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C H S François-Tosquelles 12 mai 2011
ST-ALBAN

XXVIes RENCONTRES
« Désir de soigner, volonté de guérir »
17-18 JUIN 2011




Ces enfants-là, polyhandicapés,

Ce qu’ils ont à nous enseigner,

Ce que nous avons à apprendre d’eux…



« A écouter les gens, on risque de les entendre. »
F. Nietzsche

« C’est pour l’étonnement que j’existe. »
Goethe

Equipe éducative des Parpaillols

Si, en 2010, nous nous demandions ici :

            « En quelle langue parler ceux qui n’en parlent aucune ? »

Nous pouvons cette année poser la question :

            Que faire avec ceux qui ne (nous) demandent rien… « insatiables jusque dans leur refus même » ? (Cf. Deligny)

 

« In fine, soigner c’est écouter ce qui ne peut se dire. » Ce serait ainsi, pour Nathalie Dugravier-Guérin, philosophe et auteur de ces mots[1], affirmer qu’il s’agit de considérer le patient comme le sujet de l’histoire. Patient qui, dans la demande, aussi ambiguë soit-elle, de soin, ferait part d’un désir de rencontre.

Otto Will énonçait quant à lui, il y a déjà un siècle, à Chesnut Lodge : « C’est son premier patient qui fait l’analyste. »

Ainsi, en quasiment deux phrases sont contenues la problématique générale de ces journées, et l’éthique de notre propre approche de ces enfants sans geste ni parole dont nous nous occupons au quotidien, dans cette institution qui accueille des enfants polyhandicapés, dont « la chair à nu est à elle seule un besoin – qui suffit à occuper largement trente-cinq heures par semaine.[2]

 

L’humilité du soignant est alors faite de cette délicatesse prise par chacun des adultes à savoir entendre ce qui est en jeu pour chaque enfant, qu’il aborde dès lors « les pieds nus, les mains vides, surtout vides de savoir », avec un « savoir ne pas savoir », « outillés seulement d’un désir, non pas de guérir, mais d’élever à la dignité de signifiants les menus objets qui étayent son monde. »[3]

Comment dès lors les prendre en charge ces enfants-là, mes compagnons d’espèce ? Et que va bien pouvoir signifier s’occuper d’eux, quand la présence même de l’adulte, de l’éducateur, se constitue, s’épaissit de cette qualité première : ils doivent savoir ne pas savoir à la place du sujet ! Et ce tout au long des jours qui se réitèrent en un inépuisable quotidien dont la nature essentielle est faite ou nourrie du temps qui passe en moments partagés, de paroles dites et regards parfois échangés, d’activités sanitaires et de jeux, de soins spécifiques et de gestes épars.

Autant d’occasions pour l’éducateur, le soignant, de se mettre en jeu avec l’enfant, où se construiront en un même effort et un même désir l’activité, la journée, la relation, et l’enfant, dans une circulation et une réciprocité singulières des échanges qu’une stratégie du désir s’emploie à faire fonctionner.

« Une position désirante chez chaque éducateur est la condition sine qua non de notre travail ».[4]

Il appartiendra à la direction, dont le travail véritable est bien d’harmoniser le style propre à chacun dans un cadre d’ensemble plutôt que de contenir en un standard institutionnel la fécondité des engagements particuliers, de soutenir la mise au travail de chacun, et ce à partir du point ou justement chacun en est, dans une perspective commune qui est de répondre à la question posée par tel enfant / que sa seule présence nous pose.

« Ce désir –  toujours présent dans nos murs – interroge les intervenants, un par un, sur ce qui fait leur cause à eux de vouloir quelque chose pour des enfants réputés inguérissables, de se coltiner, jour après jour une clinique définie par Lacan comme un réel impossible à supporter. »[5]

Considérer à notre tour, et sans doute tel que notre clinique nous l’impose, l’enfant mutique dans le langage (sans discours n’étant pas sans langage !) implique que nous ayons à lui parler et à l’écouter.

L’écouter : ce de quoi nous nous enseignons.

L’écouter sans tout vouloir comprendre, sachant que comprendre c’est déjà en partie confisquer.

L’écouter, sans vouloir venir absolument à bout de tout son mystère.

L’écouter, mais pas tout entendre ni savoir … Pas-tout, part irréductible du sujet.

Préserver, dans notre ambition en faveur de l’autre, une part d’inaccompli, son espace dernier.

De cet inaccompli dont le poète, (René Char) dit qu’il « bourdonne d’essentiel ». (Le poète, ou l’artiste dont Lacan, après Freud, ou encore Winnicott, souligne qu’il « précède toujours l’analyste » !)

Ce dont le patient nous instruit, sur fond d’inquiétante étrangeté, c’est peut-être de l’interdit dont l’affuble d’abord sa pathologie, son handicap, sa vulnérabilité, quant à ce qu’il en serait de sa subjectivité,

et dès lors de ce qu’il aurait à dire depuis cette position subjective.

Position subjective embarrassée (sur le modèle métaphorique de l’embarras gastrique…) de tous ses im-possibles devenus 1ère nature [in-capables, in-traitables, in-éducables, in-vivables (Quel surnom dur à porter ! a pu dire Deligny)], et que nous avons, cependant, à entendre et questionner, à partir d’une identification qui nous reste sans doute difficile, à tout le moins précaire. Reconnaître la position subjective de l’enfant, c’est le sortir « de la pure énonciation de l’autre. »[6]

Les enfants d’ici, tels des gisants, ne parlent ni ne marchent, pour la plupart d’entre eux, parmi lesquels certains peuvent suivre du regard ce qui bouge alentour : Nous. Le polyhandicap se trouve encore, parfois, redoublé  de traits autistiques qui font de cet enfant un emmuré dont on prétend qu’il est pourtant vivant, nous permettant alors, à tout le moins, de recourir à l’ensemble de notre arsenal conceptuel et outillage pratique qui nous offre quelque bord où accoster en cette terra incognita d’outre-monde.

