Introduction :
Quelques soient les cultures,
les religions, les nations, la façon dont il est appréhendé, le fait
psychiatrique a ceci de particulier qu’il est universel en ce qu’il regarde
l’esprit. Et parce qu’il est universel et qu’il regarde l’esprit, le soin qui y
est afférent est complexe. En effet, s’il repose en partie sur l’éventail de la
pharmacopée il repose autant sinon plus sur la relation entre le soignant et le
patient. Cet aspect du soin revêt un grand intérêt et soulève un grand nombre de questionnements pour nous autres soignants,
plus précisément pour les infirmiers exerçants en psychiatrie. C’est donc dans
le cadre d’un rapport d’étude exploratoire sur le thème d’une pratique avancée
que nous avons entrepris de tenter d’en
dégager la dimension dans un type particulier d’entretien infirmier que nous
appellerons « l’entretien infirmier de suivi thérapeutique ».
Auparavant, il semblera intéressant
d’aborder l’aspect sémantique de ces
termes et de quelques autres concomitants et d’explorer les différents niveaux
de lecture possibles.
Le déroulement de ce rapport s’attachera
ensuite à déterminer le cadre auquel il semble nécessaire de faire référence
afin d’identifier la pratique professionnelle qui caractérise notre objet
d’étude.
Enfin, l’explicitation de la méthodologie
employée et la définition du contexte de l’étude permettront d’aider à la mise
en perspective des résultats, de leur analyse et de leur interprétation.
I-Il était une fois dans la sémantique…
1-La
notion de compétence
Le modèle de la compétence est
apparu aux Etats-Unis dans les années 60-70, période où on a posé la question
de l’autonomie de l’individu et des équipes. La compétence est alors la manière
de remplir cette zone d’autonomie sans prescription.
Sur le plan juridique, en France, la compétence est la
reconnaissance par le biais d’un statut d’une possibilité d’exercer un acte. En
effet, la compétence d’un professionnel repose sur l’obtention d’un
diplôme initial, la mise en œuvre d’une formation continue, d’une activité
professionnelle, et d’un mécanisme de mise en œuvre de revue par les pairs.
Pour le juriste la compétence est « l’ensemble des pouvoirs et devoirs
attribués et imposés à un agent pour lui
permettre de remplir sa fonction ou encore l’aptitude à agir dans un certain
domaine ». Elle correspond à la capacité donnée à un individu de
remplir une fonction, d’accomplir sa profession. Elle peut donc être transférée
d’une personne à une autre.
L’obtention du diplôme d’état infirmier,
par exemple permet d’exercer la profession d’infirmier (ère). C’est donc un
niveau de compétences acquises reconnu légalement. La qualification professionnelle en France
est attestée par l’obtention d’un diplôme qui garantit la compétence de celui
qui le détient. Les paramédicaux sont limités par des décrets de compétences
listant les actes et les tâches qu’ils sont autorisés à accomplir.
C’est avec la loi 2002-73 du 17 janvier 2002
de modernisation sociale que la notion de « transfert de
compétence » a pris son essor en France. En effet, nous apprend
Pierre HEBRARD[1],
de cette loi est issue la possibilité d’acquérir un diplôme par la
démonstration « des compétences et des connaissances acquises par
l’expérience ».
Mais si
un ensemble de compétences est transférable sur le plan juridique seulement,
il faut insister sur le fait que les compétences sont avant tout
construites. Il semble donc nécessaire de déterminer un autre niveau de
lecture et de compréhension, de définir un cadre conceptuel.
La
compétence est le résultat d’un processus d’apprentissage plutôt que d’un
enseignement reçu. Elle n’existe que si elle est reconnue par autrui et il ne
peut y avoir compétence sans reconnaissance sociale.
Philippe
ZARIFIAN[2],
auteur du livre « Objectif compétence » définit la notion de
compétence par une nouvelle approche de la qualification professionnelle. Il
affirme que le travail est une compétence mise en œuvre avec succès dans une
situation donnée. Pour P. ZARIFIAN, « L’essentiel de la compétence est
l’initiative réussie face à des évènements ».
L’auteur ajoute que dans la compétence, il y a une dimension
d’interdépendance, de collectif.
L’auteur
aborde également la notion d’expérience et en développe plusieurs
facettes : « l’expérience du
métier » qui se transmet et s’acquiert par la
pratique du savoir-faire du métier, « la routine » qui est équivalente aux expériences dans leur
nécessaire durée d’acquisition, « la capacité à faire retour sur son
initiative » qui se déroule à
travers un certain nombre d’échecs et de réussites.
De plus,
P. ZARIFIAN estime qu’être compétent ne consiste pas seulement à appliquer des
savoirs parce qu’un savoir est toujours général. Si
celui-ci est indispensable pour appréhender une situation, il faut en plus
avoir la capacité de le mobiliser. En d’autres termes, d’un côté, on se fonde
sur le pilier du savoir et on le mobilise, et de l’autre on fait appel à
l’expérience qu’on a des situations pour juger de la bonne initiative à
prendre.
P.
ZARIFIAN définit également la notion de réflexivité en précisant qu’elle consiste à « faire retour et dresser un
bilan de ce que l’on a fait ».
Patricia
BENNER[3]
écrit dans l’ouvrage « de novice à experte » que c’est le
passage du « savoir quoi » au « savoir comment ».
La compétence est une transition intermédiaire entre le novice et l’expert
(l’auteur décrit cinq étapes : novice, débutante, compétente, performante
et experte). Cette évolution s’articule entre un savoir procédural formalisé
théorique et un savoir-faire tacite pratique. L’auteur met en relation le niveau
d’expertise avec la notion de pratiques avancées. Lorsque P. BENNER parle de
l’expertise, elle y associe également une part « d’intuition »
sans définir ce dont il s’agit. Guy LE
BOTERF[4]
précise que ce sont des automatismes acquis et que l’on peut combiner ces
assimilations pour faire face à une situation nouvelle.
A la
différence de P. ZARIFIAN, G. LE BOTERF pense que la compétence, loin d’être
une qualification relève de l’appartenance intrinsèque de l’individu, qu’elle
dépend d’un contexte. C’est avant tout à son modèle que nous choisirons de
faire référence au cour de notre étude dans la mesure où c’est lui qui
introduit la notion de transfert de compétence qui semble le plus en adéquation
avec le domaine de la santé.
« L’apprentissage expérientiel »[5]
décrit par G. LE BOTERF comporte quatre phases : l’expérience vécue,
l’explicitation, la conceptualisation et modélisation, le transfert ou la
transposition.
« Le moment de l’expérience
vécue »[6] est
l’étape du savoir faire concret et de l’action ; c’est le socle sur
lequel se construit l’apprentissage. Le professionnel, en
l’occurrence l’infirmier (ère), agit suivant des schémas établis (des
protocoles,…), ce qui peut être suffisant pour une bonne exécution de tâche. Il
n’est pas nécessaire d’en connaître la raison. Cela relève alors du
conditionnement.
