceux qui n’y mettraient les pieds pour rien au monde, préférant ne pas savoir qu’un de leurs proches y séjourne. Ceux qui se plaisent à relayer toute sorte de bruits bizarres, d’histoires – réelles ou fantasmées – mais jamais très rassurantes.

C’est un fait, l’hôpital psychiatrique dérange. Bien avant de savoir ce qui s’y vit, l’hôpital psy, par le seul fait d’exister, cause comme une gêne dans l’imaginaire collectif. A commencer par sa situation géographique, toujours trop proche de la ville. Est-ce que les grilles sont assez hautes ? Les barreaux assez nombreux aux fenêtres ? Pourquoi la grille de l’établissement est-elle ouverte ? ...

Il arrive parfois qu’il faille la franchir, cette fameuse grille. Pour soi-même ou pour un ami. On s’en serait volontiers passé, mais il arrive qu’on n’ait pas le choix. Alors on presse le pas, on accélère. On ne s’attarde pas plus dans le parc que dans le service.

Pourtant, quand on y réfléchit, il est communément admis qu’on puisse avoir recours à un traitement psychique – voire à un psychiatre – à un moment de sa vie. Mais de là à en passer par un séjour en psychiatrie, hein ?! Et comment expliquer ça à son enfant ? A sa compagne ? A son employeur ? Parce que là, forcément, tout le monde va être au courant que quelque chose ne tourne pas rond...

 

 

 

 

 

Spécificité

 

 

Mais que dire de toutes ces années passées à soigner ? Comment rendre compte du quotidien dans les services ? Infirmière en psychiatrie c’est, pour les gens, un bien grand mystère. Infirmière-tout-court, ils ont toutes sortes d’idées sur la question ; mais infirmière-en-psychiatrie... Pour faire quoi ? Est-ce que ce n’est pas plutôt le domaine du psychiatre ? Du psychologue ? A quoi ça peut bien ressembler une infirmière qui n’est pas dans l’agir ? Dont la pratique ne repose pas exclusivement sur la réalisation d’actes techniques ?

Voilà presque sept ans que j’exerce ce métier. Je suis infirmière en psychiatrie et je vois bien que ce n’est pas la même chose de travailler là ou en hôpital général, pas la même chose en réanimation qu’en entreprise ou encore en maison de retraite. Ce sont des réalités différentes. Une seule appellation, mais des métiers différents. Et un même décret de compétences qui, quel que soit le lieu d’exercice, nous enjoint de « protéger, maintenir, restaurer et promouvoir l’état de santé» des gens que nous soignons. Comment définir, alors, la spécificité du travail en psychiatrie ?

C’est valable aussi dans les autres services : ce qui est au coeur de nos métiers, c’est la re-la-tion. On parle de « relation d’aide », de « relation thérapeutique »... Peu importe – à la limite – comment on l’appelle pourvu qu’il y ait relation !

Entrer en relation, ce n’est pas juste échanger quelques mots. C’est aller au-devant des gens, les inviter à se confier à nous, les aider à mettre des mots sur les émotions qui jalonnent leur histoire. C’est proposer une disponibilité à toute épreuve. C’est garantir que notre écoute, notre accueil seront là, quoi qu’ils aient à nous raconter. C’est créer les conditions favorables à une parole qui libère.

 

 

 

 

 

Diplôme

 

 

Etre soignant. Blouse blanche et diplôme en poche ne sauraient suffire, même si la panoplie est un début. Une fois qu’on a le « permis de soigner », tout reste à apprendre.

La veille encore - c’est drôle - la veille j’étais « Jade, élève infirmière ». Quelques heures plus tard, les résultats sont affichés sur la porte de l’IFSI , validant avec succès ces trois années et demi de formation.

Je suis diplômée. Infirmière Diplômée d’Etat.

Question : est-ce qu’on devient soignant une bonne fois pour toutes, parce qu’on en a le titre, ou est-ce qu’on est un soignant en devenir, perpétuellement ?!

Je regarde mes collègues, plus anciennes dans la profession, et je me fais un peu l’effet d’une usurpatrice en me présentant à mon tour comme « infirmière du service »... comme si j’étais leur égale ! J’ai un peu peur des nouvelles responsabilités que me confère ma nouvelle fonction.

Des années ont passé. Je suis encore un peu impressionnée d’avoir à me présenter, et le serai toujours : « Bonjour, je m’appelle Jade, je suis infirmière ».

C’est que c’est lourd d’engagement, je le sais maintenant. Nous sommes en psychiatrie, que diable ! Nous l’oublions parfois, mais chacun de nos mots, chaque mot que nous utilisons ou que, au contraire, nous taisons, compte et se frayera un chemin. Paroles de soignants, attention, ce n’est pas rien ! Ce que nous disons aux gens, en retour, est chargé de tout le poids, de tout ce qu’implique la relation soignante. Il convient de  rester extrêmement vigilants dans notre écoute et le choix des mots que nous employons. Alors seulement nous pourrons, par nos mots, prétendre à réparer ce que d’autres mots, avant eux, ont détruit ou mis à mal.

 

 

 

 

 

Les débuts

 

 

La fatigue des débuts. Le réveil qui sonne. L’attente des transports en commun dans le petit matin frissonnant. Une odeur d’hôpital qui prend à la gorge, avant même d’en avoir  franchi le seuil. L’ascenseur qui ne vient pas. Alors les trois étages montés à pieds, comme un automate. Direction le vestiaire. Retirer les vêtements civils qu’on vient tout juste d’enfiler. Se « déguiser »  en infirmière, tunique et sabots blancs. S’arranger les cheveux dans la glace. Essayer son sourire. Se laver les mains une première fois. Savoir que les 8 à 10 prochaines heures vont se passer debout...

Les collègues sourient gentiment. Elles disent que c’est le métier qui rentre, qu’après on ne fait plus attention, qu’on s’habitue... à tout ! Aux horaires décalés, au travail du dimanche. Aux trajets, aux odeurs, à l’uniforme. Aux savons qui abîment les mains. A la station debout. Comme je voudrais les croire !

En attendant j’ai toujours autant de mal avec... l’hôpital. Je veux dire : avec le bâtiment en lui-même. Vieux, terne, décrépi. Un petit air désaffecté. Et je ne parle que des façades. L’intérieur aussi recèle de bonnes surprises. Pas envie de m’y habituer. Je veux garder un regard neuf sur les choses et les gens.

L’autre jour un couple est venu me voir, affolé : « Nous, on ne fait que passer entre ces murs! Mais vous qui  travaillez ici toute l’année, mieux vaut avoir le moral !!!»

 

 

 

 

 

Théorie

 

 

Il y a les cours dispensés à l’IFSI. La théorie, avec les mots à dire, ceux à proscrire, l’empathie et tout et tout. Et puis il y a la pratique. La réalité tout à coup d’une personne en face de soi et il n’y a pas toujours quelque chose à répondre.

Ecouter. Simplement écouter ce qui nous est dit. Accuser réception du message. S’assurer qu’on l’a bien compris. C’est la base : « Etes-vous en train de me dire que ?... » « Est-ce que je traduis bien votre pensée en disant que ?... »  La reformulation a ceci de formidable qu’elle permet de se mettre au niveau de la personne écoutée, et de lui renvoyer les émotions qui viennent d’elle.

A partir de là, le soignant peut valider les choses : « J’ai bien entendu ce que vous m’avez dit » Ou encore « J’entends que vous vivez des choses difficiles ». Il n’est évidemment pas question de prendre parti, de donner raison à l’interlocuteur sur ce qu’il évoque. Non, il s’agit de tenir compte des ressentis de cette personne, de sa façon à elle de vivre ce qu’elle nous raconte. Indépendamment des faits qui se sont réellement produits si j’ose dire. Nous sommes là pour parler d’elle, de sa réalité à elle. C’est ça qui est vrai. Alors il est important de lui renvoyer qu’on l’a bien entendue : « C’est douloureux ce que vous décrivez là »

Dans le même ordre d’idées, nous avons à coeur de toujours ramener la conversation sur le Sujet : « Nous sommes là pour parler de vous » « Qu’est-ce que ça vous fait vivre à vous ? » Il faut laisser les gens penser par eux-mêmes. C’est seulement à cette condition que nous pouvons les aider à décoder ce qu’ils vivent et à y mettre du sens.

Reformulation et bienveillance : c’est tout l’art de la relation d’aide. Mais c’est aussi cet effort pour comprendre d’où viennent les mots / maux : « Qu’est-ce que j’entends derrière ce qui m’est dit ? » « Qu’est-ce que moi, soignant, je pense de ce qui m’est dit ? »

Le soin relationnel consiste à dire ce que j’entends.

 

 

 

 

 

Ecouter

 

 

Ecouter. Ecouter vraiment. Peut-on imaginer programme plus simple et plus ambitieux à la fois ?!

Ecouter, ce n’est pas se contenter de rester silencieux, ni prêter une oreille polie à ce qui se dit. Ecouter, c’est être véritablement ouvert, disponible, attentif et attentionné.  Il s’agit d’entendre ce que l’autre et moi avons en commun, entendre ses vibrations en moi et les lui restituer. C’est cela qui fait soin et permet de parler d’écoute thérapeutique.

Ecouter, ce n’est pas donner mon avis sur ce que j’entends. Ce n’est pas donner des conseils. Ce n’est pas essayer de solutionner des problèmes qui ne m’appartiennent pas.

Nous faisons tous l’expérience de ces tentatives d’écoute, plus ou moins bienveillantes, qui se soldent par un catalogue de commentaires qu’on ne demandait pas, et nous font regretter d’avoir ouvert notre coeur. Ce n’est pas cela que nous attendions de nos amis en leur racontant nos histoires. Ne voulions-nous pas plutôt nous sentir accueillis ? Simplement accueillis pour ce que nous sommes !

Curieusement, on ne devient un « bon » écoutant, et donc un bon soignant, qu’à la condition d’avoir été écouté soi-même. On peut alors savoir ce que c’est, une écoute-qui-fait-du-bien, et tenter de proposer cela à ceux qui meurent à petit feu de n’être pas entendus.

 

 

 

 

 

Penser

 

 

Soigner en psychiatrie, c’est créer un espace où la parole est possible. Où on peut nommer la souffrance. Mettre des mots dessus. Quand les gens comprennent qu’ils ne vont pas être gratifiés, en retour, d’un jugement de valeur ou d’un conseil, alors ils peuvent oser une parole plus libre. Dire tout ce qui leur passe par la tête. Partir à la recherche de leurs ressentis les plus enfouis. Ils peuvent parler parce qu’ils se savent accueillis. Et, tout au fond d’eux, c’est exactement cela dont ils avaient besoin. Les mots et les silences sont notre matière première. Ce qu’une personne arrive à dire d’elle-même, de sa difficulté à vivre. Mais aussi tout ce qu’elle tait et qui s’entend quand même.   