Et se rendre enfin compte, au fil du temps, et de la révélation aboutie de toutes nos im-puissances, qu’il nous aurait manqué quelque candeur savante pour saluer et accueillir cet autre, autre étranger et autre moi-même, dans cette rencontre inaugurale entre le soigné et le soignant, dont Hippocrate affirmait déjà la valeur absolue,[7] fondée sur la confidence première : « J’ai mal ».

Et puis, s’il restait une question quant à ce qui soutient notre présence, après tant d’années, auprès de ces enfants-là, en voici une autre qui fait réponse : « Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? »[8]

 

 

1ère vignette (Lieu de Vie des tout-petits)

 

Laisser se révéler à nous cet enfant tel qu’il est (Savoir accueillir l’enfant tel qu’il est et non tel qu’il devrait être ou qu’on voudrait qu’il soit, a pu nous répéter inlassablement Lucien Bonnafé), se rendre capable de cette disponibilité qui nous permette de l’accompagner sur son propre chemin et à sa propre allure de vie, c’est l’objet du 1er  récit, vignette clinique rapportant un mode d’accueil qualifiée ici d’accueillement, quand le temps pris, l’ambiance et la posture refondent notre geste, au fil de ce qui se passe. Posture soutenue d’un « désir de savoir (y) faire avec ces enfants-là. »

Il s’agit de respecter ce dans quoi est pris l’enfant polyhandicapé ou l’enfant autiste. Notre présence auprès d’eux se justifie alors d’une position de sujet désirant, ouvrant ainsi la possibilité « de se poser (à leur tour) comme sujet désirant » (cf. Bruno de Halleux), pour faire se réaliser « une bonne rencontre entre le désir d’un adulte et un enfant en panne », tentant d’opérer par là « une greffe de symbolique » (cf. Mélanie Klein) émancipatrice.

 

 

 

2ème vignette (Lieu de Vie des adolescents)

 

La folie comme dimension de l’impénétrable, c’est bien ce à quoi nous confronte ce jeune adolescent qui, d’emblée, nous invalide jusque dans notre présence, adultes hagards et démunis, qui aurions tellement voulu…

Toute adresse, désormais, semble renchérir sur cette incertitude première, fondamentale, au creux de l’impossible rencontre, où l’intime singulier s’avère ou s’oblitère de l’impuissance du soignant à organiser le monde de ceux qu’il accompagne.

Ecouter ne suffit pas, encore faut-il savoir se taire. Tout comme faire ne suffit pas, encore faut-il savoir « faire autre chose » (cf. Deligny) pour libérer cet espace, psychique ou matériel, entre soi et l’autre, qu’à soi tout seul on a fini par occuper tout entier, sans plus d’altérité possible.

 

 

 

3ème vignette (Lieu de Vie des jeunes adultes)

 

 

Et si la rencontre, dans ce morceau de vie en commun avec le jeune adulte polyhandicapé, s’établissait, se construisait là où on ne s’y attendait pas ?

Les opportunités ordinaires d’un quotidien fabriqué en milieu de soin sont souvent à même de nous fournir et ce terreau et cet espace, où le désir de soigner prévalant sur la volonté de guérir, il devient envisageable et probable de ménager de nouveaux possibles.

C’est lorsqu’un savoir jusque-là inouï surgit dans la parole muette de l’enfant sans discours, mais pas pour autant sans langage (cf. Lacan).

Vouloir les soigner, en prendre soin, requiert que l’on se déplace à l’endroit où ils sont déjà eux-mêmes affairés, abandonnant toute position de savoir qui fait barrage, pour l’enfant ainsi désigné, à tout au-delà de soi.

           

 

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                                                                                           Pour  l'équipe éducative des Parpaillols,

 Daniel Terral, Directeur,

 avec

Tiphaine Aubert (ES), Aurélie Artus (AMP), Bénédicte Keller (AMP), Béatrice Hierso (AMP), Christelle Galoseau (AMP et ES).

 

 

A P E I – Les Parpaillols

9, rue Hautefeuille

10450 BREVIANDES

E-mail : ds.terral@orange.fr

 

 

 

 

  L’enfant qui ne me disait rien –

 

 

 

Le Lieu de Vie 1 est un lieu d’accueil, un lieu de première rencontre pour les enfants avec le personnel des Parpaillols et l’institution. Un lieu aussi de premières séparations d’avec les parents, d’avec la maman surtout, et un lieu collectif de premiers contacts avec d’autres enfants.

Comment accueillons-nous les enfants, tels qu’ils sont, sans connaissances antérieures, sans référence à des dossiers ? Comment faisons-nous abstraction de ce que l’on sait (dossiers), comment allons nous à la rencontre des enfants tels qu’ils se révèlent au fil des jours?

Nous avons pu constater que d’avoir une masse d’informations préalables à un accueil nous guidait certes, nous influençait aussi, et nous donnait a priori une image toute faite de l’enfant et de sa situation. Aussi, la rencontre s’avère moins naturelle et spontanée, et nous ne laissons pas l’enfant se révéler. L’enfant n’est plus qu’objet de dossier. En pensant ainsi, nous lui confisquons, en toute bonne foi, sa subjectivité. La bonne foi comme «la conscience professionnelle », est-elle une garantie de juste posture professionnelle ?  Si la bonne foi ne suffit pas, c’est que ça ne va pas de soi. Si ça ne va pas de soi, c’est qu’il y a de l’autre, autre comme sujet. On peut alors dire qu’il y a rencontre, une rencontre intersubjective. Malgré la parole absente de l’enfant, parole qui est pourtant le lieu de la subjectivité. Il nous reste alors à faire silence, silence de soi, c'est-à-dire : écouter.