« Le moment de l’explicitation »[7] est le premier temps de la réflexivité,
c’est la mise en récit de l’expérience vécue mais ce n’en est pas seulement une
description. Faire le récit de l’expérience,
c’est prendre appui sur un contexte, un historique et une dynamique de soin. En
fait c’est mettre l’expérience en perspective pour lui donner du sens. L’auteur ajoute que cette mise à distance suppose
aussi de décrire la façon dont on s’y est pris pour agir.
« Le moment de la conceptualisation et
de la modélisation »[8] : cette étape consiste pour G. Le Boterf à construire des
modèles théoriques sur des bases « pragmatiques » car issues du
terrain. Il s’agit tout d’abord de pouvoir reposer les points de repères mis en
exergue précédemment en les sortant de leur contexte, pour en voir l’armature,
et ensuite de regrouper les différentes situations sous tendues par les mêmes
schèmes opératoires. C’est la mise en évidence de dénominateurs communs.
« Le moment du transfert ou de la
transposition »[9].A
ce stade, il convient de tirer profit des apports des phases antérieures afin
de pouvoir transposer ces concepts à de nouvelles situations. La confrontation
des uns avec les autres doit alors permettre de procéder aux réajustements
nécessaires. C’est en combinant ses ressources pour faire face à une nouvelle
situation que le sujet pourra éventuellement de nouveau s’adapter et
recommencer ce cycle.
2-Le transfert de compétences
Le transfert de compétences des
professions médicales aux professions paramédicales devrait signifier que le
médecin cède aux auxiliaires médicaux des compétences qui leur appartenaient et
qui seraient désormais du ressort de ces derniers. Les échocardiographistes par
exemple acquerraient le droit de pratiquer une échographie cardiaque non pas
parce que le cardiologue leur aurait donné
le pouvoir de le faire (ce qui serait une délégation de tâche) mais
parce que la loi leur aurait attribué cette compétence.
Le
groupement d’intérêt professionnel en soins infirmiers (Gipsi) considère que
dans le rapport Berland (que nous aborderons dans le troisième chapitre), il
s’agit plus de délégations d’actes que de délégations de compétences avec le
risque pour les professionnels de n’exécuter que des tâches sous responsabilité
médicale ; pour certaines dispositions, cela revient à entériner et
encadrer juridiquement et réglementairement des pratiques existantes.
En matière de droit, le transfert est un acte par lequel une
personne acquiert un droit d’une autre personne qui le lui transmet. Celui qui
acquiert ce droit agit comme un intermédiaire. Nous avons vus précédemment que
la compétence était transférable sur le plan juridique. Mais là encore, il est
nécessaire d’éclairer la perspective sémantique. Pour G. LE BOTERF, la
notion de transférabilité est la clef de l’expertise. « La
transférabilité n’est pas à rechercher dans les compétences, les savoir-faire
ou les connaissances du professionnel mais dans sa faculté à établir des liens,
à tisser des fils, à construire des connexions entre deux situations. » L’auteur
met ici en exergue la capacité de réflexion du sujet à partir d’une expertise
liée à un contexte très précis et qui aboutit à la capacité à transférer.
3-Existe-t-il un modèle des pratiques avancées ?
Les « pratiques
avancées » qu’est ce que c’est aujourd’hui ? Il n’y a pas de
définition établie ni de réponse universelle. D’une part, il semble que les
domaines de compétences soient à rattacher aux différents contextes nationaux.
En effet, suivant le lieu de pratique, la profession infirmière s’est
développée soit au service du patient, soit au service du médecin. Dans le
premier cas, il y a eu une dimension autonome dans la construction de cette
pratique. Elle est donc de ce fait envisagée dans une dimension de
complémentarité et de collaboration[10].
Dans le deuxième cas, c’est sur une base d’auxiliaire médicale que la pratique
infirmière s’est développée. Il n’y a donc pas eu cette dimension d’autonomie
dans la construction de cette pratique. De ce fait, le domaine des pratiques
avancées sera davantage centré autour de la délégation, tout au plus d’une
coopération[11].
C’est au cours des entretiens menés pour notre rapport d’étude que nous allons
essayer de mettre en évidence les éléments qui, dans le contexte particulier
que nous avons choisi d’aborder, semblent déterminer une pratique avancée.
II-Géopolitique et légitimité des pratiques avancées :
1-Le développement international des pratiques avancées.
Il faut chercher dans la
paupérisation de la démographie médicale une des réalités qui soutendent le
principe du transfert de compétences. Une autre réalité réside dans le coût de
la santé et dans la qualité du service rendu aux patients. Si le premier
élément reste à démontrer, les études qualitatives menées en Grande Bretagne et
aux Etats Unis notamment montrent une qualité de service rendu aux patients au
moins équivalente à celle délivrée par les médecins.
Aux Etats-Unis, des infirmiers
spécialisés pratiquent des endoscopies digestives depuis le début des années
1970. L’infirmière en pratique
avancée est connue sous quatre appellations différentes : infirmière
sage-femme, infirmière anesthésiste, infirmière clinicienne (elle va développer
uniquement le domaine des soins infirmiers), infirmière praticienne (elle peut
prescrire ; à l’origine, c’est elle qui fait de la recherche). La plupart
de ces titres fait l’objet d’une réglementation mais seul le titre d’infirmière
praticienne est reconnu dans la totalité des états.
Le Canada a initié
récemment une formation spécifique pour des infirmières praticiennes
spécialisées en néphrologie et aux
Etats-Unis, les « nephrology nurse practitioners » existent déjà et
accomplissent de nombreuses tâches en dialyses.
En
Australie, il existe des «
infirmières praticiennes » depuis 1998 et on est en train d'étudier la
possibilité de leur permettre de prescrire certains médicaments.
Les
manipulateurs radio peuvent réaliser des examens d'échographie au Royaume-Uni,
aux Pays-Bas, en Grèce, en Norvège, aux Etat-Unis et au Canada.
Au Royaume-Uni, une partie de
l’activité ophtalmologique a été déléguée à des auxiliaires médicaux (en
l'occurrence, des optométristes).
En Allemagne également, les
ophtalmologues ne réalisent qu’une partie des examens oculaires.
En
France, le monde de la
santé a beaucoup évolué dans les 40 dernières années mais les professionnels de
la santé n’ont eux quasiment pas changé. En d’autres termes, le contenu a
changé mais pas les frontières entre les métiers.
2-Le « rapport BERLAND » assoit la légitimité du
transfert de compétences.