Mais soigner est dangereux. Pas uniquement au sens où les médias voudraient nous le faire croire, mais au sens où soigner comporte une multitude de risques, et notamment celui de se tromper.                                                                                   Etre professionnel ce n’est pas faire un sans faute. Ce n’est pas avoir tout bon du premier coup, et encore moins réponse à tout. C’est réfléchir à notre pratique. Faire des allers-et-retours entre la théorie et la pratique. Reconnaître, après coup, qu’il y aurait eu d’autres manières de faire, peut-être meilleures. Accepter de n’être pas parfaits. Nous sommes là pour essayer d’aider, mais nous sommes là aussi pour nous remettre en cause et pour avancer. Ensemble. En équipe. Les séances de supervision - quand elles ont lieu (elles ne sont pas vraiment à l’ordre des priorités budgétaires !) - permettent de  mieux comprendre ce qui est en jeu dans la relation soignant-soigné. Elles aident à forger une culture commune, indispensable si on ne veut pas que le soin devienne du n’importe quoi, chacun y allant de sa sauce...

Qui sait si ce n’est pas précisément ce travail pensé autour de notre pratique qui protège de la « folie » dont nous sommes entourés ?

 

 

 

 

 

En équipe

 

 

Une équipe de travail c’est d’abord une équation de papier. 1 + 1 + 1 égale un effectif de départ. Une liste de soignants rattachés à une même unité de soins. Mais attention ! A ce stade, on « fait » peut-être équipe mais on n’ « est » pas équipe pour autant.

L’équipe - pour devenir équipe - a besoin que chacun de ses membres mette cartes sur table et ose donner son sentiment sur les soins en cours. Ca ne fait pas consensus ? Tant mieux ! Le grand danger qui guette les équipes c’est la pensée unique, quand chacun préfère se fondre dans le groupe plutôt que d’exprimer l’avis qui est le sien. Pourtant, quand on y réfléchit, c’est plus intéressant quand chaque membre, là où il est, a son mot à dire. Quand chacun ose exposer ses ressentis ou ses idées.

 A quoi ça sert d’être une équipe multidisciplinaire si on ne partage rien ?!

Nous travaillons « avec » nos émotions mais nous travaillons aussi « sur » nos émotions, c’est évident. Avant de les dévoiler au grand jour, il est besoin de se connaître suffisamment pour savoir d’où elles viennent. Elles ne viennent pas de nulle part, ces émotions. Elles sont l’écho de notre histoire personnelle, plus ou moins bien digérées, plus ou moins fiables.

Nous avons à être parfaitement conscients de ce que nous ressentons à l’intérieur, face à telle ou telle situation de soin, à tel ou tel récit. Etre au clair avec ce que cela réveille de tristesse, d’angoisse, de peurs, d’agacement, de colère et parfois même de violence. Ne  pas se voiler la face. Oser mettre ça en mots, tous ces ressentis plus ou moins acceptables, oser les exposer en équipe, comme faisant partie véritablement de l’observation clinique. Risquer de les confronter à ceux des collègues, qui peut-être ne rejoindront jamais les nôtres, mais constituent néanmoins autant de facettes de la personne en soins.

C’est la diversité des opinions qui fait la richesse clinique, ce n’est pas autre chose ! Et ce n’est pas pour rien s’il est des équipes dans lesquelles nous nous sentons mieux que dans d’autres. Nous nous sentons bien dans les équipes qui font la part belle à la pensée, à l’ouverture, à la remise en question. Nous nous sentons mal dans celles qui ne proposent rien de tout cela, et qui, d’une certaine façon, sont mortes d’un point de vue thérapeutique.

 

 

 

 

 

Point de vue

 

 

Un soin doit toujours pouvoir être observé, quantifié, tarifé ! Ce n’est pas moi qui le dis, mais les bien-pensants qui écrivent sur la question et voudraient nous faire croire que, le soin, c’est quand on peut faire entrer les gens dans des cases... Mais ce qui fonctionne éventuellement en soins généraux ne paraît pas judicieux en psychiatrie, où – faut-il le préciser - la spécificité repose justement sur le soin sur mesure, le non transposable, l’unique.

On comprend bien qu’un pansement bétadiné sera toujours un pansement bétadiné. Une suite de gestes ordonnés qu’un protocole peut englober. Quelle que soit la plaie. Quel que soit le bonhomme qui a la plaie. Quel que soit le service où il est hospitalisé.

Mais quand il s’agit de rendre compte de la vie psychique des gens, il est certain que les phrases toutes faites, prêtes à l’emploi, ne peuvent qu’appauvrir la pensée clinique et le soin. Nous avons à laisser une trace écrite de ce qui se vit au cours des entretiens infirmiers, mais une trace au plus près de ce qui s’y est dit ou ressenti. Une écriture entièrement protocolaire ne rend bien sûr pas compte du caractère unique de ces moments, de nos réponses au cas par cas... Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a cette longue tradition de culture orale derrière nous !

Et voilà qu’on nous parle d’américaniser notre façon de faire, avec le fameux DSM - Diagnosis and Statistical Manual of Mental Disorders – qui prétend pouvoir recenser tout ce qui existe à travers le monde en termes de « troubles mentaux » !

Qu’on nous brandit le PMSI comme une avancée miraculeuse qui va permettre, avec quelques cotations, quelques matricules chiffrés, de donner le profil des gens, de ce dont ils souffrent !

On nous demande de leur faire remplir des questionnaires pour évaluer la gravité de leur dépression…

Bref, on ne sait pas comment soigner les gens, mais on se gausse de pouvoir les coter bien proprement. C’est un point de vue !

 

 

 

 

 

Médicaments

 

 

Il ne faut pas nier l’impact des traitements médicamenteux en psychiatrie : n’a-t-on pas parlé de « révolution » avec l’avènement des psychotropes il y a quelques années ? Aujourd’hui nous avons des traitements « pour » à peu près tout, et sûrement que les gens iraient moins bien s’ils n’en bénéficiaient pas.

Nous savons donc quoi prescrire en cas d’angoisse, d’insomnie, de dépression, d’hallucinations... et j’en passe ! Nous connaissons toute sorte de molécules que les laboratoires s’emploient à rendre de plus en plus efficaces, de mieux en mieux tolérées.

Mais est-ce toujours cela dont les gens ont besoin ? Est-ce qu’à tout symptôme correspond un traitement qui fait qu’on le prend et qu’on n’en parle plus ? Est-ce qu’on peut traiter par des pilules toutes les difficultés de la vie?

Ce n’est pas une baguette magique, un traitement. Ca s’attaque au mal-être mais pas à ses causes. Ca aide un temps mais ça ne résout rien. Ca ne dispense pas de mettre des mots sur ce qui se passe. Notre métier, ça consiste d’abord à essayer de repérer les besoins de la personne, ce qu’elle est et ce qui la fait souffrir, et non à vouloir gommer ses symptômes à tout prix. Nous sommes là pour autre chose que pour être des distributeurs automatiques de traitements.  Nous sommes là pour permettre de trouver du sens à ce qui se vit. Et c’est cette mise en mots qui soigne, parfois, plus que nous et nos compétences pharmaceutiques.

 

 

 

 

 

Les petits mots

 

 

Richesses et pauvreté des protocoles. J’aurais peut-être dû faire mon mémoire là-dessus ?!

J’exerce un métier dont les pratiques ont besoin d’être encadrées par des textes, « des garde-fous » si j’ose dire !  Mais entre le fait de les appliquer à la lettre, et de s’en servir pour ce qu’ils sont - c’est-à-dire des outils - il y a une marge me semble-t-il. Les modes d’emploi, c’est bien pour les machines. Ca dit ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire. Ca liste tous les cas de figures possibles.

En psychiatrie, c’est vite dangereux parce que ça donne  des robots ! Des soignants qui ne pensent plus par eux-mêmes. Qui ne pensent plus du tout d’ailleurs. Des exécutants qui ont réponse à tout, en toute circonstance. Il n’y a plus de place pour la souplesse et le bon sens.

Quitte à devoir lister les choses, j’aimerais autant voir apparaître un manuel qui recense les mots ou expressions à proscrire dans la bouche des soignants! Il y en a un paquet ! Thierry Tournebise, à juste titre, parle de toutes ces « fausses bienveillances », employées sans penser à mal, et qui sont autant de bévues relationnelles, aux effets dévastateurs. (Parfois on se fait croire qu’on aide les gens mais en réalité on les démolit).

Je pense, pour ma part, au nombre de fois où nous disons aux gens « ne vous inquiétez pas ! » Avez-vous remarqué ? c’est justement quand ils ont des raisons de se faire du souci qu’on leur assène un « ne vous inquiétez pas ! » Ca part d’une bonne intention, mais ce n’est pas rassurant pour deux sous. « Ne vous inquiétez pas, votre séance de sismothérapie va bien se passer ! »... qu’est-ce qu’on en sait, après tout ? On n’est pas à leur place ! Et si on n’entend pas les appréhensions qui sont les leurs, comment pourront-ils continuer de nous en parler ???

Dans la série des bourdes relationnelles... on peut aussi citer le fameux « je vous laisse en « bonne » compagnie ! » C’est gentil de laisser les gens avec leurs visites, mais ce n’est pas judicieux de décider pour eux que cette compagnie leur fait du bien. Elle n’en fait pas toujours. « Je vous laisse en compagnie ». Cette formulation dit la même chose. A ceci près qu’elle laisse les gens libres, après coup, de venir nous dire comment ils ont vécu cette présence.

Au cours d’un stage en soins palliatifs, j’ai été frappée de voir que les soignants, quand ils sortaient d’une chambre, disaient toujours « à plus tard », et non « à tout à l’heure ! » C’est une petite nuance. Mais dans un service où on ne sait pas si les gens seront là, encore, quand nous repasserons, c’est peut-être plus prudent. De la même façon, en psychiatrie, si je dis « à tout à l’heure », je sous-entends qu’on va se revoir avant que je ne quitte mon poste. Si on ne se revoit pas, les gens auront guetté mon passage en vain. Le lien de confiance entre nous en sortira fragilisé.

Je crois que les petits mots n’ont l’air de rien mais qu’ils ont leur importance. Que c’est un pari merveilleux de faire reposer nos soins sur les mots et leur maniement.

Je crois que nous ne serons jamais trop vigilants sur le choix des mots que nous employons.

 

 

 

 

 

Des mots justes

 

 

La façon qu’on a de nommer l’autre dit quelque chose de la manière dont on le considère, dont on se situe par rapport à lui. Et ce n’est pas exactement pareil d’attendre l’arrivée d’un « patient », d’un « client » ou celle d’une « personne en souffrance ». Ce n’est pas équivalent non plus de parler de « Madame X» ou de « l’autre hystérique », même s’il se trouve que les deux ne font qu’une !