 

Ahmed est un petit garçon de 5 ans qui présente un spina-bifida. Auparavant, il a été suivi par le SSAD (Service de Soins et d’Aide à Domicile des Parpaillols). Les éducatrices et le personnel médical et paramédical qui le connaissaient bien nous ont donné des informations sur cet enfant, lesquelles  n’étaient pas très rassurantes tant sur le plan orthopédique que médical, vital même.

Ce petit garçon est muni d’un appareillage très important comportant mentonnière, berquoise, corset, siège moulé, attelles de main et de pieds. On nous préconise de le manipuler délicatement pour ne pas le « casser » car il a les os très fragiles. De plus, il présente des difficultés urinaires. Ce petit garçon est encore hydrocéphale. C’est-à-dire qu’il a une tête volumineuse et disproportionnée par rapport à son corps. Et comme si cela n’était pas suffisant, il souffre d’encombrements pulmonaires et de difficultés pour se nourrir, entraînant des risques de fausse route. La pose d’une gastrostomie a été réalisée.

Ahmed est aussi sujet aux crises d’épilepsie. Il peut en faire plusieurs dans une journée. Ses « états de mal » peuvent durer jusqu’à 20 minutes.

J’ai eu le sentiment que ce petit garçon nous était présenté comme « un cas pathologique », et non comme un enfant que nous devions accueillir tel qu’il était, se présentait en tous cas. Tous ces éléments « compromettants » ont évoqué en moi une image fantasmatique/fantasmagorique de cet enfant que je ne connaissais pas.

Cela a failli mettre en péril ma relation avec lui. Beaucoup de sentiments ambivalents de fascination et de répulsion ont alors émergé de mon imagination. Du coup, la rencontre entre nous ne s’est pas déroulée naturellement comme cela aurait dû l’être.

A son arrivée, Ahmed m’a beaucoup impressionnée par son appareillage et son physique qui ne laissent pas indifférent. Cette grosse tête sur un petit corps.

 

« Cette apparence physique hors normes trouve un écho dans les représentations récurrentes à l’œuvre dans l’univers fantastique. Beaucoup d’extraterrestres sont représentés avec des traits similaires. [...] Tous ces monstres venus d’ailleurs ont généralement la taille d’un jeune enfant au corps frêle, souvent nu, surmonté d’une grosse tête au faciès anthropomorphe, plus ou moins dysmorphique. » [9]

 

Je l’ai vu emmuré et emprisonné dans son corps. J’ai eu un moment de recul par la vision de cet enfant étrange, difforme, avec ses pieds tournés vers l’extérieur. Un râle quasi permanent et envahissant résonnait comme le bruit d’une « cafetière entartrée ». J’ai pensé battre en retraite, fuir la rencontre et chercher désespérément un ailleurs.

Ahmed peut s’endormir instantanément, dévoilant une bouche entrouverte. La blancheur de sa peau accentue mon sentiment de crainte. C’est à peine si sa poitrine se soulève au rythme d’une respiration difficile. J’ai eu le besoin de vérifier régulièrement s’il respirait encore, de voir s’il n’était pas mort.

Au début, je n’osais pas le toucher, de peur de lui faire mal. Sa main recroquevillée dégageant une odeur nauséabonde due à la macération, n’a pas facilité mon envie d’aller vers lui. Pourtant, j’ai croisé son regard qui me disait tant de choses. Cela m’a émue, et je me suis sentie gênée d’avoir eu de telles pensées. Cet enfant qui « ne me disait rien » s’adressait frontalement à moi.

J’ai ressenti le besoin, la nécessité d’aller à sa rencontre, de le « protéger », et de vivre quelque chose avec lui.

Je ne savais pas quoi encore car son appareillage omniprésent est une barrière à la relation.

 

J’ai eu envie de lui faire plaisir au travers du bain. J’essaie d’installer un cadre apaisant et sécurisant pour qu’il soit en confiance. Les manipulations sont lentes, délicates. Je le prends dans mes bras avec précaution pour l’installer dans l’eau. Ahmed a le sourire, son regard cherche le mien. En observant son visage, je vois qu’il est bien. Je suis rassurée. J’essaie d’être vigilante et d’assurer le mieux possible son confort au détriment de mon bras ankylosé. Ahmed est détendu, il est prêt à s’endormir, il résiste, j’ai la sensation qu’il veut être présent avec moi et apprécier chaque instant. Pendant tout ce temps, il s’est laissé faire, les yeux grands ouverts malgré la fatigue, comme à l’écoute de mes mains sur son corps endolori. Moi, je n’ai pas parlé, toute à cet échange d’énergie et de douceur. J’ai découvert son dos courbé et ce corps que je redoutais tant ! Je ne sais pas comment s’est opéré ce changement, mais une chose est certaine : mes rapports avec lui ont été transformés. Le bain a métamorphosé ma relation, ce corps que je voyais difforme et repoussant m’est apparu doux, potelé et agréable au toucher. Je l’ai vu autrement, comme un petit garçon différent avec son regard expressif qui cherchait le mien. Il m’apparaît de plus en plus comme un enfant, au-delà de l’incarnation chosifiée d’une infirmité. Un autre qui me ferait face dans un vis-à-vis fait d’échange et de reconnaissance mutuelle dans une réciprocité désaliénante.

 

J’ai pris conscience qu’il ne fallait pas que je m’attarde trop sur les éléments qui m’ont été donnés. Essayer de faire abstraction des informations données par l’équipe, et qui m’apparaissent aujourd’hui exagérées. Avec le recul, je me suis aperçue qu’il n’était pas si fragile. Laisser l’enfant se révéler à moi tel qu’il est, lui faire confiance et le laisser venir à moi naturellement.

Il m’a enseigné que je pouvais faire quelque chose avec lui, qu’il fallait que je l’écoute dans ce qu’il avait à me dire. Si je partais de lui et pas de moi, il avait à me dire des choses. J’ai expérimenté avec lui un corps à corps dans lequel on est à la fois proche et distancié, dans le regard et la relation. La vérité d’une rencontre.