Le rapport d’étape du
Professeur Yvon BERLAND[12]
sur « la coopération des professions de santé : le transfert de
tâches et de compétences » présenté en octobre 2003 est une mission
d’études et de propositions touchant à l’organisation des soins et notamment
aux coopérations qu’il semble possible de développer entre les différents
professionnels de santé.
Il s'agit, dans
la perspective d'un risque de pénurie de médecins généralistes et spécialistes,
de mieux définir ce qui relève à proprement parler du rôle du médecin et ce
qui, dans ses activités, pourrait être réalisé par un autre professionnel,
médical ou paramédical.
Si le contexte de la mission s’inscrit dans
le cadre des évolutions démographiques importantes qui suscitent les
inquiétudes, la proposition de délégation de compétences n’a pas pour seul
objectif de résoudre à terme des problèmes de densité médicale. Elle est
également sous tendue, d’une part par le souci de conserver une bonne qualité
de soins par une plus grande disponibilité des médecins pour les tâches et
activités qui le nécessitent et, d’autre part, par la volonté d’assurer une
meilleure adéquation entre formation et exercice professionnel.
Le rapport intermédiaire comporte une
analyse des nombreux transferts et délégations d'actes et de compétences
existant déjà dans plusieurs pays, notamment anglo-saxons. Il fait également état de plusieurs
expériences françaises au cours des dernières années. L’auteur précise
cependant qu’elles sont « très rares » et qu’elles se font
souvent « au prix de pratiques non reconnues ». Partant de
cette situation, la mission a auditionné plusieurs acteurs médicaux et
paramédicaux avec pour objectif de définir, dans quelques champs d’activité
médicale, les constructions possibles. Avant de dérouler la liste des tâches et
compétences « transférables », l'auteur du rapport insiste sur
la nécessité de définir les contours de ce dispositif. Ils concernent en
particulier la formation des paramédicaux, la relation entre les médecins et
les acteurs paramédicaux et la définition précise du nouveau champ de
compétence de ces derniers.
Une fois ces préalables déterminés, Yvon
Berland dégage un certain nombre de directions possibles :
• En imagerie médicale, le rapport propose que les manipulateurs
radio puissent, d'une part, faire office d'« échographistes » pour
certains protocoles et, d'autre part, effectuer l'exploitation informatique des
données. Yvon Berland signale que « les médecins radiologues et les
manipulateurs en électroradiologie médicale considèrent que le transfert de
compétences existe déjà » et que la réglementation est aujourd'hui
« en décalage avec les pratiques ».
• En radiothérapie, un métier
de « dosimétriste », lui aussi ouvert aux manipulateurs radio, doit
être identifié.
• En ophtalmologie, c'est le
transfert vers les orthoptistes qui est préconisé. D'après le
Professeur Berland, les ophtalmologues eux-mêmes considèrent ces
délégations de tâches comme « indispensables », sauf à « assister
à une organisation parallèle de la prise en charge des troubles de la vue et, à
terme, à de graves conséquences pour la santé de nos concitoyens ».
• En chirurgie, le rapport
plaide, pour de nouveaux transferts, libérateurs de « temps
médical », entre les chirurgiens et les infirmières de bloc opératoire
diplômées d’état (les IBODE).
Yvon BERLAND suggère de créer « de
nouveaux métiers de soins » de façon à soulager les médecins d'une
partie de leurs charges. Il ébauche ainsi des professions telles que des « diététiciens
de soins », des« coordonnateurs du handicap », des« psychologues
praticiens », et des« infirmières cliniciennes
spécialistes ». Ces dernières « pourraient avoir différentes
missions » que le rapport détermine : La participation au suivi en
consultation des maladies chroniques (« suivant une procédure
parfaitement établie par les médecins et en concertation avec eux »), la
coordination des examens de suivi et de reconduction, le suivi de la bonne
exécution des traitements et la surveillance de leur tolérance, des
interventions dans le domaine de la prévention, de l'éducation et du dépistage.
Le rapport cite la gastro-entérologie
où, entre autres, la réalisation des examens d'exploration fonctionnelle
digestive pourrait glisser du médical vers le paramédical.
En cardiologie, l'infirmière
spécialiste pourrait, en particulier dans le domaine de la prise en charge
clinique des pathologies cardio-vasculaires, s'occuper de l'éducation, du
pronostic, du dépistage ou de la coordination des réseaux de soins.
En néphrologie, les transferts
pourraient concerner une partie du suivi des malades ayant une insuffisance
rénale chronique ou certains éléments de surveillance des patients dialysés et
des malades transplantés.
En cancérologie, l'exécution
pratique de la chimiothérapie pourrait, par exemple, échoir aux infirmières
spécialistes.
En diabétologie, c'est une partie du
suivi des patients diabétiques (éducation, conseil et surveillance de
paramètres simples) qui serait candidate au transfert.
En soins primaires, enfin, des
infirmières cliniciennes spécialistes pourraient participer, au sein des
cabinets de groupe de médecine générale, à la prise en charge des patients dans
le cadre du conseil, de l'éducation, de la prévention, du suivi des
traitements.
Tout en annonçant que des expérimentations
de transfert de tâches et de compétences commenceraient « au cours du
quatrième trimestre 2003 », Y. BERLAND se montre prudent au sujet de
ce qui concerne le passage de ses propositions du papier au terrain. Il pose en
particulier des « expérimentations régionales ou locorégionales
thématisées » comme pré requis à tout changement dans les
constructions actuelles.
Dans un second temps et après l’analyse de
ces expériences le transfert de compétences pourrait être étendu à d’autres
activités médicales et paramédicales. En effet, si l’objectif initial n’est pas
d’envisager a priori de manière exhaustive tous les transferts de compétences
possibles ou envisageables dans l’ensemble des champs d’activité des médecins,
il est, à partir de quelques exemples, de juger de l’efficacité et de
l’efficience du transfert de compétences en sachant qu’en s’appuyant sur les
résultats obtenus, ces expériences pourraient être étendues à d’autres types d’activités
que celles initialement évaluées.
Le milieu de la santé mentale est beaucoup plus difficile à appréhender.
Bien qu’abordé, le domaine du transfert de compétences des médecins psychiatres
vers les infirmiers en psychiatrie ne semble pas retenir l’attention de
l’auteur. En revanche, il évoque les possibilités de transfert vers des « psychologues
cliniciens » mais « si certains
professionnels considèrent souhaitable la mise en perspective de collaborations
organisées avec les psychologues cliniciens, d’autres la trouvent inutile ou
non souhaitable. »
Il pointe cependant l’urgence du travail à accomplir au vu de la baisse des
effectifs de psychiatrie d’ici 2020. « L’augmentation
exponentielle » de la demande de soin est aussi un facteur important
dans la mesure où« un grand nombre
de patients sont pris en charge par les psychiatres pour du mal être et non
pour une pathologie qui nécessite l ‘intervention d’un psychiatre ». Cela
semble être la conséquence probable de la notion de soins qui a évolué de la
sphère psychiatrique vers la sphère de la santé mentale.