Il y a comme ça tout un vocable pour désigner la folie de l’autre, qui va du « doux dingue » au « fou à lier » en passant par les inévitables « timbrés», «  toqués », « barges», ou «détraqués » ; sans oublier les « dérangés du cerveau » ou « ramollis du ciboulot »...  

Ces quelques exemples sont volontairement excessifs, mais on a vite fait de déraper, professionnellement parlant, si on n’y prend pas garde. C’est très facile.

On dit aux gens qu’on va les « laver » alors que ce n’est pas vrai, on ne les « lave » pas comme des voitures, on les « aide » simplement à faire leur toilette, et ils y participent toujours un tant soit peu à moins d’être dans le coma !

A des gens qui ont des problèmes de continence on parle de « mettre des couches », mais ce sont des adultes, alors, même si c’est écrit « couches » sur le paquet, il est sûrement  préférable d’employer le terme de « protections » si on ne veut pas qu’ils le vivent comme une régression complète. 

De la même façon, on ne va pas « attacher » les gens, fût-ce pour leur bien-être psychique, tout au plus peut-on les « contenir au lit ». En tant que soignants, nous avons à faire du lien, au sens figuré d’abord, mais aussi au moyen de liens bien concrets comme ceux-là.

Prudence donc avec les mots que nous employons. Trop souvent nous parlons des gens à la troisième personne alors qu’ils sont dans la même pièce que nous. Trop souvent nous les excluons en racontant par-dessus leur épaule des histoires qui ne les concernent en rien. Réfléchissons à l’effet que ça peut faire. Que souhaiterions-nous entendre, nous, le cas échéant ? Prendre soin des gens, c’est aussi prendre soin de bien choisir nos mots pour eux.

 

 

 

 

 

Humainement parlant

 

 

« Sujet trop vaste, avaient dit mes professeurs, un mémoire de trente et quelques pages ne saurait traiter de l’humanité des soins ! » J’avais donc renoncé aux grandes théories pour me pencher sur un cas bien concret, celui d’Adrien, jeune homme en coma aréactif dont je m’étais occupée en réa neurologique.

Je vous passe les détails sur le comment et le pourquoi il en était arrivé là. Toujours est-il que son état d’alors, précaire au possible, n’allait pas sans interroger la pertinence de la parole dans nos soins : face à quelqu’un comme ça, égaré quelque part entre la vie et la mort, que faut-il faire ? Faut-il parler ? Faut-il se taire ? Bien sûr rien n’indiquait s’il nous entendait, mais rien non plus ne venait dire qu’il ne nous entendait pas… Je concluais donc ce travail en disant que, pour moi, il était évident qu’il fallait continuer de s’adresser à Adrien, ne serait-ce que pour lui conserver quelque chose d’humain, à lui qui ne pouvait pas répondre mais qui n’était pas non plus décédé! Lui parler, c’était précisément continuer de le reconnaître comme l’un des nôtres, un petit humain parmi les humains…

Des années plus tard, je demeure convaincue que notre métier n’a de sens que dans une « approche humaine » de ceux que nous soignons. Nous pouvons bien maîtriser tous les concepts du monde, être un grand « professeur psychiatre » ou un « infirmier-je-sais-tout », si nous oublions de placer l’humain au centre de nos préoccupations et de nos pratiques, alors nous avons tout faux. Nous paradons mais nous n’en menons pas large, relationnellement parlant. Et, justement, les gens ont besoin de trouver en face d’eux des figures de soin qui demeurent accessibles, qui ne se retranchent  pas derrière des grands principes,  comme ce principe de « neutralité bienveillante » qui ressemble le plus souvent à un accueil glacial.

Il n’y a pas que des techniques relationnelles à mettre en pratique. Il y a aussi des savoirs humains à développer.

 

 

 

 

 

Activisme

 

 

On croit qu’on est des bons soignants parce qu’on a réalisé tout ce qui était visible, quantifiable. On a effectué une aide à la toilette par-ci, une surveillance des constantes par-là. Distribué quelques mots d’esprit en même temps que les médicaments ou les repas. On s’est empressé de répondre aux sonnettes. On a couru d’une chambre à l’autre. On n’a pas arrêté... et c’est vrai qu’il fallait faire tout ça ! Mais à quel moment a-t-on donné l’impression qu’on pouvait être disponible vraiment ?

La tentation est grande de proposer tout plein d’activités aux gens qui sont hospitalisés, parce qu’ils en sont généralement reconnaissants. Mais on oublie de dire que c’est le meilleur moyen de ne pas se rencontrer ! A un moment donné, Il faut bien que les soignants cessent de s’agiter s’ils veulent que les soignés osent frapper à leur porte sans craindre de déranger. Il faut bien qu’ils acceptent de s’asseoir et de se poser, s’ils ne veulent pas passer à côté de la possibilité d’un échange.

Le travail en psychiatrie, ce n’est pas une succession de soins programmés et ce n’est pas une succession de mots. C’est aussi cette capacité des soignants à garder un « psychisme  disponible » pour ceux qui ont besoin de leur aide. Rester prêts à  les accueillir. A tout moment. Et aller à leur devant quand, d’eux-mêmes, ils n’arrivent pas à solliciter un entretien.

Quand on comprend que la disponibilité psychique constitue l’essence même de nos soins, on se moque bien de l’impression qu’on peut donner dans ces moments-là. On sait ce qui nous anime. D’aucuns penseront qu’il ne se passe rien dans nos services, que tout est calme, que les soignants sont inoccupés.

Qu’importe : on sait ce qu’on fait et pourquoi on le fait. C’est tout ce qui compte.

 

 

 

 

 

Se rencontrer

 

 

Il est si rare le moment de la rencontre, si précieux ! Nous sentons bien cela, n’est-ce pas, dans notre vie personnelle, au moment de la rencontre amoureuse ! Pourquoi un visage plutôt qu’un autre nous attire, et ce que cela a de magique...

Mais je m’éloigne un peu du sujet ! Les rencontres qui rythment mon travail d’infirmière et en constituent le coeur sont un peu différentes.

Il s’agit d’entrer en relation avec l’autre, d’accéder à ses émotions dans ce qu’elles ont de plus authentique. Avoir réellement envie de le connaître, de le comprendre. Etre ouvert, intérieurement, à tout ce qu’il peut révéler de ses mondes intérieurs, aussi différents soient-ils des nôtres. Savoir que l’autre ne parle jamais que de là où il en est, avec une histoire qui nous échappe forcément dans ses subtilités, car, si nous pouvons l’entendre, jamais nous ne la vivrons. Mettre de côté nos petites voix intérieures pour percevoir quelque chose de ce qui se vit en face et l’accueillir vraiment. 

 

 

 

 

 

Seconde nature

 

 

Comment devient-on infirmière ? D’aussi loin que je me rappelle, c’est journaliste que je voulais être ! J’ai toujours pensé que, en situation d’interview, les gens ne pouvaient qu’être vrais. Qu’ils devaient forcément raconter quelque chose qui leur ressemble, parce que c’est trop précieux, n’est-ce pas, une rencontre où les interlocuteurs savent d’avance qu’ils ne se reverront pas. Et tant pis si certains, face au micro, m’ont raconté de beaux mensonges : c’était probablement des menteurs aussi, dans la vie de tous les jours.

J’ai retrouvé cette idée à l’hôpital. Des gens « entiers ». Sans fard. A la différence près que c’est la souffrance, ici, plus que la brièveté des rencontres, qui fait tomber les masques. Quand les gens sont mal en point, ils ne peuvent plus jouer à être ce qu’ils ne sont pas.

Je cherchais un métier qui fasse sens. En empruntant le chemin des soins je l’ai trouvé. J’ignore si j’exercerai ce métier toute ma vie, mais quelque chose me dit que, j’aurais beau me reconvertir, je serai toujours un peu infirmière d’une certaine façon. Impossible de revenir en arrière. C’est trop tard maintenant. C’est ma « deuxième langue ». Je l’entends partout. Comme quand on apprend une langue étrangère. Au début les mots ne veulent rien dire, ce ne sont que des sons, ils ne font pas sens. Après seulement on comprend ce qu’ils voulaient dire. Et, alors, même si on n’a pas l’intention d’écouter, on entend quand même ce qui se raconte à la table d’à côté puisqu’on comprend la langue.

Et bien avec la psychiatrie-deuxième-langue c’est pareil. Une fois qu’on sait identifier les différents traits de personnalité on ne peut plus les rater, même quand on n’a pas envie de les voir. Même quand on ne se situe pas comme soignant, mais dans des liens amoureux ou amicaux. Mais, après tout, il n’y a pas de mal à entrer dans toutes les « cases » de la folie, du moment que c’est de façon homogène… Là où ça se gâte c’est quand une case devient exagérément chargée par rapport aux autres : ça fait pencher le tableau !!!

 

 

 

 

 

Humilité

 

 

Qu’est-ce qu’on sait des gens qui viennent nous voir en consultation ? Qu’est-ce qu’on comprend d’eux ? Qu’est-ce qu’on peut en comprendre en quelques entretiens, en quelques jours d’hospitalisation ?...

En tant que soignants, nous avons parfois la tentation d’avoir tout compris de ceux qui se confient à nous. Nous pensons cerner leur souffrance. Nous croyons détenir la solution à leurs problèmes – peut-être que cela nous rassure ? Mais nous ne sommes pas là pour nous rassurer nous-mêmes. Nos solutions toutes faites n’avancent pas forcément les gens en face de nous, qui vont devoir trouver tous seuls les réponses qui leur iront.  Curieuse étape qui dit que, pour aller mieux un jour, il va d’abord falloir aller moins bien ! Se pencher sur tout ce qui faisait leur vie jusque-là. Interroger leurs valeurs, bouleverser leurs repères. Remettre en cause un fonctionnement qui peut-être n’est pas terrible mais leur a tout de même permis de tenir jusque-là.

Si nous sommes là pour quelque chose, c’est pour tâcher de comprendre où les gens en sont dans leur histoire. D’où vient ce qu’ils nous disent ? D’où est-ce qu’ils nous parlent ? Nous ne sommes pas soignants si nous pensons pour eux, si nous nous permettons de décider ce qui est bon pour eux – comment savoir, du reste ? Chacun son domaine de compétences ! Ce sont eux qui sont dans la détresse alors, quelque part, c’est leur affaire. Les clés du problème, c’est eux qui les ont. Pas nous. Tout au plus pouvons-nous tâcher de voir un peu plus loin qu’eux, et, en temps venu, les accompagner jusqu’à ce plus loin. Mais seulement s’ils nous y autorisent. Et seulement au rythme qui leur convient. 

