Ce qu’ils ont à nous enseigner,
Ce que nous avons à apprendre d’eux…
Si, en 2010, nous nous demandions ici :
« En quelle langue
parler ceux qui n’en parlent aucune ? »
Nous pouvons cette année poser la question :
Que faire avec ceux qui ne
(nous) demandent rien… « insatiables jusque dans leur refus même » ?
(Cf. Deligny)
« In fine, soigner c’est écouter ce qui ne peut se dire. »
Ce serait ainsi, pour Nathalie Dugravier-Guérin, philosophe et auteur de ces
mots[1], affirmer qu’il s’agit de considérer le patient
comme le sujet de l’histoire. Patient qui, dans la demande, aussi ambiguë
soit-elle, de soin, ferait part d’un désir de rencontre.
Otto Will énonçait quant à lui, il y a déjà un siècle, à Chesnut
Lodge : « C’est son premier patient qui fait l’analyste. »
Ainsi, en quasiment deux phrases sont contenues la problématique générale
de ces journées, et l’éthique de notre propre approche de ces enfants sans
geste ni parole dont nous nous occupons au quotidien, dans cette institution
qui accueille des enfants polyhandicapés, dont « la chair à nu est à elle
seule un besoin – qui suffit à occuper largement trente-cinq heures par
semaine.[2]
L’humilité du soignant est alors faite de cette délicatesse prise par
chacun des adultes à savoir entendre ce qui est en jeu pour chaque enfant,
qu’il aborde dès lors « les pieds nus, les mains vides, surtout vides de
savoir », avec un « savoir ne pas savoir », « outillés
seulement d’un désir, non pas de guérir, mais d’élever à la dignité de
signifiants les menus objets qui étayent son monde. »[3]
Comment dès lors les prendre en charge ces enfants-là, mes
compagnons d’espèce ? Et que va bien pouvoir signifier s’occuper d’eux,
quand la présence même de l’adulte, de l’éducateur, se constitue, s’épaissit de
cette qualité première : ils doivent savoir ne pas savoir à la place du
sujet ! Et ce tout au long des jours qui se réitèrent en un inépuisable
quotidien dont la nature essentielle est faite ou nourrie du temps qui passe en
moments partagés, de paroles dites et regards parfois échangés, d’activités
sanitaires et de jeux, de soins spécifiques et de gestes épars.
Autant d’occasions pour l’éducateur, le soignant, de se mettre en jeu
avec l’enfant, où se construiront en un même effort et un même désir l’activité,
la journée, la relation, et l’enfant, dans une circulation et une réciprocité
singulières des échanges qu’une stratégie du désir s’emploie à faire
fonctionner.
« Une position désirante chez chaque éducateur est la condition sine
qua non de notre travail ».[4]
Il appartiendra à la direction, dont le travail véritable est bien d’harmoniser
le style propre à chacun dans un cadre d’ensemble plutôt que de contenir en un
standard institutionnel la fécondité des engagements particuliers, de soutenir
la mise au travail de chacun, et ce à partir du point ou justement
chacun en est, dans une perspective commune qui est de répondre à la question
posée par tel enfant / que sa seule présence nous pose.
« Ce désir – toujours présent
dans nos murs – interroge les intervenants, un par un, sur ce qui fait leur
cause à eux de vouloir quelque chose pour des enfants réputés inguérissables,
de se coltiner, jour après jour une clinique définie par Lacan comme un réel impossible
à supporter. »[5]
Considérer à notre tour, et sans doute tel que notre clinique nous l’impose,
l’enfant mutique dans le langage (sans discours n’étant pas sans
langage !) implique que nous ayons à lui parler et à l’écouter.
L’écouter : ce de quoi nous nous enseignons.
L’écouter sans tout vouloir comprendre, sachant que comprendre c’est déjà
en partie confisquer.
L’écouter, sans vouloir venir absolument à bout de tout son mystère.
L’écouter, mais pas tout entendre ni savoir … Pas-tout,
part irréductible du sujet.
Préserver, dans notre ambition en faveur de l’autre, une part d’inaccompli,
son espace dernier.
De cet inaccompli dont le poète, (René Char) dit qu’il « bourdonne d’essentiel ».
(Le poète, ou l’artiste dont Lacan, après Freud, ou encore Winnicott, souligne
qu’il « précède toujours l’analyste » !)
Ce dont le patient nous instruit, sur fond d’inquiétante étrangeté,
c’est peut-être de l’interdit dont l’affuble d’abord sa pathologie, son
handicap, sa vulnérabilité, quant à ce qu’il en serait de sa subjectivité,
et dès lors de ce qu’il aurait à dire depuis cette position
subjective.