Dans le cas
présent également, la formation de ces nouveaux professionnels devrait être
adaptée.
Pour
conclure cette synthèse, il semble évident d’admettre que cette mission d’étude
dirigée par le professeur Berland envisage les transferts de compétences sous
l’angle unique d’un approfondissement des connaissances techniques
indispensables dans la perspective d’un renforcement du rôle d’auxiliaire
médical assuré par les professions paramédicales. Elle donne ici matière à une existence pour une profession
d’infirmière clinicienne avec des compétences dans le domaine des pratiques
avancées.
III-Cadres de référence : les décrets de compétence et le
référentiel de soins infirmiers en santé mentale.
1-Les décrets de 2002 et de 2004
Le décret n°2002-194 du 11
février 2002 relatif aux
actes professionnels et à l’exercice de la profession d’infirmier ainsi que le
décret n°2004-802 du 29 juillet 2004 relatif aux parties IV et V du code de
la santé publique précisent la spécificité du rôle joué par les infirmiers dans
les services de santé mentale. Il distingue
en les déclinant les actes de soin qui relèvent du rôle propre
infirmier, les actes qu’il est habilité à réaliser de sa propre initiative et
ceux qu’il effectue en application d’un protocole écrit ou sur prescription
médicale.
Ces textes, plus qu’une nomenclature
d’actes de soins, définissent également une démarche professionnelle dont
l’objectif global est de « protéger,
maintenir, restaurer et promouvoir la santé physique et mentale des personnes
ou l’autonomie de leurs fonctions physiques et psychiques en vue de favoriser
leur insertion ou réinsertion dans leur cadre de vie familial ou social ».
Le soin infirmier est donc défini dans ses dimensions préventives, curatives
voire palliatives et intègre « qualité technique et qualité de relation
avec le malade ».
La complémentarité de compétence avec les
médecins est également soulignée, plus spécifiquement dans le champ de la santé
mentale, notamment à la fin de l’article 5 « …mise en œuvre des
engagements thérapeutiques qui allient le médecin, l’infirmier et le
patient ».
La relation soignant-soigné est clairement
reconnue comme acte de soin au travers de « l’entretien d’accueil du
patient et de son entourage » et de manière moins précise sous les
termes « aide et soutien psychologique ». Cet entretien infirmier est ensuite repris dans les
actes réalisés en application d’une prescription médicale. Même si l’entretien
d’accueil et l’entretien individuel sont cités, ils ne sont ni définis ni
décrits. L’entretien d’accueil doit favoriser l’écoute de la personne et peut
aboutir à une orientation si nécessaire.
L’article R.4311-7 précise que l’infirmier (ère) est
habilité(e) à pratiquer sur prescription médicale ou en application d’un
protocole écrit « …Entretien individuel et utilisation au sein d’une
équipe pluridisciplinaire de techniques de médiation à visée thérapeutique ou
psychothérapeutique ». Les termes de visée
thérapeutique ou psychothérapeutique indiquent que l’entretien infirmier
n’est pas admis comme un soin intrinsèquement psychothérapeutique. De plus, ce
soin fait partie des actes effectués sur
prescription médicale ou en application d’un protocole écrit.
Cependant l’entretien pratiqué par
l’infirmier est un soin, reconnu comme tel et qui va permettre d’engager le
processus de soin à partir d’un échange dont le but est la connaissance de la
personne.
2-Le référentiel des soins infirmiers en santé mentale
Un référentiel des soins
infirmiers en santé mentale (consultable
sur le site www.serpsy.org) a été élaboré à l’hôpital Pierre Janet du Havre sur
une période de deux années et a abouti en Décembre 2002. Il a successivement
été validé par le directeur des soins de la filière santé mentale, les cadres
supérieurs de la structure, le collège des psychiatres et ensuite par la
Commission des services de soins infirmiers. Les intérêts de ce référentiel
sont multiples.
Le premier intérêt de ce travail fut de
poser, d’officialiser une pratique professionnelle d’abord historiquement
inscrite dans la pratique infirmière depuis l’époque de Pinel (et de Jean
Baptiste Pussin). Tout aussi important fut l’intérêt de replacer cette pratique
dans un contexte historique et institutionnel local. Le développement de cette
institution démarra à partir des années 1960-1970, époque de l’âge d’or de la
thérapie institutionnelle.
Il faut donc comprendre la réflexion sur ce
référentiel des soins infirmiers en santé mentale en lien avec ce contexte où « tout
était soin ». Cela signifie en particulier que toutes les relations
entre les patients et le personnel (soignant ou non) servaient de vecteur aux
soins.
Logiquement, dans un tel contexte, l’aspect
du soin infirmier par l’entretien prend un relief particulier dans la mesure où
de cette genèse et dès sa naissance, il va plus loin que le rôle propre
infirmier stricto sensu.
C’est ainsi que le référentiel pose les
termes de « l’entretien infirmier de suivi thérapeutique[13] »
qui n’existent pas dans les décrets évoqués précédemment.
Bien sûr, mesurer l’entretien de suivi
à la seule aune de la psychothérapie institutionnelle n’est pas suffisant et il
serait aujourd’hui considéré comme archaïque à juste raison. Il faut ajouter « …que
pour l’infirmier en psychiatrie, il est essentiel de connaître l’existence de
cadres conceptuels formalisés ».
Ce travail met en avant que l’empirisme ou
l’imprégnation auprès d’autres infirmiers (ères) ne suffit pas et qu’il
requiert en outre des acquisitions
techniques et théoriques, une compétence établie et reconnue ainsi qu’une
nécessaire collaboration multidisciplinaire.
Ce référentiel de soins infirmiers en
santé mentale dessine les contours de l’entretien de suivi. Enfin, il
évoque ici la substantifique moelle de
l’entretien infirmier au travers du prisme de la relation psychothérapeutique.
IV-la méthodologie de la recherche : la théorisation ancrée
L’analyse par théorisation
ancrée fait partie des
formes d’analyse qualitative. Cette expression est issue de la grounded theory approach qui est une
approche de théorisation empirique et
inductive développée par Glaser et Strauss à partir de 1967. Nous ne
développerons pas ici cette théorie, il semble juste intéressant de savoir
qu’elles possèdent des caractéristiques similaires et que la théorisation
ancrée en est une adaptation. L’avantage principal de cette méthode consiste
dans le fait qu’elle s’appuie sur une « simultanéité de la collecte et
de l’analyse ». Cela permet de vérifier de façon continue la cohérence
et la correspondance des données avec la théorie que l’on développe. Cela mène
aussi parfois dans des directions inattendues, nous le verrons ultérieurement.
Cette méthode permet de théoriser un phénomène empirique à travers six étapes
successives et progressives :
·
La
codification :
cette première étape consiste à étiqueter les éléments du corpus initial.