 

 

 

 

 

Jamais trop tard

 

 

C’est un peu la tendance de tous les parents. Croire que leur souffrance est négligeable en regard de celle de leurs enfants... je comprends ce qu’ils veulent dire. Mais je ne suis pas complètement d’accord avec cette affirmation.

La souffrance des adultes, et, à travers eux, de l’enfant qui est en eux, est tout aussi digne d’attention et de soins à mes yeux. Les enfants ont besoin de parents qui aillent bien pour les guider dans la vie. Il n’est jamais trop tard pour suivre une thérapie. Que l’on soit parent ou en âge de l’être n’est pas un obstacle. Nous ne pouvons pas faire en sorte que ceux que  nous aimons aillent mieux, mais il est à notre portée d’entamer un soin, et de devenir des parents  plus souples dans le rapport à nous-mêmes et, par répercussion, dans la relation à nos enfants.

La psychothérapie, ça sert à dire tout ce que nous avons envie de dire, tout ce que nous avons sur le coeur. C’est une démarche qui honore ceux qui l’entreprennent, parce que cela ne se fait ni du jour au lendemain ni en claquant des doigts. Il en faut du courage pour entreprendre un tel voyage. Nous allons partir à la recherche de ce qui est enfoui au plus profond de nous. Interroger notre vie et faire le pari que ça vaut le coup. Malgré les peurs. Malgré les doutes qui ne manqueront pas de jalonner le chemin. Coûte que coûte, nous allons tâcher de revenir à nous-mêmes. De nous découvrir ou de nous re-découvrir. Et tant mieux, en un sens, si nous pleurons - comme nous pleurons ! Car vivre, c’est aussi vivre le chagrin qu’il y a à vivre.

 

 

 

 

 

Toute la misère du monde

 

 

Au bout de ce couloir : toute la misère du monde. Un condensé de la misère du monde. Une femme aux cheveux sales, au sourire édenté, qui vient rendre visite à son mari hospitalisé. Elle a amené une ribambelle d’enfants qui leur ressemblent.

Je suis toujours un peu gênée que les enfants passent leur après-midi dans un lieu de soin quand ils n’ont pas eux-mêmes de problème de santé particulier.  J’estime qu’ils seraient  mieux sur un terrain de jeux, à s’amuser, entourés de gens qui vont bien, même s’il est important qu’ils gardent un lien avec leur(s) parent(s) hospitalisé(s). 

Je m’approche du petit groupe. Je crois beaucoup en l’importance d’établir le contact avec les bouts d’chou, d’entrer en complicité avec les uns et les autres si je veux pouvoir soigner les adultes.

Un bébé est posé dans son berceau, en équilibre dans les escaliers. Il doit avoir dans les deux ou trois mois ? Ses parents ne savent pas exactement.  Il a les ongles noirs. Il tête un biberon dont la tétine a été soigneusement bourrée de coton lyophilisé, la femme m’explique - le plus naturellement du monde - que c’est pour l’empêcher de pleurer… J’en reste sans voix !!! Impression que ce petit bonhomme démarre dans la vie avec un « kit » de départ moins évident que d’autres. Ses parents ne sont peut-être pas « malades » à proprement parler (la souffrance psychique ce n’est pas forcément la maladie mentale), mais on les devine carencés sur le plan social et affectif.

L’histoire de leurs enfants est-elle écrite d’avance, vouée à la répétition, ou la vie pourra-t-elle leur offrir d’autres horizons ?

 

 

 

 

 

Espoir

 

 

Est-ce qu’on peut guérir de son enfance ? De ses bleus à l’âme? Quoi qu’il en soit, je crois qu’il y a un moment où il faut cesser de tourner autour de soi en se lamentant, un moment où il faut arrêter toutes les remises en question et entrer dans la vie. Je ne prétends pas que ce soit facile,  mais enfin la vie c’est fait pour vivre ! On peut se sentir perdu parfois. Avoir besoin de se pencher sur son histoire, sur ses souvenirs et sur ses valeurs. Faire le tri et se faire aider pour ça. Mais vient toujours le moment où il faut reprendre la route, seul, sans béquille.    

Je me suis souvent représenté la vie comme un jardin en construction. Au commencement était ce petit lopin de terre vierge, que nous recevons tous, d’une certaine façon, à notre naissance. La vie veut que ce soit nos parents qui en prennent soin pour nous, jusqu’à ce que nous soyons en capacité de le faire par nous-mêmes - et certains, déficitaires, ne le seront jamais.

Mais pour la plupart d’entre nous il y a un moment où nous pouvons prendre les choses en main, décider de comment nous voulons entretenir notre jardin. Est-ce que la récolte nous plaît ? Est-ce que nous voulons y faire pousser autre chose ? Est-ce que le climat et le terreau s’y prêtent ?...

Il arrive parfois que le jardin dont nous héritons soit envahi de mauvaises herbes. Ce sont nos fêlures. Certains entrerons en thérapie pour ça, pour déblayer le terrain, repartir de rien. Mais dans la vie nous ne repartons jamais complètement de zéro. S’il n’y a plus la moindre végétation visible, s’il est possible qu’il n’y ait plus rien de vivant qui pousse, c’est peut-être pour creuser le désir de ce que nous voulons y voir germer plus tard, après, une fois que nous nous serons procuré les graines voulues. A moins qu’elles ne soient là déjà, sous terre, attendant le moment opportun pour éclore ?...

 

 

 

 

 

Solitude

 

 

Il y a des moments de solitude dans la vie. De vrais, de grands moments de solitude et on n’en parle pas. Ou si peu ! On évite le sujet. Systématiquement. On voudrait prolonger nos illusions, croire que ça ne pose pas problème, ou alors seulement pour les autres. Mais on sait bien, dans le fond, on sait bien que la solitude est notre lot commun et que ce lot commun nous fait peur.

C’est intérieur, la solitude. Rien à voir avec le nombre de gens autour. On peut être très entouré, croiser du monde, avoir un carnet d’adresses tout à fait honorable, et ressentir pourtant un grand malaise. L’impression qu’aucune des personnes à qui on parle ne peut recevoir le message. Allo la lune ici la terre, et puis rien. Nada. Silence radio. A quoi bon continuer d’émettre sur une fréquence où personne, jamais, ne se manifeste en retour ? A quoi bon exprimer ce qui nous anime, si nul ne peut le recevoir ? Autant se taire. Garder pour soi ses états d’âme. Arrêter d’envoyer des bouteilles à la mer qui ne les rend jamais, ce qui creuse encore davantage la sensation de vide et d’isolement.

Le drame de la solitude, c’est aussi le silence qui l’entoure. Je me demande bien ce qui se passerait si, à l’hôpital au moins, on arrêtait de se voiler la face. Si, au lieu de prescrire toute sorte de traitements aux gens, on se décidait de parler avec eux de cette solitude qui les étouffe et fait le lit de nombre d’angoisses et de dépressions. C’est bien beau d’hospitaliser les gens, de leur faire miroiter qu’une autre vie est possible si, à leur sortie, ils retrouvent, inchangée, cette  solitude qui ne dit pas son nom mais les empêche quand même un peu d’être heureux.

 

 

 

 

 

Fuite

 

 

            C’est toujours la même histoire. Une envie de pleurer comme un pincement au coeur mais pas question d’y céder. Pas question d’ouvrir les vannes si on ne sait pas quand on pourra les refermer. Alors on joue les braves. On fuit son chagrin. On le noie. A un moment donné c’est la rencontre avec l’alcool, le tabac, ou n’importe quel autre toxique à portée de main. C’est « juste un verre », « rien qu’une cigarette ». Et ça permet de donner le change. De tromper son monde. De se duper soi-même.

On croit, on veut croire que ça va pas si mal, après tout. Qu’on peut continuer à « faire » la fête, à faire illusion. On a le toxique convivial. On minimise. C’est juste un passage. Après on arrêtera. Après on n’aura plus besoin de toutes ces substances. On retrouvera la joie de vivre. La vraie. Après. Sans produit ni médicament. Sans l’aide de personne. Sentiment d’invulnérabilité au moment où on ingère la substance : allons, elle n’est pas si nocive qu’on le dit, et de toute façon « j’arrête quand je veux ! »

Et c’est vrai qu’au début on peut arrêter quand on veut. On a le contrôle de sa consommation. On maîtrise. On boit, on fume, on sniffe. On se dope par tous les orifices mais on est libre encore. On peut refuser un verre, ne pas racheter de paquet de cigarettes. On peut. On ne le fait pas, mais cette idée qu’on « peut » suffit à nous rassurer.

Alors on continue de consommer. De plus en plus, de plus en plus souvent. On devient dépendant. On aime le geste. On tolère de mieux en mieux le produit.  Pire : comme rien de grave ne nous arrive, on finit par oublier qu’il est préférable - a priori - de pleurer que de s’intoxiquer.

 

 

 

 

 

Pleurs

 

 

Il semble que les gens aient parfois besoin d’une autorisation pour se laisser aller à leur chagrin. Le docteur Guy Moreau, du temps que je travaillais avec lui, avait trouvé cette jolie façon de dédramatiser les choses : « ici c’est un pleuroir », disait-il, « ici vous pouvez pleurer ! »

Etait-ce la phrase en elle-même ?

Etait-ce la délicate bienveillance de celui qui la prononçait ?

Toujours est-il que la réponse était instantanée. De grosses larmes, longtemps retenues, pouvaient enfin percer, et avec elles les mots qu’elles encapsulaient - à moins que ce ne soient les maux ?

C’est un fait, dans la vie des gens l’hôpital c’est parfois le dernier endroit où ils peuvent pleurer. Donner libre cours à leur chagrin. Raconter  les histoires incestuelles ou incestueuses qu’ils portent en eux depuis l’enfance, et qui n’ont jamais été reconnues…

C’est le privilège et le défi de nos consultations, je crois, de pouvoir libérer toutes les émotions et les pensées qui vont avec, aussi douloureuses ou honteuses soient-elles pour ceux qui les formulent.

Parfois je me demande si cette fonction de « pleuroir » n’est pas la forme moderne des « vases lacrymaux » de  nos ancêtres.

Autrefois, les gens rebouchaient les récipients où ils avaient pleuré. Aujourd’hui, dans le secret de nos bureaux, ils déposent ce qui les encombre.

Puis, le moment venu, ils referment la porte et continuent la route.

 

 

 

 

 

Appel à l’aide

 

 

            L’homme n’en est pas à sa première tentative de suicide. Cette fois, il a pris des somnifères, ouvert le gaz, et s’est endormi. On l’a retrouvé  gisant sur le carrelage de la cuisine. Quelques heures s’étaient écoulées depuis son geste, mais déjà les escarres s’étaient installées, creusant les chairs. Des mois et des mois de soins, derrière, pour tâcher de reboucher les plaies. Des séances journalières de pansements, aussi douloureux que malodorants.