Cela arrive pour peu que l’on ait su se mettre à la portée, au niveau, à l’endroit comme lieu, des enfants. Ce qui consiste sans doute à « être docile aux fantaisies de la pantomime de l’enfant »[10], fut-il immobile. D’où la « tendresse n’est pas exclue »[11], dans un espace qui est celui de « l’amour », dès lors qu’il est le seul espace qui reste, non dévolu à la surveillance, aux soins, à l’éducation. Seulement.

 

 

Bénédicte Keller

                                    (AMP)           

Lieu de Vie des Petits

(LV1)

 


 

 

   Jonathan, lui, avait d’autres projets pour nous –

 

 

« Le projet des Parpaillols est contenu dans la qualification même de l’institution : Lieu d’Accueil et de Soin pour enfants polyhandicapés, stipulant implicitement mais avec tout autant d’évidence que l’enfant y est accueilli " tel qu’il est et non tel qu’il devrait être". »  [12]

Jonathan est l’un des derniers enfants accueillis sur le Lieu de Vie des Petits. Habituellement, lorsqu’un nouvel enfant va entrer aux Parpaillols, nous recevons toujours une copie du dossier où il était précédemment pris en charge. Nous le lisons, l’étudions sans doute pour nous rassurer. Nous rassurer sur l’inconnu, l’étranger. Savoir qui il est, d’où il vient, ce qu’il est capable de faire, de ne pas faire, comment il réagit à la frustration, comment il mange, etc etc…

Avec tout ceci, nous acceptons une image toute faite de cet enfant pas encore accueilli :

«  -     Tiens, il aime pas ci !

-     Ben on pourra pas l’emmener là alors !

-     Par contre, il sait faire ça….

-     Ouais mais comment on va faire avec untel, du coup…

-     Ah bah le repas ça va être sympa !!! »

Cette fois-ci, pour l’arrivée de Jonathan, nous avons dû faire sans. Il est arrivé étranger à nos yeux et en terre inconnue pour lui. Nous étions à « armes égales ». Il a fallu qu’on se découvre mutuellement, prendre le temps de s’observer, de se regarder, de se rencontrer.

A son arrivée, Jonathan était beaucoup dans ses stéréotypies, tel un infatigable discours. Sans cesse, il refait les mêmes gestes comme pour nous en convaincre. L’enfant qui n’a de cesse, qui ne cesse pas. (Cf. Lacan)

C’est nous qui avons fait les 1er pas pour aller le voir, l’accueillir parmi nous.

Jonathan, petit bonhomme de 4 ans 1m04 et 12 kg, est arrivé sur le Lieu de Vie d’une démarche mécanique, accompagné de ses parents. Je ne connaissais alors rien de lui, aucune information ne nous ayant été transmise, mis à part quelques conseils pratiques de son quotidien, échangés avec ses parents le jour même.

A peine la porte du Lieu de Vie refermée, Jonathan s’est dirigé vers les interrupteurs de lumière, aucun regard pour nous. Il allumait et éteignait successivement, d’un mouvement de doigt très rapide. A ce moment-là, j’ai découvert ses petits bras maigrelets. Ou plutôt ses os recouverts d’une fine peau. Son physique atypique et son extrême maigreur apparente m’ont interpellée au plus profond de moi. Des images assez fortes me sont tout de suite venues à l’esprit : enfant somalien, enfant des camps de concentration. Fœtus inachevé…

Je le regardais, l’observais dans son activité propre de petit Jonathan, jouant avec les lumières, faisant tout le tour de la pièce pour ouvrir et fermer les portes des placards. Jonathan ne nous regardait toujours pas.

Lors de son 1er repas, il s’est mis à pleurer pendant que nous attendions nos plats. Il m’a alors tendu ses bras en me regardant (enfin !) d’un air suppliant. Je l’ai pris sur mes genoux pour le rassurer. Jonathan s’est blotti contre moi tel un tendre fouissage, sa tête dans le creux de mon cou et sa main accrochée à mon décolleté. Il pleurait à gros sanglots. Quand je lui ai montré les « petits suisses » (son aliment préféré), Jonathan m’a fait un sourire mécanique et furtif. En réagissant ainsi, il m’a faite rire. La rencontre est née.

C’est son physique de petit garçon fragile qui a animé en moi une envie de faire connaissance.  Je l’ai beaucoup observé. (C’est-à-dire : me suis rendue disponible à ce qu’il, malgré tout, me disait, me racontait de lui !). J’ai utilisé ses mimiques et ses vocalises pour tenter une approche, dans une attitude de synchronisation. Cela interpelle Jonathan lorsqu’on reproduit ses vocalises, il nous regarde plein d’étonnement, arrêtant tous mouvements, puis apparaît un rictus et il se remet à ses activités.

De part son autonomie dans les déplacements, Jonathan peut venir nous solliciter quand il en a envie. Il vient alors vers nous lorsqu’il veut s’asseoir au sol. Jonathan nous tend ses bras tout en émettant une petite vocalise. Il se déplace ainsi sur les fesses pour aller jouer.

Parfois, Jonathan nous interpelle vocalement : « ding, ding », et nous prend la main pour nous faire faire ce qu’il n’arrive pas à exécuter tout seul. Il reproduit ensuite ce que nous venons de lui montrer.

Nous nous rendons disponible à lui pour l’accompagner dans son propre chemin et à sa propre allure. Au fil des jours, Jonathan nous étonne. Il nous montre et se révèle à nous. Nous le découvrons petit à petit, pas à pas dans son quotidien aux Parpaillols. Nous lui proposons des activités, nous voyons comment il réagit et exécute les choses. Nous apprenons chaque jour un peu plus de lui en se laissant aller à ses côtés. En entrant dans ses jeux, des moments de complicité se créent, des moments agréables où Jonathan s’ouvre à nous.