● La catégorisation : on retient et on nomme les
principaux aspects de l’objet d’étude. C’est un travail de conceptualisation.
·
La
mise en relation :
Il s’agit à ce stade de procéder à une mise en relation des catégories.
·
L’intégration : c’est
la clarification des contours de l’objet que deviendra l’analyse.
·
La
modélisation :
consiste à reproduire le plus fidèlement possible l’organisation des relations
structurelles et fonctionnelles sous une
forme type.
● La théorisation : c’est l’étape ultime et elle est
évidemment « partielle, limitée et relative ». Néanmoins, elle permet
de dégager quelque mise en perspective et donne matière à discussion.
V-Le contexte de l’étude :
Ce rapport d’étude exploratoire
porte sur une période de six mois à partir du mois de novembre 2005 et jusqu’au
mois d’avril 2006. Le lieu de la recherche est un centre hospitalier spécialisé
(C.H.S.) du secteur public du Nord Ouest de la France dans un bassin industriel
important où les problématiques psychiques et sociales autour du risque
suicidaire et de l’alcoolisme sont prégnantes.
D’un point de vue historique,
ce C.H.S. s’est développé dans les années 1970 grâce à l’action d’un médecin
psychiatre dont l’orientation professionnelle centrait son action sur la
psychothérapie institutionnelle. L’hôpital est situé au centre de la ville
depuis sa création en 1973.
L’étude a été réalisée auprès de 9 cadres de
santé et d’infirmiers (ères) qui exercent en secteur de psychiatrie générale
adulte, plus précisément en unité d’hôpital de jour. En ce qui concerne leur
formation initiale, ces professionnels sont soit « infirmier (ère)
diplômé(e) de secteur psychiatrique », soit « infirmier (ère)
diplômé(e) d’état ».
VI- Identification et synthèse de l’entretien infirmier de suivi
thérapeutique:
On prête à Camille Claudel ces
propos : « La sculpture était là, il suffisait de la dégager de
sa gangue ! » Il y a dans cette phrase une notion d’inconnu car si la
« sculpture était là »,
la question est de savoir de quel objet il s’agit. Les entretiens constituent
le matériau de base que nous allons utiliser et tenter de travailler tel un
sculpteur dégageant son travail d’une matière brute.
Notre rapport d’étude est conçu sur une
base pragmatique. Il s’oriente sur une approche d’analyse de pratiques à partir
de matériaux de terrain glanés au cours des treize entretiens menés. Il s’agit
pour nous de mettre en évidence une pratique de soins qui répond à une demande mais
qui n’est pas assumée par l’équipe médicale. Elle est alors initiée par les infirmiers
(ères) généralement sous le couvert implicite des médecins. Cette pratique
n’est pas légalisée.
Le processus d’identification que nous
avons retenu s’inspire du modèle de construction des compétences proposé par G.
LE BOTERF.
1-La situation de soins :
La population concernée par la
pratique étudiée est composée d’hommes et de femmes âgés de seize ans et plus.
Ces personnes souffrent en grande majorité de pathologies psychiques de type psychotique
(plus de 90%). Il est nécessaire de souligner que l’état psychopathologique de
ces personnes est relativement stabilisé, et que leur hospitalisation dans les
unités d’hôpital de jour s’envisage dans la durée.
L’accueil des personnes dans ce type
d’unité est assuré pendant les jours ouvrables de 9 heures à 17 heures et il
est contractualisé. Les professionnels assurent l’accueil, administrent les
traitements et travaillent avec les patients autour de leurs possibilités
d’autonomie. Ils rencontrent aussi les familles et travaillent en réseau avec
d’autres intervenants du champ sanitaire et social. Les infirmiers (ères) sont
également présents pour évaluer et réagir aux variations de l’état
psychopathologique des personnes accueillies en lieu et place de l’équipe
médicale qui n’est pas obligatoirement disponible. Toutes ces situations
rencontrées réclament de la part des professionnels un investissement qui va au-delà de leur rôle
propre
2-La pratique de soins :
Les personnels qui assurent l’entretien
de suivi sont des infirmiers (ères) âgés (ées) d’une quarantaine d’années en
moyenne ; ils sont titulaires soit du diplôme d’état infirmier, soit du
diplôme d’infirmier (ère) de secteur psychiatrique, et ont tous plus de huit
années de diplôme. Les professionnels concernés ont entre deux et neuf années
d’ancienneté dans l’unité. Ils ont également tous suivi des formations
continues en relation directe avec la spécificité du milieu psychiatrique.
Certains réalisent un travail d’ordre psychanalytique, d’autres bénéficient
d’apports théoriques divers.
Sans revenir sur le contexte historique,
social et institutionnel, il est nécessaire de préciser que l’établissement
comporte quatre secteurs de psychiatrie générale et qu’ils bénéficient chacun
d’une unité d’hospitalisation complète, d’une unité d’hospitalisation de jour,
d’une unité d’extra-hospitalier, d’un centre d’accueil thérapeutique à temps
partiel (C.A.T.T.P.) et d’un centre médico-psychologique. Une des quatre unités
d’hospitalisation de jour est située dans le centre ville, les trois autres sont
à l’intérieur de l’institution. L’une de ces trois unités fonctionne avec trois infirmiers, une autre avec quatre,
la troisième avec quatre infirmiers et une aide soignante. Cette dernière unité
assure aussi d’autres missions qui concernent la réinsertion psychosociale.[14]
Le processus de l’entretien de suivi n’est
pas identifié à partir de protocoles, de procédures ou de modèles existants. Tout
au plus est-il nommé dans « le référentiel de soins infirmiers en santé
mentale » sans pour autant être défini précisément. C’est donc à
partir de l’expérience de l’auteur de ce rapport et d’entretiens auprès
d’infirmiers (ères) qui utilisent cette pratique qu’il faut essayer de décrire
le processus de ce type d’entretien.
La littérature existante du domaine des
pratiques professionnelles en psychiatrie ne semble pas disposer de données sur
l’entretien infirmier de suivi thérapeutique.
Les entretiens infirmiers de suivi
thérapeutique effectués par les infirmiers (ères) auditionné (ées) dans les
trois unités d’hospitalisation de jour sont formalisés par une structure et un
contenu.
Tout d’abord, l’entretien de suivi est
formalisé dans la durée.
Parmi les professionnels auditionnés, les
entretiens de suivi ont une durée moyenne de vingt à trente minutes, le maximum
évoqué étant une heure. L’explication avancée par les infirmiers consiste à
affirmer que ce temps moyen permet d’éviter les redites et la dispersion de la
parole. De plus l’entretien de suivi est effectué soit sur rendez vous, soit en
fonction de la nécessité liée au contexte.
Le lieu de l’entretien de suivi est
toujours formalisé.