Qui peut dire si l’homme avait réellement « envie » d’en finir ou s’il s’agissait d’un appel désespéré? Le fait est qu’il s’interroge et nous interroge. Précisément  lorsque, gantées autour de son lit, nous ne pouvons pas ne pas entendre ses questions : Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à vivre ? demande-t-il. Pourquoi est-ce que je rate régulièrement ma mort?

Plus qu’une réponse, c’est l’impact de ses mots sur nos visages que l’homme paraît guetter. Mélange de philosophie et de perversion, ses réflexions ne varient guère d’un jour à l’autre. Il n’arrive pas à expliquer son geste. Mais il maintient qu’il ne le regrette pas, et que si c’était à refaire...

Cet homme, à lui tout seul, résume bien les interrogations qui se posent à nous au quotidien. Travailler en psychiatrie, c’est travailler avec la mort psychique. Pourquoi tous ces gens en souffrance ? Pourquoi toutes ces non-vies? Et nous dans tout ça ?  C’est quoi au juste notre job si nous ne parvenons pas à les aider à vivre ?...

Par définition, nous n’échappons pas aux questions d’ordre existentiel lorsque nous soignons. Encore faut-il pouvoir les accueillir, lorsque c’est un autre, lorsque c’est un de nos semblables qui les pose.

Qui sait si, pour cela, il ne faut pas déjà y avoir un peu répondu pour nous-mêmes ?...

 

 

 

 

 

Dépression

 

 

On dit que « ça vous tombe dessus » sans crier gare et c’est pas tout à fait exact. Souvent il y a eu des signes d’alerte, des petits voyants rouges qu’on n’a pas voulu voir, pas voulu entendre. Le diagnostic tombe souvent comme un couperet : dé-pres-sion, dit le médecin! Alors c’était donc ça, tout ce mal-être ?... La dépression c’est comme un cache. Impression que le paysage s’est assombri d’un coup, que toutes les couleurs se sont retirées du monde. Mais où est-il, le charme d’antan ? Comment comprendre les petits bonheurs qui, jusque-là, suffisaient à notre vie ? Voilà qu’il n’en reste rien. Ni le goût, ni le souvenir. L’envie a passé. Le sommeil s’effiloche. L’appétit fout le camp. Ne reste qu’une piètre estime de soi, des somatisations tous azimuts, et la honte, quelques fois, de penser à « en finir » comme on dit…

Qu’il est long, ensuite, le chemin, pour renaître, pour parvenir à aimer sa vie et - plus important encore -  pour s’aimer soi ! La guérison passe toujours par le lâcher prise. Quelle que soit la souffrance. Quelle que soit la personne. Pour commencer à aller mieux, la première étape c’est d’arrêter de lutter contre soi. C’est décider de partir de là où on en est. Accepter qu’on ait vécu ce qu’on a vécu, un point c’est tout.  Quand on veut faire des travaux d’embellissement dans un appartement, on est bien obligé de tenir compte de l’état des lieux d’entrée de cet appartement. C’est pareil pour une personne. Y a un état de la personne dont il faut tenir compte.

La dépression vient parfois dire qu’on a passé un peu beaucoup de temps à courir après des choses qui ne nous correspondaient pas, et qu’on s’est égaré. Elle dit qu’il est urgent de revenir à soi, à ce que l’on est en profondeur, au-delà des valeurs et des centres d’intérêt qu’on affiche. Elle est une invitation à re-naître et à danser sa vie comme jamais. 

 

 

 

 

 

La vie est un voyage

 

 

Tout le courage et l’énergie que ça prend pour... arriver jusqu’à aujourd’hui ! Pour y arriver... vivant ! Ce n’est pas vrai qu’on s’accomplit du jour au lendemain. Pas vrai qu’on accouche de soi sans difficulté. Avant de tenir debout - debout dans sa tête - il faut bien sûr tomber, se relever, tomber à nouveau, se relever encore... et, quand on sait à peu près marcher tout seul, il reste encore tant de chemin à parcourir, une multitude d’évènements comme autant d’embûches à débusquer...  la vie est un voyage qui n’a rien de linéaire!

Alors on voudrait que ce soit reconnu, tout ça. Tout ce travail sur soi. Ces p’tites victoires intérieures pour lesquelles on a payé le prix fort. Ces montagnes dont on est venu à bout, finalement, et tous ces déserts qu’il nous a fallu traverser... est-ce qu’il ne pourrait pas en rester un petit quelque chose, tout de même, de ce parcours de combattant ? Une lueur de sympathie ou de fierté dans le regard des proches ? Qui donc pourra déceler, derrière une (apparente) facilité à vivre,  toutes les errances  passées qui sont les nôtres ?...

C’est bien beau d’être devenu l’homme ou la femme que l’on est, mais ça ne suffit pas. Ca ne suffira jamais. L’enfant qui est à l’intérieur, l’enfant qu’on a été a tellement besoin d’être consolé, aujourd’hui encore ! C’est que les cicatrices d’hier ne sont jamais complètement indolores, et, de la même façon, certains de nos fantômes n’en finissent pas de se rappeler à nous...

Ces quelques pensées m’évoquent l’histoire du diamant rayé. Effondré de voir son joyau unique endommagé par un choc, un roi fait appel à un lapidaire pour tâcher de le restaurer. Ce dernier, ne pouvant évidemment pas gommer les rayures sans amputer la pierre précieuse, a cette idée géniale de se servir des rayures comme support au dessin d’une rose. La pierre n’en est que plus magnifique. Au yeux de tous, c’est un chef-d’oeuvre, une pièce unique. Nous sommes pareils à ce roi. Face à nos fêlures nous avons le choix : continuer de les voir comme un gâchis irrémédiable, ou, une fois que la rose a éclos, tâcher d’en répandre le parfum autour de nous.

 

 

 

 

 

Suicide

 

 

C’est affreux à dire mais parfois on sait. On sait que la personne en face de soi a pris sa décision. Qu’elle a décidé d’en finir. Que rien ni personne ne pourra l’en empêcher. Aucun traitement, aucun lien. A l’intérieur les rouages sont brisés. C’est comme ça. On ne peut plus rien pour elle. On aimerait la raccrocher à la vie, mais c’est irrémédiable. Elle est morte déjà. Depuis longtemps. Est-ce qu’on arrive trop tard ?

C’est compliqué le suicide. On ne s’y habitue pas. Quelle que soit l’ancienneté dans le métier, on accepte difficilement d’être les mains nues dans cette tragédie. Pourtant... on le sait que nos soins sont parfois impuissants. Qu’on peut travailler sur soi et continuer d’être malheureux. Que la vie continue de mettre à vif ces endroits de soi que, précisément on souhaiterait oublier…

C’est le cas pour ce vieil homme aux yeux infiniment bleus. Une sommité dans son village. Depuis quelques temps, lui et sa femme constataient qu’ils n’étaient « plus bien vaillants ». Elle devenait démente et ils ne l’acceptaient pas. Souvent, dans ses moments de lucidité à elle, ils en discutaient. Du temps qui passe. De leur difficulté à vivre et à se voir vieillir. Ils s’aimaient. Ils voulaient rester ensemble, partir ensemble et ne s’en cachaient pas. Un jour, la femme est morte d’avoir ingéré l’herbicide que son mari lui avait apporté, en cachette des soignants de l’institution. Lui en a bu aussi, en plus grande quantité qu’elle, mais il a survécu. Drame et culpabilité. Comment continuer à vivre, après cela ? Comment en retrouver le goût ? Ce qui a eu lieu a eu lieu, on n’y peut rien changer. « Un grand malheur est arrivé, j’ai tué ma femme », c’est ce qu’il répète aux soignants à longueur de journée. Il dit aussi qu’il ne mettra pas fin à ses jours dans le service qui l’a accueilli après son geste et il tiendra parole. Suivra les soins prescrits. Rentrera chez lui après plusieurs mois d’hospitalisation. Quelques jours plus tard, on le retrouvera pendu à son domicile...

C’est terrible à dire, mais mon métier a ses limites. J’ai compris cela le matin où, après des mois d’une détresse criante, ma collègue infirmière a fini par sauter du dernier étage de son immeuble. Compris que la psychiatrie ne protège de rien. Que les soignants aussi ont leurs fantômes, leurs fêlures. Et que c’est l’ensemble de ces fragilités qui, mises au service du soin, leur permet  - éventuellement - d’aider les autres à vivre.

 

 

 

 

 

Tout sauf une vocation

 

 

Je ne le répèterai jamais assez : les soignants sont des gens comme les autres... Et, comme les autres, il ne leur est pas tous les jours facile de se dépatouiller avec leur propre vie. Une vie de monsieur-et-madame-tout-le-monde. Ni plus ni moins. Avec son lot d’histoires : histoires d’amour ou de désamour ; histoires de planning ou de budget ; histoires de famille, de voisinage ou de bureau... et toutes ces heures, plus ou moins racontables, où eux aussi se débattent avec leurs fantômes... 

Qui dira ce qu’il en coûte, quelquefois, aux soignants de soigner ? Qui dira leurs larmes, certains soirs ? Et ce que la proximité avec la souffrance de l’autre réveille de douloureux chez eux ?

La vie a ses passages obligés et les soignants n’y coupent pas. Loin de reculer devant la blouse blanche, la souffrance va parfois jusqu’à s’y frayer un passage. Signe qu’il n’y a pas d’un côté ceux qui soignent, et, de l’autre, ceux qui sont soignés. Il y a des humains. Rien que des petits humains les uns en face des autres. Et les soignants sont ceux qui ont la chance d’aller suffisamment bien pour tenter de soulager les autres.

Eh oui c’est fatigant d’être infirmière. Marre, ras-le-bol. Certains jours, en avoir par-dessus la tête, de ce boulot. Envie de passer à autre chose. Partir et la laisser derrière moi, toute cette détresse qui est si difficile à soulager ! N’allez pas me parler de « vocation », à l’heure où, une fois de plus, j’ai envie d’arrêter.