J’étais désireuse de passer du temps avec Jonathan. La balnéo me semblait un moyen simple de me rapprocher de lui par le corps à corps, qu’elle procure et nécessite.

Ce qui ne fut pas le cas, Jonathan, lui, avait d’autres projets pour nous.

 

Le bassin ne l’intéressait pas, il voulait s’asseoir sur les marches avec des petits jeux, notamment un anneau en plastique qu’il mettait dans sa bouche. Jonathan semblait vivre une réelle relation de communication avec son objet. Il ne semblait en aucun cas avoir besoin de moi. A ce moment-là, je me sentais là en tant que figurante, observatrice impuissante. Que faire ?

J’ai fini par faire comme lui, me mettre de l’autre côté de l’anneau et le mordre en même temps que lui. Nous nous retrouvions dans un vis-à-vis très proche. Cela a surpris Jonathan qui a lâché des dents l’anneau et m’a regardée d’un air étonné en faisant un petit OH!

A partir de là, le jeu était commencé, la relation a démarré. Jonathan me tendait les jeux, et instinctivement  / de façon empathique, je savais ce qu’il désirait. Nous étions dans un jeu d’échange instauré par lui ou par moi, l’un et l’autre répondions à tour de rôle, à l’attente de l’autre, soit par un jeu ou bien des vocalises que nous reprenions en écho.

Finalement, au bout de quelques séances, me tendant les bras, Jonathan a le désir de quelque chose qui fait écho au désir que j’avais pour lui. Cette envie de le prendre dans les bras, d’être proche, de le rencontrer différemment.

Il a su qu’à cet instant-là présent, c’était le bon moment tant pour lui, de passer à autre chose, d’essayer autre chose, de se faire plaisir. Quelque chose a surgi de lui. Je n’avais été là que pour lui permettre d’y accéder, un peu comme le révélateur, ou le catalyseur...le passeur de désir.

J’avais le désir qu’à son tour, il puisse désirer cette approche si proche, ce corps à corps, cette nouvelle rencontre.

 

Ne connaissant rien de lui, nous nous sommes laissées aller à nos premières impressions. Nous l’observions, observations fines, vides de toutes interprétations, mettant de côté nos connaissances antérieures d’éducateur, d’AMP,…de technicien de la relation ( !!)

 

« On fait, il me semble un grand pas, dans ce métier, le jour où on peut enfin admettre cela : je suis là, sans idées, sans représentations, sans repères théoriques assurés. »[13]

Pour nous éducateurs, il faut savoir ne pas savoir à la place de l’enfant. Nous pouvons alors devenir partenaire ou coéquipier (???) en se laissant guider, aller à lui, et en entrant dans ses jeux stéréotypés. Ainsi, l’enfant peut percevoir que nous sommes disponibles. De plain pied.

Nous avons été étonnées par ce petit bonhomme, nous n’attendions rien de particulier venant de lui, mais étions disponibles à tout.

Accueillir un enfant sans avoir une multitude d’informations nous permet d’être authentique  avec lui. Ce n’est pas seulement sincère, mais encore juste, vrai. Et sans langage avéré,… discutant ! Nous l’accueillons tel qu’il est, sans a priori, sans image toute faite. Nous accueillons l’enfant et non son dossier, sa pathologie.

 En ayant peu d’informations sur l’enfant, nous ne pouvons que nous enrichir de petits moments réels de son quotidien vécus auprès de lui, avec lui. Enseignés et renseignés par lui. Dans une échange que d’aucuns inattentifs peuvent toujours qualifier de pauvre.

 

C’est le contact quotidien, la vie auprès d’eux, les essais, les échecs, qui nous apprennent les bons gestes, les bonnes postures. Nous avons pris conscience qu’il ne fallait pas s’arrêter à une description inscrite dans un dossier ou à des informations toutes faites transmises avant un accueil. Il faut laisser parler (s’exprimer) l’enfant mutique. Et si son mutisme invite d’emblée à notre propre surdité, nous voilà 2 handicapés en même temps ! Il est alors souvent difficile de ne pas se faire une image fantasmée de l’enfant, de cet enfant essentiellement inassignable. Ils nous apprennent alors que nous nous sommes trompés, que ce n’est pas eux. Les enfants nous ont enseigné qu’il faut savoir leur faire confiance, qu’ils sont capables de nous montrer leurs envies, leurs besoins, de se faire comprendre. Il faut qu’ils se sachent « entourés d’adultes prêts à entendre des surprises ».[14]

 

C’est ainsi que l’enfant construit lui même son projet. Alors,

« Il n’y a plus qu’à le suivre ! »[15]

 

 

 

 

 

Aurélie Artus

(AMP)

Lieu de Vie des Petits

(LV1)


 

 

   Hurler –

Pour rompre le silence des sourds

 

 

 

La folie comme dimension de l’impénétrable, c’est bien ce à quoi nous confronte ce jeune adolescent qui,  d’emblée, nous invalide jusque dans notre présence, adultes hagards et démunis, qui aurions tellement voulu…

            Toute adresse, désormais, semble renchérir sur cette incertitude première, fondamentale, au creux de l’impossible rencontre, ou l’intime singulier s’avère ou s’oblitère de l’impuissance du soignant à organiser le monde de ceux qu’il accompagne.

            «  Ecouter ne suffit pas, encore faut-il savoir faire autre chose pour libérer cet espace, psychique ou matériel, entre soi et l’autre, qu’à soi tout seul on a fini par occuper tout entier, sans plus d’altérité possible. » (Cf. Deligny)

 

 

Roylee est un jeune garçon de 13 ans. Installé dans un siège moulé, il a souvent la tête baissée et les bras le long du corps. Il émet quelques sons, des mots pas très compréhensibles. Le matin quand il arrive, il semble disponible, calme. Il aime bien séduire l’adulte qui s’occupe de lui, par des sourires, des bisous, des toucher très délicats, tout en finesse.