Quelle que soit la personne qui en a pris
l’initiative et quel que soit le motif de celui-ci, l’entretien
se déroule toujours dans un lieu précis. Suivant les services, l’infirmier
(ère) utilise soit un bureau de consultation, soit un bureau infirmier avec
alors une signalétique ad hoc.
L’explication avancée se résume au fait que cela permet au soignant et
au patient de se mettre dans un état d’esprit favorable au déroulement de cet
entretien. Le rituel du lieu, comme d’autres, est nécessaire.
L’entretien de suivi est initié à la
demande du patient ou du soignant. Le soignant peut en effet recevoir une personne à sa demande
ou bien l’infirmier peut demander à une personne de participer à un entretien.
Cela dépend de l’état physique ou psychique du patient ainsi que de l’objet de
l’entretien de suivi.
Le nombre de participants est variable.
Il est modulé en fonction de l’objet de
l’entretien de suivi ou simplement lié au nombre de professionnels présents
dans le service. D’une façon générale, l’infirmier (ère) reçoit seul (e) le
patient. Il arrive cependant qu’il y ait deux professionnels présents (jamais
plus), le deuxième se plaçant alors dans une position de retrait, dans un rôle
de supervision qui aura une place prépondérante lors de l’analyse et de l’évaluation
de l’entretien.
L’orientation et le contenu de l’entretien de
suivi sont variables.
Ils dépendent effectivement de plusieurs
paramètres (objet, initiative, état du patient,…). Néanmoins, l’entretien de
suivi repose sur quelques éléments fondamentaux. En effet, l’objet de
l’entretien est toujours explicité et ce qui y est développé est toujours
reformulé afin que tous les participants soient assurés de l’adéquation de leur
compréhension. L’infirmier (ère) procède toujours à une évaluation de l’état
psychopathologique de la personne. Cela détermine la nécessité et l’orientation
de l’entretien de suivi, éventuellement une orientation du patient vers un
autre professionnel (médecin, psychologue, assistante sociale,…), ou bien
encore une proposition thérapeutique : cela peut être une proposition
psychothérapeutique, une proposition ergothérapeutique voire une proposition
chimiothérapeutique. Dans ce domaine, tous les infirmiers (ères) peuvent être
amenés (ées) à pratiquer une réévaluation et un réajustement du traitement, ou
bien une modification de la posologie. Suivant le couvert implicite du médecin
et suivant leur expérience, certains professionnels agissent de la sorte avec
tous les psychotropes, d’autres uniquement avec les hypnotiques. Tous adaptent
des traitements qui concernent la « bobologie », aucun ne prescrit de
neuroleptiques, d’anxiolytique ou d’antidépresseur qui n’a pas été auparavant
déjà prescrit par le médecin psychiatre au patient concerné et qui a démontré
des effets thérapeutiques et l’absence d’effets secondaires. A partir de ce
moment là, le patient est revu tous les jours jusqu’à ce que le médecin avalise
ou infirme les décisions prises. La situation est avalisée à posteriori par le
médecin soit rapidement (dans les vingt quatre heures), soit à plus long terme
(en règle générale dans la semaine qui suit).
L’analyse de l’entretien de suivi est
systématique.
L’infirmier (ère) va analyser l’entretien de
suivi en fonction de plusieurs éléments tels que le contexte dans lequel il s’est
déroulé, la pathologie du patient, ses connaissances théoriques, son expérience,
son «intuition» pour certains (es). Lorsqu’il y a une supervision, l’avantage
de ce système permet de profiter de l’analyse d’un autre professionnel et de
confronter les différents avis.
L’évaluation de l’entretien.
Cette phase de l’entretien de suivi semble
la plus aléatoire. En effet, il n’existe pas d’indicateur fiable ou objectif
pour mesurer l’efficacité et l’efficience de l’entretien de suivi. Néanmoins, les professionnels interrogés
mettent en avant des indicateurs à cour terme -le comportement du patient et le
discours du patient- et des indicateurs d’évaluation à long terme –l’évolution
du patient, le développement du lien de confiance- et font appel dans certains
cas au retour de la supervision dont ils ont pu bénéficier. Cela permet alors
d’envisager la pertinence d’une continuité des entretiens de suivi et de
valider leur modus operandi.
VII-Analyse et discussion :
1-Les limites du rapport
La mise en évidence des schèmes
opératoires est une entreprise complexe dans le milieu du soin infirmier. « Faire
dire » ou faire expliciter aux infirmiers (ères) est parfois un
calvaire ! C’est peut être parce que notre profession s’articule avant
tout autour d’une pratique ; en effet, l’infirmier (ère) se situe souvent
sur le plan de l’action. Bien que G. LE BOTERF recommande de « travailler
à cerveau et à cœur ouvert », il est difficile de lui faire expliciter la
façon dont il (elle) s’y prend pour réaliser une activité, résoudre un problème
ou bien encore les ressources qu’il (elle) utilise.
De plus, l’analyse que nous tentons
d’effectuer se situe au niveau d’auditions de professionnels et pas au niveau
de situations de travail. Nous sommes donc fortement orientés sur une
identification d’une pratique. Il semble donc difficile de dépasser le premier
stade de l’analyse par la théorisation ancrée même si elle peut nous aider dans
une certaine mesure. En outre, cette méthode demande beaucoup de temps, ce dont
nous ne disposons qu’avec parcimonie. Dans ce cas précis, il semble alors plus
intéressant de l’utiliser comme soubassement ou guide méthodologique que dans
une application stricte.
2-quelques éléments d’analyse
Cette pratique de l’entretien
infirmier de suivi thérapeutique répond à certains critères qui apparaissent
stables quelque soient les services où il est appliqué :
Sur le plan de la durée de l’entretien par
exemple. Nous avons vu que la durée moyenne de vingt à trente minutes permet
d’éviter les redites et la dispersion de la parole. L’infirmier (ère) met là en
jeu une expérience acquise antérieurement. Lorsque la durée est modulée, ce qui
rentre en jeu est de l’ordre de l’évaluation clinique (par rapport à l’état de
santé du patient ou au contexte de l’entretien de suivi). La limite de temps
fait référence au domaine des connaissances théoriques, en l’occurrence
psychanalytique qui précise qu’au-delà de cette limite, la relation
soignant-soigné prend une dimension de séduction qui peut altérer le bénéfice
thérapeutique recherché pour le patient.
En ce qui concerne le moment déterminé pour
effectué l’entretien de suivi, ce qui est mobilisé est l’acquisition d’un
apprentissage antérieur mis dans un nouveau contexte et qui permet de réévaluer
et de moduler ce moment : décider d’un entretien de suivi, l’avancer, le
différer voire l’annuler.