Envie de le rayer de la carte des métiers, mon métier d’infirmière. Envie que les gens aillent bien. Tout simplement bien. Qu’ils n’aient plus besoin de nos hôpitaux pour les accueillir.  Qu’ils partent en vacances quelque part. Qu’ils rencontrent d’autres gens... et cætera et cætera

 

 

 

 

 

Psy-jama

 

 

Nous accueillons les gens dans un moment qui fait crise pour eux, mais parfois ce moment se prolonge… plusieurs mois... plusieurs années… pas forcément parce qu’une mesure de placement est en cours, mais parce que les projets de sortie qu’on fait avec eux ne sont pas garantis d’aboutir.  On pense que telle ou telle personne se sentira bien dans un foyer, mais ce foyer auquel on pense ne fait pas d’admission pour le moment. Ou alors il émet un avis défavorable pour une candidature qu’on croyait taillée sur mesure. On a beau se préparer à l’éventualité d’un refus, c’est un coup dur, pour les soignants comme pour ceux qu’on accompagne. Déception. Découragement. Comment rebondir encore après l’échec ? Pour chaque projet qui tombe à l’eau, c’est des mois de soins « pour rien », si j’ose dire, puisqu’on en ressort à chaque fois un peu moins avancé, avec des perspectives d’orientation de plus en plus restreintes…Et le compteur des jours qui n’en finit pas de tourner, incapable pourtant de fixer la moindre date de  sortie…

Je me demande quelle vie se prépare pour ceux que l’hôpital psychiatrique garde des années entre ses murs. Combien de pages à leurs dossiers ? Est-ce qu’on les croira plus malades qu’ils ne l’étaient ? Est-ce qu’ils le deviendront réellement, à force d’être là ?!...

Pourquoi toutes ces vies en pyjama, jour et nuit, été comme hiver ? Il y a des gens à qui on l’impose, ce vêtement-là, pour le cas où l’idée leur prendrait de fuguer semble-t-il, pour qu’on puisse les identifier rapidement et les ramener entre nos murs. C’est une prescription. Un peu comme si le médecin leur collait un écriteau « individu malade » dans le dos… on imagine bien que ça limite la balade !

Mais il y a aussi des gens que ça rassure, les vêtements de l’hôpital, et qui n’en portent pas d’autres, un peu comme une deuxième peau quand ils auraient le choix de s’habiller autrement (quelqu’un un jour m’a demandé un « psy-jama » de rechange, c’est dire !!!). 

Alors, oui, on le (re)découvre peut-être à l’occasion d’un recensement national, mais ce n’est pas très étonnant que certaines personnes finissent par y habiter vraiment, à l’hôpital psychiatrique. Elles n’ont plus d’autre adresse maintenant. C’est écrit en toutes lettres dans les cases : « résidence principale ».

 

 

 

 

 

Rentabilité

 

 

C’est un fait, l’hôpital, de nos jours, est géré comme une entreprise. Mais il se trouve que ce n’est pas une entreprise qui produit des jantes ou des boulons : c’est un entreprise qui produit de la pensée. Qui a pour outil et pour finalité la pensée. Forcément, il doit exister des commerces plus lucratifs que celui-là !

Je ne vois pas pourquoi la question de la rentabilité devrait guider nos soins. En tant que soignants, nous ne sommes pas là pour nous soucier des profits générés – du « médico-économique » comme on dit. Nous sommes là d’abord pour nous coltiner la souffrances, toute les souffrances, et si possible les soulager, même s’il est vrai que ce travail-là a un coût.

Qu’est-ce que ça vient faire, la question de la rentabilité, dans la relation de soins ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Imagine-t-on de facturer aux gens  ces mille moments de la journée où nous sommes présents pour eux ? Où nous répondons à leurs regards, à leurs questions ? Où a-t-on vu qu’il pouvait y avoir des échanges sans qu’il y ait aussi du temps passé auprès de l’autre ?...

La psychiatrie de demain, c’est aujourd’hui que nous en prenons la responsabilité. Nous devons réfléchir à ce que nous voulons. La dimension relationnelle se compte en temps, doit-on accepter que ce temps-là soit chiffré ?! Allons-nous (et pouvons-nous) laisser une logique d’argent guider notre pratique ?...

Je crois pour ma part qu’il s’agit de continuer à soigner ni plus ni moins comme nous pensions devoir le faire hier, sans nous soucier d’autre chose que des éléments cliniques... à chacun sa fonction !

 

 

 

 

 

Société

 

 

Ac-cré-di-ta-tion. Mot très en vogue dans le paysage sanitaire français. C’est la volonté de mettre en conformité les différentes institutions qui le composent, et de les normaliser – pourquoi pas ? C’est l’idée qu’on va pouvoir uniformiser nos pratiques, les niveler par le haut. Enfin, sur papier c’est comme ça. Parce que, dans les faits, il semble qu’il y ait plus d’argent affecté à l’évaluation des soins qu’à leur amélioration effective !!!

Je l’avoue, j’ai toujours été un peu réticente face à ces changements qu’on nous présente comme innovants, et qu’on nous impose par la même occasion. Ne risquons-nous pas de perdre de vue le « pourquoi » de notre travail, ou plus exactement le « pour qui » nous faisons les choses ? C’est que je me demande en quoi les gens seront mieux soignés dans un système où la rentabilité de l’entreprise passe avant tout le reste!

C’est un peu, je crois, la question de la psychiatrie qu’on veut défendre et pratiquer ; voire la question de la société qu’on veut bâtir, avant celle des moyens requis pour cela!

Nous sommes des soignants. Notre mission est d’être au service de l’homme et de le rester.

 

 

 

 

 

Conditions de travail

 

 

Est-ce que les conditions de travail se sont dégradées ces dernières années ? A la limite, je me fous de savoir si nous sommes mieux ou moins bien lotis qu’avant. Je parle de ce que je connais, dans nos services, dans la France de 2010. 

Dans les suites de ce qui s’était passé à Pau, qui n’a pas fantasmé qu’il ou elle allait retrouver ses collègues « sur la TV », quand les couloirs de l’unité ne révélaient pas l’ombre d’une présence soignante ? Angoisse et insécurité, certains jours, avec l’idée que « tout peut arriver ». Tout et n’importe quoi. La psychiatrie, c’est le royaume de l’imprévisible.

Les locaux eux-mêmes ne sont pas toujours très fonctionnels. Souvent anciens, mal éclairés. Ils abondent de coins et de recoins, pas franchement sécurisants. Pire : nous ne sommes pas toujours en nombre suffisant pour contenir tout ce petit monde que nous accueillons. Nous ne sommes pas non plus  suffisamment formés pour, même si certains soignants débordent de suffisance !

J’ai travaillé dans plusieurs services. Accueilli toute sorte de gens dans des périodes qui faisaient crise pour eux. Des gens suicidaires. Des gens persécutés. Délirants.

Tous n’étaient évidemment pas là de leur plein gré.

Quand les gens ne sont pas en capacité de se rendre compte qu’ils représentent un danger pour eux ou pour la société, nous les hospitalisons sans leur consentement.  Ces mesures de placement - temporaires - sont destinées à les protéger d’eux-mêmes, et à garantir l’ordre public. Il va de soi que HDT et HO sont  très encadrées d’un point de vue médico-légal.                

 

 

 

 

 

Bruits de fond

 

 

C’est pas l’usine, l’hosto, mais c’est bruyant quand même !

C’est le chariot dans les couloirs de l’unité, avec son chargement tout bringuebalant, ou sa roue qui grince comme un bon vieux caddie rouillé.

C’est la porte d’entrée, qui n’a plus de valet et qui claque à toute heure.

C’est le cliquetis des clés qui s’entrechoquent dans la poche, et s’affolent quand on essaie d’en isoler une (il y a une serrure différente pour chaque local, pour les fenêtres, pour les placards, pour l’ascenseur, pour les attaches de lit…on n’a pas encore inventé la psychiatrie sans clé !)

C’est les hurlements - à peine tamisés - qui proviennent de la CSI, ou de celle du service d’à côté, ou des deux en même temps.

C’est la sonnerie du téléphone et ses inévitables erreurs (« non, ce n’est pas la boucherie Sanzot! »).

C’est la collègue un peu dure d’oreille, qui ne peut pas parler sans crier, ou celle toujours à fleur de peau et qu’on entend de loin.

C’est la salle à manger des « patients » et ses allures de cour d’école, ses chaises qu’on ne déplace qu’en les traînant au sol, lourdement ; une (ou plusieurs) assiette(s) qui vole(nt) en éclat ; quelques petites tirades bien senties qui visent le voisin de table ou l’infirmière présente !

Le téléphone à nouveau.

La porte qui claque ou re-re-claque.

Déjà on devine une agitation quelque part, le bruit des collègues en train de courir, le pas rapproché de leurs sabots.

Puis la  sonnerie de l’appel à l’aide.

Les battements du cœur à ce moment-là.

Et, la journée finie, la porte refermée, le petit bruit encore d’une cigarette allumée sur le parking, suivi d’une longue inspiration, comme un dernier fracas avant le silence de la nuit.

 

 

 

 

 

Hors cadre

 

 

Je suis désolée mais il y a des gens qui n’ont rien à faire ici ! Ils sont hospitalisés mais l’hôpital n’est pas la solution la plus indiquée pour eux. Disons que c’est un peu une erreur d’aiguillage et qu’on s’en rend vite compte, à la façon dont ils mettent le service sens dessus dessous : incivilités, insultes, coups de sang... On dirait que ceux-là n’existent que dans le passage à l’acte. Qu’ils ne sont là que pour créer une ambiance malsaine et déstabilisante pour tous, soignants comme soignés.

Sous prétexte de devoir accueillir tout le monde sans discrimination aucune, nous hospitalisons parfois des gens qui ne sont pas dans une réelle demande de soins. C’est là que le bas blesse. Nul ne conteste leur part de souffrance, et certaines des histoires qu’ils nous racontent ont de quoi faire pleurer dans les chaumières. Mais est-ce que cela suffit à justifier leur présence à l’hôpital ? A excuser des comportements psychopathiques ? Des menaces verbales et physiques ? Est-ce qu’on peut venir en aide à des gens qui ne sont pas prêts pour cela ?

Je ne dis pas qu’il ne faille pas prendre en charge ces gens, d’une façon ou d’une autre. Je dis juste que, en tant que soignante,  je suis là pour essayer de faire mon travail et que ce travail n’est possible qu’à l’intérieur d’un certain cadre. Je dis que le médecin hospitalier est là pour poser les limites, pour dire ce que nous pouvons faire ou pas pour les gens et pour préciser ce que nous attendons d’eux. Soit c’est supportable pour eux et ils restent.  Soit ils ne l’entendent pas de cette oreille, ne respectent rien, et nous aurons à leur signifier leur sortie - même si on imagine bien que c’est un exercice aussi ingrat que délicat.

J’ai l’intime conviction que l’hôpital ne peut aider que les gens qui en ont réellement besoin et qui en font la demande. A nous d’orienter les autres vers des prises en charge plus à même de gérer leurs troubles. Etre professionnels, c’est aussi passer la main quand nous ne savons pas faire, conscients que  certaines problématiques relèvent parfois de structures plus spécifiques que l’hôpital.

 

 

 

 

 

La nuit

 

 

Comme une bouffée d’oxygène après un grand vent de folie ! Il y a des soirs où je les embrasserais volontiers, les collègues de nuit qui viennent nous relever. Fraîches et disposes à l’heure où nous sommes, nous, fatiguées et pressées de rentrer chez nous.