Puis, tout à coup, à des moments repérés dans la journée, tels les moments de change, le déjeuner, la collation avant le départ, et parfois les temps de repos, le comportement de Roylee bascule. Il passe d’un état très calme à des fous rires incontrôlables, incoercibles, suivis de cris, de hurlements insupportables, sans que nous sachions vraiment ce qui a pu provoquer ce basculement. Tout essai de mise en mots, d’apaisement, devient compliqué, inopérant.

Nous avons l’impression qu’il ne comprend plus rien, qu’il n’entend plus rien. A ce moment, là. Et ces mots nous viennent à l’esprit spontanément : « Roylee est dans sa folie et devient complètement inaccessible. » Mais toutes les tentatives d’approche mises en place par l’équipe ont été vouées à l’échec.

Bruno de Halleux dit à propos des enfants autistes avec lesquels il travaille que « parler, utiliser des moyens, des signifiants, s’adresser aux enfants avec le langage, c’est, d’une certaine façon, prendre des risques dont le plus important est de les persécuter et le moindre est de ne pas se faire entendre. »[16] C’est lorsque le symbolique est équivalent au réel, le mot à la chose. « Nous vérifions que la parole est équivalente au réel. Cela complique beaucoup tout dialogue avec les enfants. »[17]

Le risque, nous le prenons souvent lors des repas du midi où  toute l’institution se trouve réunie dans la salle à manger. Le bruit ou les cris de chaque jeune, la voix de chaque adulte qui peuvent  être entendus  le laissent parfois indifférent.

Il ne réagit pas à l’ambiance comme si le bruit glissait sur sa peau et à d’autres moments, ces bruits exacerbent sa sensibilité, l’agressent, frappent sa peau, dirait-on. Le percutent, pour ainsi dire. Roylee répond par des cris qui semblent faire écho aux bruits.

 

Devant cette difficulté, nous nous sommes posées tellement de questions.

Faire quelque chose, mais quoi ? Il faut pourtant accepter de ne pas toujours comprendre.

Essayer de comprendre ? Mais nous ne sommes pas dans sa tête et nous ne savons pas pourquoi il crie.

A ce moment, ne faudrait-il pas reconnaître quelque chose qu’il fait de lui-même ?

Qu’est-ce qui nous gêne : ses cris, ou le comportement qu’il a face à l’adulte ! Face à Nous…

Que veut-il exprimer ?

 

Les  discussions régulières qui nous réunissaient pour parler de Roylee  nous ont permis de prendre du recul, et grâce à des partages multiples, notamment entre différents champs disciplinaires, d’envisager de mener un projet en commun. Mais à ce jour aucun n’a tenu. 

Il y a eu des efforts constants pour mettre en œuvre des formes d’accompagnement plus « ajustées » aux repas de midi et aux moments des changes.

Roylee mange toujours seul, cependant assisté en permanence d’un adulte. On le sollicite pour des petits gestes du quotidien. Prendre son verre, tenir sa cuillère, essuyer sa bouche. Mais au moment des changes (la toilette), on l’occupe avec un jouet, faute de solution. Parfois, dans les moments difficiles, nous essayons de nous synchroniser avec lui, voire le singer dans un effet de mimétisme, de miroir, pour trouver un chemin de compréhension ou d’accès afin de savoir ce qu’il a envie de nous dire.     

 

Le comportement de Roylee est devenu au fils du temps d’une complexité parfois décourageante, marquée par l’alternance de périodes d’espoir et d’autres où tout paraît perdu.

Une observation très fine portant sur divers moments du quotidien a été mise en place pour repérer ce qui nous apparaît comme des manifestations de douleur, de mal-être…

S’il n’y a pas de langage, les gestes même insignifiants pourraient exprimer quelque chose.

Il paraît évident que les moyens éducatifs mis en place ne conviennent pas alors que tout paraît possible, mais que rien ne fonctionne. Peut-être faudrait-il accepter Roylee tel qu’il est et non comme on voudrait qu’il soit ?

Ne pas attendre de lui des choses, des comportements précis, mais lui donner la possibilité de faire les choses à partir de lui faire vivre ces moments le mieux possible.

Car, s’il n’y a pas de langage, les gestes, les mimiques, les cris peuvent parler. Si on l’écoutait alors, on entendrait Roylee nous dire quelque chose. Mais, interdits face à lui, disqualifiés même, écoutons à nouveau Bruno de Halleux : « Ces enfants nous apprennent et nous rappellent sans cesse, ironiquement, que nous ne savons pas et que la condition pour savoir est justement celle de savoir ne pas savoir. »[18]

Alors, peut-être  est-il temps, sage et utile, d’arrêter de vouloir comprendre. Acceptons qu’ainsi, dans ses cris, dans son absence, sa folie, Roylee s’adresse à nous. Où il nous dit qu’il est vivant, mais aussi prisonnier de ce corps-carcan, sans parole, dont il ne peut s’échapper que par des hurlements, témoignage farouche de son impuissance à faire quoi que ce soit en dehors de notre aide (repas, toilette, déplacements), quand bien même elle s’affirme bienveillante. 

 

«  Hurler

 

Quoique réputé déraisonnable, le hurlement est de profonde et de constante humanité : notre espèce est une espèce hurleuse. Il se pousse à chaque minute, démultiplié sur la planète par des millions de gorges, un banal concerto de hurlements de toutes sortes : joie, certes ; horreur, douleur et terreur plus encore.

Mais hurler, de toutes façons, c’est rompre le silence en le consacrant vainqueur. Qui hurle manifeste qu’il n’y a rien à dire. Vaine, apparaît l’intimidation hurlante : on ne réduit pas le silence en criant plus fort que lui. Hurler, pourtant, serait-il le dernier sursaut de la dignité quand se révèle indécent le détournement par le sublime ou que ça fait vraiment trop mal pour qu’on en appelle à des propos de connaisseurs ?