Le lieu :
La formalisation du lieu de l’entretien de
suivi tient avant tout à la structure même du soin (qu’il soit d’ordre
psychique ou physique !). Il semble important pour tout soignant, qu’il
soit médecin, psychologue ou infirmier de respecter l’intimité de la personne
et le secret professionnel. Cela dit il faut rapidement distinguer deux
lieux : le bureau de consultation qui va concerner le médecin ou le
psychologue et le bureau infirmier qui va être l’endroit ou le soignant va
exercer une partie de son activité (tâches administratives, travail d’écriture,
réunions, consignes,…). Il n’existe pas de bureau de consultation pour les
infirmiers (ères). Le professionnel va donc établir une signalétique pour
garantir la confidentialité du lieu et son caractère
« consultatoire ». Le professionnel mobilise à ce niveau des
apprentissages antérieurs multidisciplinaires et des connaissances théoriques.
L’initiative de l’entretien de suivi :
Lorsqu’un (e) infirmier (ère) propose un
entretien de suivi ou quand un patient le demande, le professionnel combine
plusieurs types de ressources pour pouvoir répondre de façon adaptée. En effet,
il évalue la situation en fonction du contexte temporo-spatial (heure, moment
de la semaine, si l’entretien était prévu), il fait aussi appel à son
expérience vécue dans une situation similaire. Il mobilise ses connaissances
cliniques et pharmacologiques en particulier au niveau de la pathologie du
patient. Il mobilise enfin ses connaissances théoriques (notion de frustration,
de mise à distance, de limites,…).
Le nombre de participants à l’entretien de
suivi :
Lorsque l’infirmier (ère) a le choix d’être
seul ou bien à deux, ce sont l’évaluation du contexte et l’évaluation de l’état
clinique du patient qui sont prépondérants. A ce stade, le professionnel
mobilise ses connaissances cliniques. La présence éventuelle d’un superviseur
montre que le soignant met en jeu des compétences théoriques. En l’occurrence,
il utilise l’outil systémique.
Lorsque l’on aborde l’étape de
l’orientation et du contenu de l’entretien de suivi, on découvre que cette
phase est la plus riche au niveau de la mobilisation des ressources de
l’infirmier (ère). Pour adapter le contenu et l’orientation de l’entretien à la
situation rencontrée, le professionnel doit combiner l’ensemble de ses
connaissances : des connaissances techniques pour la conduite de
l’entretien ou la reformulation, des connaissances cliniques pour évaluer
l’état psychopathologique du patient, des connaissances théoriques pour faire
des propositions thérapeutiques. Il faut aussi employer le terme de
connaissances médicales pour formuler des propositions ergothérapeutiques ou
chimiothérapeutiques. Enfin, il faut avoir une capacité de rapidité d’analyse
de tous les paramètres pour évaluer la situation pendant toute la durée de
l’entretien de suivi. Ces compétences sont acquises et développées à partir
d’une longue expérience de terrain et au contact du médecin. C’est
l’assimilation, la métabolisation de toutes ces connaissances, ces expériences
et ces compétences, à chaque fois requestionnées dans une situation nouvelle,
qui permet d’atteindre le niveau d’expertise requis.
L’analyse de l’entretien de suivi requiert
de la part de l’infirmier l’exploitation de connaissances théoriques et
cliniques. Ces connaissances doivent être combinées avec des expériences
antérieures pour tirer la quintessence de l’entretien de suivi, toujours avec
l’objectif du bénéfice thérapeutique pour le patient.
L’évaluation de l’entretien se fait à
partir des éléments renvoyés à l’infirmier (ère) par le patient. Cette étape
demande donc une bonne connaissance clinique ainsi qu’une expérience de
situations similaires vécues auparavant. La mesure de l’efficience de
l’entretien de suivi demande également la mobilisation de connaissances
théoriques.
La pratique de soin identifiée et analysée,
il semble possible de tenter de construire quelques indicateurs. Leur validité
et leur pertinence devront cependant être démontrées ultérieurement et c’est à
ces conditions qu’il sera éventuellement
envisageable d’établir par la suite un protocole de référence, ou bien un
tableau de bord de suivi et d’engager une démarche d’évaluation.
3-Proposition d’un tableau
de critères et d’indicateurs
Critères |
Indicateurs |
Processus |
Schèmes opératoires |
Lieu de
l’entretien |
Existence d’un lieu spécifique |
Mise en place d’une signalétique |
Apprentissage. Connaissances théoriques |
Durée et moment
de l’entretien |
Durée et moment adaptés |
Evaluation du contexte |
Expérience. Connaissances cliniques, théoriques |
Initiative de
l’entretien |
Tenue de l’entretien |
Evaluation et modification de l’entretien |
Connaissance du patient. Connaissances
cliniques, théoriques. Expériences antérieures |
Nombre de
participants |
Le nombre de personnes est adapté |
Evaluation du contexte et de la demande
du patient |
Connaissances théoriques. Expériences
antérieures |
Contenu de
l’entretien |
Changement de l’état du patient. Ancienneté dans le poste |
Evaluation clinique. Evaluation du contexte |
Mobilisation et combinaison de l’ensemble
des ressources. |
Analyse de
l’entretien |
Existence de connaissances théoriques |
Evaluation du contexte |
Mobilisation des
connaissances théoriques et de l’expérience |
Evaluation de
l’entretien |
Discours du patient. Comportement du patient. Evolution. Développement du lien de confiance |
Mesure des éléments donnés par le patient |
Utilisation d’une combinaison de
connaissances cliniques, théoriques, et d’expériences antérieures |
4-Discussion autour de quelques éléments
Le schéma de LE BOTERF nous
montre par quel processus nous pouvons appréhender le travail d’élaboration des
compétences par les infirmiers (ères) : le phénomène combinatoire avec des
références théoriques, des apprentissages et des expériences antérieures. Nous
pourrions poursuivre plus loin le raisonnement de G. LE BOTERF en ce qui
concerne la notion de transférabilité. IL semble que si la compétence est du
domaine propre de l’individu, et si deux personnes agissent de façon différente
dans une même situation parce qu’elles ont eu des acquisitions différentes et
donc une combinatoire différente, une infirmière va pouvoir agir en
situation d’une certaine façon et
transférer sa compétence dans certaines circonstances. Il faut imaginer la présence
d’une autre infirmière. Celle ci va pouvoir intégrer cette expérience qu’elle
adaptera ensuite peut être dans une autre situation. Les deux infirmières
vivent la même situation dans le même contexte et l’une apporte à l’autre une
expérience qu’elle n’avait pas. Elle enrichit donc la compétence de sa
collègue. C’est parce que la première infirmière aura apporté une compétence
précise dans un contexte précis qu’elle aura en quelque sorte enrichi la
compétence de ses pairs. Il y a donc bien là un transfert de compétence par
contact direct, par « métabolisation des compétences ».