Je me demande comment elles font, nos collègues, pour travailler la nuit. A la fois partie intégrante de l’équipe et si déconnectées de ce qui se vit en journée.

Je n’aimerais pas être à leur place.

Physiologiquement, d’abord, il faut pouvoir tenir le rythme. Et puis - entre nous - ce n’est pas toujours un cadeau le service qu’on leur laisse !

L’équipe de jour est partie. La surveillante, les médecins, les étudiants aussi. Reste le silence mais l’agitation du jour n’est jamais loin, Il en transparaît quelque chose dans le récit que nous faisons des heures écoulées durant notre poste.

L’équipe qui prend le relais est alors réduite à sa plus simple expression ; parfois une infirmière et une aide-soignante, parfois juste une infirmière. Le nombre des gens hospitalisés, lui, est inchangé. Avec ce que la nuit réveille d’angoisses et de peurs qui devront être gérées.

Il faudra attendre le lendemain pour nous en faire part.  

Aussi, le croirez-vous ? Quand je reprends mon service, le matin, je suis toujours un peu étonnée et soulagée que tout ce petit monde - soignants et soignés confondus - ait survécu à la nuit !!!

 

 

 

 

 

Etiquettes

 

 

Est-on sûr… exactement sûr de ce qu’on fait quand on diagnostique telle ou telle maladie, psychiatrique de surcroît ! Qui est-ce que cela rassure, les terminaisons médicales ? Est-ce que ça aide à vivre mieux, de se savoir borderline ou schizophrène ? Est-ce que ça aide à faire face au quotidien si on ne délivre que cela, un diagnostic brut, sans allusion aux soins possibles ?...

Faut-il le préciser, poser un diagnostic n’est jamais anodin. Jamais on ne sait comment les personnes vont s’en emparer. Comment elles vont se représenter la maladie. Si elles se reconnaîtront - ou pas - dans tel ou tel symptôme… J’ai tendance à penser qu’on aide davantage quelqu’un en parlant avec lui de ses difficultés, et en écoutant où il en est, qu’en lui balançant des connaissances qu’il n’est pas prêt à entendre.

Le diagnostic médical n’est pas une vérité absolue. C’est une hypothèse, une simple hypothèse clinique, à un moment donné, sur un Sujet donné ! c’est une symptomatologie qu’on « croît » reconnaître… alors il n’y a pas forcément urgence à clamer ça sur tous les toits !

Le diagnostic, c’est bien pour les médecins. Ca leur permet de parler entre eux et de se comprendre lorsqu’il décrivent tel ou tel tableau clinique. Un vrai langage d’initiés. Un peu comme les coiffeurs qui se réfèrent  à leur nuancier pour décrire les différents tons d’une chevelure. Mais, en psychiatrie comme en soins capillaires, il est des reflets changeants. Faire attention à ne pas enfermer les gens dans des étiquettes trop lourdes pour eux.

 

 

 

 

 

Jargon

 

 

            C’est la mode des ouvrages de vulgarisation. Précis de psychiatrie et autres glossaires « grand public » se vendent comme des petits pains, mettant à la portée du tout venant des termes jusque-là réservés à l’usage des professionnels… comme je le regrette ! Pris au pied de la lettre, ces ouvrages – aussi intéressants soient-ils – ne s’en révèlent pas moins source de malentendus. Illusion de parler un langage commun avec les psychiatres, mais sans avoir fait les mêmes études qu’eux. A la limite, ça ressemble à de la psychiatrie… mais ça n’en a que l’odeur, pas le goût !

Où est-il le temps où les familles des gens hospitalisés se contentaient de parler de leurs proches avec des mots de tous les jours ? Où elles livraient leur ressenti sans prétendre poser elles-mêmes le diagnostic médical ?

Je demande souvent aux élèves que j’encadre de me raconter l’entretien auxquels ils viennent de participer avec leurs mots à eux. J’insiste là-dessus : le vocabulaire « psy » ne m’impressionne pas ! Ce que je veux, c’est que les élèves me parlent de la personne entrevue. Qu’ils me disent quand et comment les difficultés ont débuté pour elle. De cette façon, j’obtiens souvent un descriptif très juste de l’avènement des troubles, au plus près de ce qui s’est dit à l’entretien. C’est seulement après que je permets aux élèves de retranscrire en jargon psychiatrique les troubles qu’ils viennent d’énoncer. Après, quand je suis sûre qu’ils réfléchiront à deux fois avant d’employer un terme « qui fait bien » mais n’est pas forcément le plus approprié.

 

 

 

 

 

Délires

 

 

Croyez-moi si vous voulez, mais, la « psychose », je ne sais toujours pas ce que c’est !!! Je pourrais vous répéter ce qu’on lit dans les bouquins, vous parler de «trouble de la personnalité et de la relation à l’autre » mais… ni vous ni moi ne serions plus avancés, n’est-ce pas ?!

Je préfère vous parler de ce que je connais, des personnes dont je m’occupe dans le cadre de mon travail, et des histoires qui sont les leurs : impensables, absurdes, fascinantes, mais néanmoins possibles pour eux – et c’est bien là le problème !

Mademoiselle T, par exemple, est convaincue d’entendre ses voisines discuter à travers la paroi de sa chambre d’étudiante ; pour être plus tranquille elle déménage ; elle continue de reconnaître les voix de ses anciennes voisines dans sa nouvelle résidence.

Monsieur P ne peut pas dire combien d’enfants il a mais il s’inquiète régulièrement de leur santé. Régulièrement aussi, il explique qu’il donne le jour à de nouveaux petits frères et sœurs lorsqu’il va aux toilettes, la nuit, et qu’il accouche. Il nous dit ça le plus sérieusement du monde.

Madame F a les cheveux défaits et un petit mot choisi pour tous ceux qu’elle croise. « N’aie pas peur, salope, je vais te sauver ! » dit-elle dans un sourire sans dent. Ou encore « je vais te mettre sur le trottoir, Satan ! » Elle s’approche d’un collègue, s’enquiert de comment il va, et, rassurée, s’en éloigne en murmurant « tu vas mourir bientôt, tu sais »…

Madame J se plaint de sa voisine du dessous qui prend un malin plaisir à lui projeter des faisceaux lasers brûlants à travers le plancher, ça fait des années que ça dure, ses mains en sont tout abîmées à force. Elle nous les montre pour que nous puissions constater les ravages par nous-mêmes. Nous ne « constatons » rien de particulier bien sûr.

La mère de monsieur C portait un foulard rouge semblable à celui de la prostituée à qui il venait de rendre visite ce jour-là. Il l’a donc tuée. Pour de vrai. Comme le commissariat ne l’a pas cru tout de suite, il a ensuite passé plusieurs nuits auprès de sa mère morte…

Monsieur B, lui, est passé maître dans l’art de fabriquer des lingots d’or qu’il distribue généreusement, tantôt aux médecins, tantôt aux infirmières. Si ces lingots étaient réels notre homme serait riche depuis longtemps.  Nous aussi !

Voilà. Ces histoires sont très délirantes. Je ne peux pas les raconter toutes ici. Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il y a, derrière chacun de ces récits, étranges ou inquiétants, des gens qui souffrent. Des gens perturbés dans leur rapport au réel. Des gens qui évoluent dans un univers  perpétuellement mouvant, pareils à ces héros de romans fantastiques  (quand ils ne se prennent pas pour l’un d’entre eux !) Des gens qui tentent, à leur manière, d’échapper à l’angoisse qui les habite.

Des gens qui essaient désespérément de se sentir exister ?...

 

 

 

 

 

Isolement

 

 

Quatre murs. Quatre murs pour un temps de crise, un temps d’exception. Quatre murs pour une durée limitée. Quatre murs témoins d’une souffrance qui n’est souhaitable pour personne.

Comme son nouveau nom ne l’indique pas, la CSI est une pièce destinée à isoler pour permettre à l’unité psychique de se restaurer. Chambres de Soins Intensifs dit-on, chambre d’isolement disait-on jusque-là. Il ne s’agit pas d’une « punition » mais bien d’un soin. Une pièce à l’écart pour un soin à part. Un soin qui, bien sûr, ne se fait pas tout seul : c’est le pouvoir des murs conjugué à la présence soignante et aux médicaments qui est thérapeutique, qui permet de contenir et d’apaiser dans les moments où la parole elle-même semble devenue inopérante.

Si les murs pouvaient parler, ils en diraient des choses terribles. Ce n’est pas une protection absolue, l’isolement. Ca protège du monde extérieur mais pas toujours de la désorganisation interne. Il peut arriver que,  même confinée, la personne parvienne à se mettre en danger. Alors même que le mobilier est réduit à sa plus simple expression – un lit fixé au sol et pas d’effets personnels – on a pu voir... des départs de feu en CSI. On a entendu des cris. Malgré toute notre vigilance de soignants, on n’a pas toujours pu empêcher les automutilations ou les tentatives de suicide. Parfois même on est arrivés trop tard...hélas ! Qu’aurait-il fallu faire que nous n’avons pas fait ?... Comment savoir si nous aurions pu faire autrement ?...

Ces interrogations rythment notre pratique. Les réponses viendront après. Plus tard. Peut-être.

 

 

 

 

 

Autisme

 

 

Je me souviens de ces matins de relève où, avant même de prendre mon poste, des relents d’urine et de selles m’assaillaient. Bienvenue chez nous les autistes, semblait dire l’odeur ! Nous sommes hospitalisés là depuis des années, et depuis des années nous vivons la même journée, stéréotypée à l’infini. Inlassablement, nous tapissons les sols et les murs de nos matières fécales et les soignants glissent dessus lorsqu’ils font notre toilette. Apparemment indifférents au reste du monde et à ses préoccupations, nous errons sans fin dans ces couloirs que nous avons délabrés à force de nous cogner dedans... et nous ne faisons pas semblant de cogner !

Ici, c’est un jeune homme à l’allure archaïque qui se frappe le front sur le carrelage. De toutes ses forces. Un rythme horrible et sourd. Là, c’en est un autre qui pousse des cris gutturaux en lacérant son corps et ses vêtements, comme s’il ne distinguait pas l’un de l’autre. Ailleurs, un troisième qui, d’un coup de dents s’arrache le dessus de la main comme s’il portait à sa bouche un morceau de viande...

Est-ce que ça changera un jour ? Peut-on espérer une amélioration de leur état ? Une socialisation ? Comment faire avec ce quotidien marqué par la mort, la mort psychique ?...

D’aucuns ont tenté de dire quelque chose de cette pathologie de l’effroi. Des spécialistes ont émis l’hypothèse que ces personnes se vivaient comme étant en permanence au bord d’un gouffre en train de s’effriter sous leurs pas. L’atteinte de l’intégrité physique, dans ce cas, correspondrait à cet effort – ô combien désespéré – de se raccrocher à un univers un peu moins friable.