L’alternative symétrique, pour qui se refuse à hurler, c’est se taire : « doubler », en quelque sorte, le silence en lui empruntant sa manière et, dès lors, faire corps avec le silencieux, comme si l’on était de son bord. Et peut-être même, passer, pour de vrai, de son bord, sans trop savoir. »[19]

 

 

 

Béatrice Hierso

(AMP)

Lieu de Vie des Pré-adolescents et Adolescents

(LV2)

 

 

   Un désir de prendre soin de celui qui ne guérit pas 

 

 

 

Les éducs du LV3 accompagnent les jeunes jusqu’à leur départ de l’institution, à leur majorité. Nous savons, par expérience, à accueillir les adolescents du lieu de vie 2, que nous n’entendons et retenons qu’une partie des informations reçues de nos collègues lors du passage. Peu d’éléments, de ce qu’ils auront transmis ou écrit du jeune, nous serviront, le jour de l’accueil sur le Lieu de Vie des Grands. Au moment de la dernière synthèse ou à leur départ, se posent, de nouveau, des questions : que devons-nous nécessairement transmettre ? Que faut-il donner ou garder de ce que l’enfant nous a livré, lui qui a grandi sous notre regard et notre accompagnement éducatif ?

Il est parfois délicat de faire le bilan  de ces années.  Ce jeune qui a vécu si longtemps aux Parpaillols, va partir vers sa vie d’adulte, ailleurs. D’autres professionnels l’accueilleront. A leur tour, ils l’écouteront pour le « soigner » et l’accompagner. Que va-t-il garder de ce que nous lui avons transmis, apporté par nos soins au quotidien? Aucun écrit n’en témoigne, ne saura tout en dire. Aucun dossier ne le transmet mais ce n’est pas forcément dans cette transmission que se trouve l’essentiel. L’accompagnement de l’enfant polyhandicapé aux Parpaillols est particulier. Nous travaillons ensemble autour de l’enfant en posant la parole au cœur de notre pratique, en écoutant l’enfant nous dire et nous apprendre de lui. Lui qui ne parle pas.

 

Celui-ci, à notre insu immédiat, va provoquer et susciter en nous de l’intérêt, de l’implication et des réactions. En l’observant, nous nous fions à notre désir de  prendre soin. La présence de ces enfants à nos cotés, dont la pathologie est lourde, parfois létale, développe en nous des compétences et un savoir-faire. Nous nous adaptons à eux en nous mettant à leur niveau, en nous rendant disponible. Percevoir empathiquement ce que l’enfant ressent et ce qu’il vit. Nous partageons ainsi ce qu’ils nous montrent de leurs comportements et de leurs émotions. C’est dans une proximité du corps et de l’esprit à travers un travail d’observation que nous tentons d’identifier, décoder peut-être, le comportement de ces jeunes. Nous respectons l’espace d’expression de celui qui nous enseigne souvent bien mieux que son lourd passé d’encre et de mots, données d’autrui le concernant.

Au-delà de toute connaissance et savoir, il y a la rencontre humaine avec un enfant. Il nous a été présenté et décrit si précisément ! Pourtant ce qui importe, c’est ce qu’on vit, ce qu’on voit, ce qu’on perçoit lorsque ce jeune se présente concrètement à nous, cette fois si singulièrement. Aussi démunis et dépendants qu’ils soient, ces enfants vont nous instruire d’eux-mêmes, nous renseigner et nous guider. Au fond, qui mieux qu’eux, peut savoir ce qu’ils veulent de nous autres, les soignants, les accompagnants ?

 

 « Savoir. Les éducateurs ont à savoir que sous les stéréotypies, sous les gestes répétitifs de l’enfant, il y a un sujet déjà au travail qui essaie d’inscrire, d’ancrer, d’articuler sa construction. Les éducateurs ont à savoir que c’est l’enfant qui sait, qui est le seul à savoir pour lui-même, qui a le droit d’être cru, et qu’ils ont à se tenir docilement à son initiative, à son calcul, aux temps et aux lieux qu’il choisira pour réaliser sa construction. Les éducateurs ont à savoir que l’enfant a à trouver le droit à sa prise d’énonciation. »[20]

 

La rencontre va nous surprendre parfois, nous saisir au plus profond de nous. A travers leurs regards, leurs gestes et attitudes, une communication non-verbale  expressive, ils nous appellent à dépasser un engagement professionnel pour vivre un bout de chemin ensemble. La rencontre, ce n’est pas toujours simple. « Rencontrer », c’est se trouver en présence de quelqu’un, en allant au devant de lui de manière voulue, préméditée, intentionnelle. C’est entrer en relation, en contact.

 