Au départ de l’étude de notre
objet de recherche, nous pensions que ce type d’entretien infirmier de suivi
thérapeutique n’était pas réellement formalisé. Il nous semblait que les
professionnels utilisaient cet outil mais que dans la mesure où il n’était pas
formellement identifié et en conséquence mal définit, les pratiques ne
l’étaient pas davantage. Nous pensions également que les différents apports
cliniques et théoriques réapparaissaient de manière diffuse, au décours de tel
ou tel aspect d’un soin.
La
réalité apparaît aujourd’hui bien différente. La pratique de l’entretien
infirmier de suivi thérapeutique est formalisée, et cela dans les différents
services étudiés, avec comme dénominateurs communs une durée, un lieu, des
intervenants, un contenu, une analyse et une évaluation.
Les infirmiers (ères) ont développé de
façon autonome une compétence propre, qui relève de l’expertise par
l’assimilation et la mobilisation d’une grande diversité d’apports. De plus cet
entretien infirmier de suivi thérapeutique se situe juste en aval de
l’expertise médicale. Il apparaît donc que cette pratique serait bien du
domaine des pratiques avancées.
Tous ces professionnels exercent leur
activité au-delà du rôle propre infirmier tel que définit par la loi. Suivant
leur expérience, ils évoluent tous plus ou moins régulièrement dans le domaine
médical. Cette pratique est implicitement reconnue et acceptée par les
médecins. Elle apparaît nécessaire, vitale pour la qualité des soins au quotidien. Nous pouvons également affirmer
qu’elle est institutionnelle. Se pose alors le problème de la responsabilité. L’infirmier
(ère) est pris dans un système de double contrainte avec d’un côté une
nécessité de soins et d’un autre côté l’impossibilité légale d’assurer ces soins.
Quelques paramètres sont à
prendre en considération pour se replacer dans un contexte plus général et
essayer de comprendre les raisons de l’existence de cette pratique.
Sans revenir sur les origines historiques,
il est important de préciser que nous
avons vu évoluer la demande de soins depuis une vingtaine d’années. En effet, on note un développement de la prise en charge de
patients qui souffrent de pathologies chroniques stabilisées. Il s’agit donc là
d’établir un suivi de soin qui s’inscrit dans la durée. Cette notion de
temporalité intéresse aussi l’activité
médicale en ce que le psychiatre est de plus en plus centré sur son expertise. Les
consultations avec ces patients sont très espacées (un à deux mois) et le temps
de consultation est en diminution. Cela amène une nouvelle organisation de
soins pour répondre à la demande de soins des patients.
Nous sommes également confrontés au
problème de la géographie médicale en général et de la spécialité psychiatrique
en particulier. De plus, il faut se replacer dans le contexte de la démographie
médicale pour souligner les enjeux : notre pays n’a jamais eu autant de
médecins qu’actuellement. Cela dit, la courbe démographique qui concerne les
médecins psychiatres va décroître jusqu’en 2025, enregistrant une baisse de 36%
du nombre de ces spécialistes[15].
Au cours de ce travail, une
réflexion s’est fait jour : nous avons vu qu’il n’existait pas de bureau
de consultation pour l’équipe infirmière. Nous ne parlons pas de consultation
infirmière mais d’entretien. La structure des professions médicale et
paramédicales fait de l’accès au corps (évoqué par Y. Bourgueil dans le cour du
31 mai 2006 à l’Ecole Supérieure Montsouris) le domaine réservé du
médecin : l’évaluation et l’examen clinique avec auscultation palpation
percussion…. L’infirmier (ère) ne le fait que par délégation médicale selon une
nomenclature très précise. C’est en partie pour cette raison que notre
profession est réglementée. C’est aussi pour cette raison que les médecins ont
du mal à reconnaître explicitement la compétence propre infirmière. Alors que
dans les pays anglo-saxon l’infirmière est avant tout au service du patient, en
France, elle a très clairement un rôle d’auxiliaire médicale et elle est donc
au service du médecin.
Ce rapport d’étude exploratoire
qui porte sur l’entretien infirmier de suivi thérapeutique ne doit être envisagé que comme un premier jalon.
Le travail d’identification qui a été réalisé ne peut suffire. Certaine données
sont encore inexploitables (Le taux de réhospitalisation complète qui se situe
entre 34% et 35% par exemple) et nécessiteraient l’aide de professionnels de
l’évaluation statistique. Cela permettrait en particulier d’évaluer
l’efficience de cette pratique.
Pour ne pas
conclure… :
En se plaçant dans la
perspective de G. LE BOTERF et en
utilisant l’outil de la théorisation ancrée, il est apparu envisageable de se
doter de repères.
La pratique de l’entretien infirmier de
suivi thérapeutique est donc formalisée. Elle est dorénavant identifiée et elle
peut s’entendre comme une pratique avancée. Cependant, cette pratique pose la
question de la responsabilité.
C’est maintenant au législateur de décider
si un tel outil pourrait intégrer le champ des transferts de compétences
évoqués par Y. BERLAND. Dans cette éventualité, il devra aussi déterminer le
niveau de collaboration ou de coopération adéquat en tenant compte des
différents paramètres évoqués. Nous ne pouvons faire l’économie de mener une
réflexion sur la redéfinition de la profession d’infirmier (ère). Il serait
peut être à l’avenir judicieux de la définir par ses domaines de compétences
plutôt que par une liste d’actes dans un décret. Le développement se fera par
l’évaluation des pratiques soignantes, ce qui permettra de contourner les
pratiques corporatistes parfois vivaces des professionnels.
[1] Maître de conférences-HDR en sciences de l’éducation Université Paul Valéry-Montpellier3
[2] Professeur de sociologie Université de Marne-la-Vallée, chercheur à l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées
[3] Formatrice en soins infirmiers à l’Université de San Francisco et théoricienne
[4] Docteur en lettres et sciences humaines, Docteur en sociologie
[5] LE BOTERF (G.). Construire les compétences individuelles et collectives. Paris : Les Editions d’Organisation, 2000, 2001p. 87
[6] LE BOTERF (G.), op. cit. p. 87
[7] LE BOTERF (G.), op. cit. p. 88
[8] LE BOTERF (G.), op. cit. p. 90
[9] LE BOTERF (G.), op. cit. p. 93
[10] Dans ce contexte, le mot « collaboration » est entendu dans le sens « élaboration ensemble ».
[11] Ce terme de « coopération » est à envisager ici comme « faire ensemble ».
[12] Doyen de la faculté de médecine de Marseille
[13] Nous le nommerons également « l’entretien de suivi » dans un soucis de concision.
[14] Sujet défini et abordé par l’auteur de ce rapport, consultable à l’Ecole Supérieure Montsouris, sous la forme d’un travail de fin d’étude intitulé « Etude des mécanismes de la réinsertion psychosociale au Havre ».
[15] Données du docteur Y. BOURGUEIL