Comment savoir, du reste ?  Même le témoignage de gens, autrefois enfermés en eux-mêmes comme dans une bulle, n’éclaire qu’à demi le mystère de ces vies.

J’ai souvenir de ce garçon dont chacun des mots prononcés résonnait comme une torture dans nos têtes, mais certainement dans la sienne en premier. Aussi inconcevable que cela paraisse, ne menaçait-il pas de finir de se manger les doigts ? De s’arracher la langue ? Il avait déjà « réussi » en partie – hélas !

Pour l’avoir côtoyé,  pour avoir  tâché de prendre soin de lui comme je pouvais, je me demande si cette faculté de parole - qui le rapprochait de nous - ne faisait pas de lui une personne encore plus douloureusement souffrante que les autres :  avec le bout de langue qui lui restait, ne nous hurlait-il pas quelque chose de sa difficulté à vivre ?

 

 

 

 

 

Démence

 

 

Entrer dans la démence. Expression curieuse pour une pathologie qui ne l’est pas moins. On « entre » dans la démence, mais il n’y a pas de porte pour en sortir, il y a juste une porte d’entrée. Processus dégénératif, pas de retour en arrière. Mystère de ces vies qui basculent petit à petit dans l’incohérence et la confusion. Le moment viendra où nous ne nous comprendrons plus, eux et nous, c’est inéluctable… 

Mais comment se fait-il qu’une personne puisse ne pas reconnaître son propre reflet dans la glace ? Ne pas reconnaître ses enfants ? Son compagnon ou sa compagne ? Comment se fait-il qu’une personne très à cheval sur l’éducation arrive à oublier jusqu’aux convenances les plus élémentaires ?

J’en ai vu, des personnes, qui  pouvaient oublier de s’alimenter, oublier de boire, et qui, installées à table, avaient l’air de ne plus savoir quoi faire de leurs couverts.

J’ai vu des personnes, le gant couvert de selles, soudainement incapables de se laver, ne semblant pas comprendre ce qu’on attendait d’elles même si nous les guidions verbalement, certaines s’acharnant sur une zone de leur corps au détriment d’une autre. J’en ai vu qui couraient à moitié nues. D’autres qui s’énervaient de ne pas arriver à se faire comprendre, mais ni la syntaxe ni les mots employés ne ressemblaient à rien de connu…

Pourquoi ? Pourquoi on « entre » comme ça dans la démence ? Est-ce que c’est n’importe qui, vraiment, qui devient dément ?

On dit bien qu’on vieillit comme on a été ; se pourrait-il qu’on se réfugie, parfois, dans la démence, pour faire l’économie d’une souffrance encore plus grande ? 

Est-ce que c’est un abri, un ultime rempart contre la dépression quand on a passé sa vie à côté et pourtant loin de soi ???...

La démence choque et dérange pour tout un tas de raisons, mais aussi pour les questions quelle vient poser. Elle interroge la société sur sa conception du vieillissement. Que faisons-nous de nos aînés, demande-t-elle ? Ou, plus exactement, que faisons-nous de nos aînés quand, en plus d’être vieux,  ils deviennent malades ? J’ose espérer que nous n’aurons pas à rougir de nos prises en charge le jour où il faudra en rendre compte. Car ce jour viendra, n’en doutons pas…

 

 

 

 

 

Mal-traitance

 

On voudrait croire que ça n’existe pas, la maltraitance. Pas ici. Pas à l’hôpital. Pas en France. Pas à l’aube du 21ème siècle. En vérité, ça fait toujours un peu tâche quand l’actualité éclaire de ses feux une maison de retraite aux pratiques douteuses, mais au moins les projecteurs sont  braqués ailleurs, loin de chez nous, à milles lieues du service. On peut s’en offusquer. Clamer haut et fort que c’est « inadmissible ». Qu’on est là, logiquement, pour prendre soin des gens qui nous sont confiés, pour être « à leur service » et non pour les agresser. Pour peu qu’on stigmatise ce qui se passe au sein des autres équipes, on finirait même par s’en croire différents… mais est-ce vraiment le cas ? En quoi nos pratiques sont-elles « meilleures » ? Pourquoi serions-nous a l’abri des dérives dans lesquelles nos collègues ont basculé, parfois collégialement ?...

Nous avons, nous,  soignants, un pouvoir absolument démesuré sur ceux qui s’en remettent à nous pour aller mieux. Nous tenons leur santé entre nos mains. Nous décidons de leurs soins. Nous estimons ce qui est « le mieux » pour eux... et ce n’est pas parce que c’est « pour leur bien » que c’est  forcément joli-joli.

Ne nous voilons pas la face, il y a, chaque jour, mille et une possibilités de mal faire, de déborder de nos fonctions, d’abuser de notre position ou de notre supériorité numéraire. Et peut-être que l’ordinaire de la maltraitance commence là ? Quand, d’une certaine façon, on en veut à l’autre d’avoir à lui dispenser des soins qui nous coûtent, et qu’on ne veut pas le reconnaître par peur de ce que les collègues vont penser. Quand on n’ose pas passer la main alors même que l’équipe a été pensée pour ça, pour permettre que tout le travail soit fait et non pour tenir la comptabilité de qui a fait quoi.

Le jour où on comprendra cela, qu’il vaut mieux mettre des mots sur la violence ressentie que de l’agir, alors nous réduirons sensiblement le risque de passages à l’acte.

 

 

 

 

 

Ethique 

 

 

Il est formidable de voir les bonnes  raisons invoquées par les soignants pour justifier des pratiques professionnelles pour le moins contestables d’un point de vue éthique!

Prétextant un « manque de temps », certains acceptent ainsi de donner la douche à des personnes âgées alignées en rang d’oignons dans une salle de bain.

D’autres n’hésitent pas une seconde à traiter de « chochottes » les personnes - grabataires - qu’ils bousculent sans ménagement sur leur lit d’escarres.

Toujours pour « gagner du temps » (et prendre une pause plus longue) cette équipe-là décide de remplir par avance les « dossiers patients ». Le problème, c’est que tous les médicaments prescrits n’ont pas été délivrés par la pharmacie de l’hôpital. Ils sont tout de même cochés comme s’ils avaient été administrés. Madame psychiatre, lors de sa visite, augmente les posologies, ce qui est logique en l’absence d’efficacité thérapeutique. Ce qui est moins logique, c’est que ces « patients » n’ont plus qu’à supporter les effets indésirables d’un surdosage, dès que la commande de pharmacie est enfin reçue.

Je pourrais compléter - hélas - la liste des dérives constatées dans cette équipe... Lors d’un stage aux pratiques tout aussi sordides, je demandais carrément à être « virée » de l’école d’infirmières. Impensable pour moi d’être associée à ces faits, ne fût-ce qu’en tant que témoin. Le diplôme d’infirmière, dans ces conditions, ne m’intéressait pas. A quoi bon arborer un tel titre ? Malgré le rapport circonstancié que je lui faisais, ma formatrice de l’époque ne voyait pas de raison d’arrêter mes études, quelques mois à peine avant d’en arriver au terme.

Des années plus tard, je ne suis pas sûre de pouvoir oublier ce que j’ai vu.

 

 

 

 

 

Sous la blouse

 

 

Qui ne s’est jamais posé la question de ce qu’il y a sous la blouse ?! Au risque d’alimenter un fantasme vieux comme le monde, c’est vrai qu’elle est nue, l’infirmière... habillée de ses vêtements de travail, mais nue quand même, d’une certaine façon. Nue face à la souffrance qui lui est contée.

Soigner, c’est cultiver une part de vulnérabilité en soi ; c’est garder, sous la blouse, la possibilité d’être « touchée » par l’histoire des gens. Si l’infirmière est «blindée » comme dans une armure, si elle est par trop distante de celui qu’elle écoute, alors il n’y a pas de place pour la rencontre. Si au contraire elle se montre « trop proche », trop concernée par son récit, c’est la porte ouverte à la fusion et donc à la confusion. Dans les deux cas on passe à côté du soin. On rate la rencontre.  

Sous la blouse, c’est donc tout un travail d’ajustement émotionnel et relationnel qui s’opère, silencieusement, l’idée étant de rester sensible à la souffrance des gens sans se laisser submerger par elle. S’exposer, certes. Mais s’exposer « juste ce qu’il faut », c’est-à-dire ni trop ni trop peu. Réajuster sans arrêt la relation à l’autre. Tendre vers cette « bonne distance thérapeutique», dont on nous chante les louanges peut-être justement parce qu’elle n’est jamais définitivement acquise. 

Si l’infirmière est nue, dans le face à face soignant-soigné, c’est pour être libre, à tout moment, d’endosser l’attitude qui sied le mieux aux circonstances.

 

 

 

 

 

A suivre

 

 

Nous suivons trois ans et demi d’études pour devenir infirmières, mais les statistiques estiment que nous ne travaillerons guère plus de huit ans. Huit ans ? C’est aussi la durée moyenne d’apparition du « burn out » ou « syndrome d’épuisement professionnel ».

On devient peut-être soignants pour de mauvaises raisons. Toujours est-il que, sur le terrain, on s’investit. On s’implique dans le soin. On donne de sa personne, les jours où ça va comme les jours où ça ne va pas.  C’est exigeant et usant. On peut aussi s’épuiser dans la « relation d’aide ». A l’intérieur, les idéaux commencent à s’effriter, même si ça ne se voit pas de l’extérieur. Le mal est là. Insidieux. Un peu comme le mouvement lancinant des vagues qui, à force de caresser la falaise, sait qu’il en viendra à bout. Petit à petit on met (peut-être) un peu moins de cœur à l’ouvrage, mais on n’y fait pas attention.  Chaque matin on a (peut-être) un peu plus de mal que la veille à se lever pour aller travailler, mais on n’y prête pas garde.  Et comme ça jusqu’au jour où on n’a plus d’énergie du tout. C’est le craquage émotionnel et mental, comme dans les bouquins…

Alors que faire ? S’arrêter aux premiers signes d’alerte?  Changer de service ? Ou se reconvertir avant les huit années statistiques ?!?

Il y a sûrement autant de réponses que de soignants. Ce qui est sûr, c’est que personne d’autre n’est à notre place, personne mieux que nous ne peut savoir comment on vit notre travail, même pas les collègues du service.  C’est une histoire entre soi et soi. Il s’agit de rester à l’écoute de soi, de ses besoins mais aussi de ses limites. Il y a des barrières à ne pas dépasser sous peine de ne plus aller suffisamment bien pour soigner.

Si donc ce moment devait arriver, je nous souhaite l’élégance de savoir nous retirer sur la pointe des pieds…