Cette rencontre entre nous, Anthony, n’a rien de naturelle. Elle s’impose de part ta dépendance, et moi, de ma place dans l’institution. Tu arrives sur le Lieu de Vie 3 le jour de tes seize ans. Les collègues du lieu de vie 2, ont estimé que tu étais prêt à ce passage et qu’il était temps que tu accèdes au statut de « grand ». Nous t’accueillons le plus chaleureusement.  Je t’observe. Je t’approche un peu. J’essaie de te découvrir et de  rencontrer le jeune qui est devant moi. Je n’y parviens pas encore. Ce que je reçois de toi, c’est l’aspect physique d’une personne qui ne m’attire pas, ni par son sourire ni par son regard. Tu es si différent et pourtant mon « alter-ego ». Tu es bruyant.  Tu envoies des rots incessants, régurgitations de ton estomac qui ne veut pas se taire. A cela, viennent s’ajouter les odeurs nauséabondes de ton transit intestinal qui lui non plus ne cesse de fonctionner. Tout est fait pour me repousser. J’avoue avoir appréhendé ton arrivée parmi nous. Tu me le rends bien car tu ne me regardes toujours pas. As- tu ressenti mon malaise, Anthony ? Que penses-tu de ce passage? Je ne m’impose  pas, acceptant la distance et le temps, qu’il nous est peut-être encore nécessaire de respecter. Pourtant, nous y sommes contraints. Tu as besoin d’être changé, l’odeur ne trompe pas. Ce moment d’intimité est alors vécu péniblement. Je ne m’attendais pas à toi Anthony. A te dévêtir et prendre soin de ton corps, c’est toi qui m’as mise à nu en quelque sorte. Je me suis laissée surprendre et envahir d’émotions, mais sans doute est-ce normal. Tout me revient : les informations des collègues, ta synthèse, ton histoire de vie…Un parcours du combattant où ton existence va se réduire, en partie, à ce que tu présentes comme pathologies, maladies ou autres signes cliniques. « Leucodystrophie-Microcéphalie avec hypoplasie vermienne-Purpura-Sarcome ostéogène du tibia- Métastases pulmonaires- Thoracotomie et Chimiothérapie- Atteinte cutanée et neuro-méningée… ». Tu as failli mourir plusieurs fois mais tu es devant moi. Tu as eu la force et la volonté de vivre malgré la maladie, le handicap, la souffrance. Et moi, je suis là, maladroite et émue de manipuler ton corps pour te mettre au propre. Ce moignon, qui reste de ta jambe amputée, et  que je tiens entre mes mains, me désarme de toute capacité et faculté que tu n’as pas. Je suis très touchée et je t’exprime mes difficultés avec des mots simples mais sincères. Tu me regardes enfin. Finalement, je me rends compte que je ne sais pas grand chose. Qu’as-tu déclenché en moi pour que je désire te rencontrer ? Je ne peux rester indifférente à ta différence qui, à la regarder en face, fait écho en moi. M’attire et me dérange.

Anthony, nous avons du temps à vivre ensemble avant que tu ne quittes l’institution. Laissons-nous guider et vivons ce qui est possible, ce dont nous avons envie. Saisis-toi de ce désir qui m’anime, et me stimule au quotidien.

 

 

Aller à la rencontre… c’est aussi se dévoiler, donner de soi à l’autre.

Dans ce type de relation, il faut se répéter qu’il n’y a pas toujours à attendre de résultat ou de progrès... Simplement accueillir ce qui se présente. Vivre l’instant. Partager le temps.

Bien sûr, nous veillons, malgré tout, à saisir  le moindre signe de celui  qui entretient notre propre désir d’être là. L’échange, c’est l’interaction entre don et réception où chacun a à s’enrichir. Le « don et contre-don » dont parle Marcel Mauss.

 

Le polyhandicap n’est pas une maladie. On ne peut donc pas prétendre « vouloir guérir » l’enfant. Prendre soin de celui qui souffre n’est pas forcément le guérir de sa pathologie. Mais il s’agit bien cependant de guérir d’une souffrance qui est celle de l’identification à la maladie, qui supplante  l’identité propre, méconnue ou confisquée.

Le « désir de prendre soin » se traduit par une présence bienveillante auprès de l’enfant qui souffre. A travers des rencontres et certaines relations avec ces enfants-là, nous nous sommes enrichis. Certaines expériences nous auront renseigné sur ce dont nous sommes faits et ce pourquoi nous avons fait le choix de ce métier-là. Nous savons bien, au fond, que ces jeunes personnes dépendantes et déficientes ont des capacités à « guérir » notre ego !

 

 

 

« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparait. »

 

                                                                                              Dr François Tosquelles



[1]  Dugravier-Guérin, Nathalie. La relation de soin – Approches éthiques et philosophiques, Paris, Seli Arslan, coll. Du corps au visage, 2010, p. 45.

[2]  Ibid., p. 47.

[3]  Cf. Virginio Baio, dans la préface de Philippe Lacadée in Bruno de Halleux (s/dir.), « Quelque chose à dire à l’enfant autiste », Paris, Edition Michèle, coll. Je est un autre, 2010, p. 14.

[4]  Ibid., Virginio Baio, p. 63.

[5]  Ibid., Bruno de Halleux, p. 67.

[6]  Baio, Virginio, op. cit.

[7]  Dupont, Dr Bernard-Marie, D’un prétendu droit de mourir par humanité, Paris, François Bourin Editeur, 2011, p. 34.

[8]  Lacan, Jacques, « Discours de clôture sur les psychoses chez l’enfant », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

[9]  Grim, Olivier-Rachid ; Herrou, Cécile ; Korff-Sausse, Simone ; Stiker, Henri-Jacques, Quelques figures cachées de la monstruosité, Paris, éditions du CTNERHI, 2001, p.69-70.

[10]  Miller, Jacques-Alain, in de Halleux, Bruno, op. cit., p. 24.

[11]  Cf. Lefort, Rosine et Robert, Les structures de la psychose. L’enfant au loup et le Président, Seuil, Paris, 1988. In de Halleux, Bruno, op. cit. p.25.

[12]  Terral, Daniel, in, Aminstani, Carole ; Schaller, Jean-Jacques, (s/dir.), Accompagner la personne gravement handicapée – L’invention de compétences collectives, Toulouse,Erès, 2008, p .22.

[13]  Gentis, Roger, Le corps sans qualités, une psychothérapie pour le temps présent, Toulouse, Erès, 1995.

[14]  Stevens, Alexandre, in de Halleux, Bruno, op. cit., p. 131.

[15]  Cf. correspondence Fernand Deligny / Daniel Terral, in Terral, Daniel, Traces d’erre et sentiers d’écriture – Entre folie et vie quotidienne, Toulouse, Erès, 1997.

[16]  Cf. Bruno de Halleux, op. cit.

[17]  Ibid.

[18]  Ibid.

[19]  Hameline, Daniel, (Préface de), in  Ribordy-Tschopp, Françoise, Fernand Deligny éducateur « sans qualités », Genève, Editions I.E.S., 1989, p.5-6.

[20]  Cf. Baio, Virginio, in Bruno de Halleux, op. cit., p.113.