Position subjective embarrassée (sur le modèle métaphorique de l’embarras
gastrique…) de tous ses im-possibles devenus 1ère nature
[in-capables, in-traitables, in-éducables, in-vivables (Quel surnom
dur à porter ! a pu dire Deligny)], et que nous avons, cependant,
à entendre et questionner, à partir d’une identification qui nous reste sans
doute difficile, à tout le moins précaire. Reconnaître la position subjective
de l’enfant, c’est le sortir « de la pure énonciation de l’autre. »[6]
Les enfants d’ici, tels des gisants, ne parlent ni ne marchent, pour la
plupart d’entre eux, parmi lesquels certains peuvent suivre du regard ce qui
bouge alentour : Nous. Le polyhandicap se trouve encore, parfois, redoublé
de traits autistiques qui font de cet enfant un emmuré dont on prétend qu’il
est pourtant vivant, nous permettant alors, à tout le moins, de recourir à l’ensemble
de notre arsenal conceptuel et outillage pratique qui nous offre quelque bord où
accoster en cette terra incognita d’outre-monde.
Et se rendre enfin compte, au fil du temps, et de la révélation aboutie de
toutes nos im-puissances, qu’il nous aurait manqué quelque candeur savante pour
saluer et accueillir cet autre, autre étranger et autre moi-même, dans
cette rencontre inaugurale entre le soigné et le soignant, dont
Hippocrate affirmait déjà la valeur absolue,[7] fondée sur la confidence première : « J’ai
mal ».
Et puis, s’il restait une question quant à ce qui soutient notre présence,
après tant d’années, auprès de ces enfants-là, en voici une autre qui fait réponse :
« Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? »[8]
1ère vignette (Lieu de Vie des
tout-petits)
Laisser se révéler à nous cet enfant tel qu’il est (Savoir accueillir l’enfant
tel qu’il est et non tel qu’il devrait être ou qu’on voudrait qu’il soit, a
pu nous répéter inlassablement Lucien Bonnafé), se rendre capable de cette
disponibilité qui nous permette de l’accompagner sur son propre chemin et à sa
propre allure de vie, c’est l’objet du 1er récit, vignette clinique rapportant un mode d’accueil
qualifiée ici d’accueillement, quand le temps pris, l’ambiance et la
posture refondent notre geste, au fil de ce qui se passe. Posture soutenue d’un
« désir de savoir (y) faire avec ces enfants-là. »
Il s’agit de respecter ce dans quoi est pris l’enfant polyhandicapé ou l’enfant
autiste. Notre présence auprès d’eux se justifie alors d’une position de sujet
désirant, ouvrant ainsi la possibilité « de se poser (à leur tour) comme
sujet désirant » (cf. Bruno de Halleux), pour faire se réaliser « une
bonne rencontre entre le désir d’un adulte et un enfant en panne »,
tentant d’opérer par là « une greffe de symbolique » (cf. Mélanie
Klein) émancipatrice.
2ème vignette (Lieu de Vie des
adolescents)
La folie comme dimension de l’impénétrable, c’est bien ce à quoi nous
confronte ce jeune adolescent qui, d’emblée, nous invalide jusque dans notre présence,
adultes hagards et démunis, qui aurions tellement voulu…
Toute adresse, désormais, semble renchérir sur cette incertitude première,
fondamentale, au creux de l’impossible rencontre, où l’intime singulier
s’avère ou s’oblitère de l’impuissance du soignant à organiser le monde
de ceux qu’il accompagne.
Ecouter ne suffit pas, encore faut-il savoir se taire. Tout comme faire ne
suffit pas, encore faut-il savoir « faire autre chose » (cf. Deligny)
pour libérer cet espace, psychique ou matériel, entre soi et l’autre, qu’à soi
tout seul on a fini par occuper tout entier, sans plus d’altérité possible.
3ème vignette (Lieu de Vie des jeunes
adultes)
Et si la rencontre, dans ce morceau de vie en commun avec le jeune
adulte polyhandicapé, s’établissait, se construisait là où on ne s’y attendait
pas ?
Les opportunités ordinaires d’un quotidien fabriqué en milieu de soin sont
souvent à même de nous fournir et ce terreau et cet espace, où le désir de
soigner prévalant sur la volonté de guérir, il devient envisageable
et probable de ménager de nouveaux possibles.
C’est lorsqu’un savoir jusque-là inouï surgit dans la parole muette de l’enfant
sans discours, mais pas pour autant sans langage (cf. Lacan).
Vouloir les soigner, en prendre soin, requiert que l’on se déplace à l’endroit
où ils sont déjà eux-mêmes affairés, abandonnant toute position de savoir qui
fait barrage, pour l’enfant ainsi désigné, à tout au-delà de soi.
¯¯¯¯¯
Pour
l'équipe éducative des Parpaillols,
Daniel
Terral, Directeur,
avec
Tiphaine Aubert (ES), Aurélie
Artus (AMP), Bénédicte Keller (AMP), Béatrice Hierso (AMP),
Christelle Galoseau (AMP et ES).
A P E I – Les Parpaillols
9, rue Hautefeuille
10450 BREVIANDES
E-mail : ds.terral@orange.fr
–
L’enfant qui ne me disait rien –
Le Lieu de Vie 1 est un lieu d’accueil, un lieu de première rencontre pour
les enfants avec le personnel des Parpaillols et l’institution. Un lieu aussi
de premières séparations d’avec les parents, d’avec la maman surtout, et un
lieu collectif de premiers contacts avec d’autres enfants.
Comment accueillons-nous les enfants, tels qu’ils sont, sans connaissances
antérieures, sans référence à des dossiers ? Comment faisons-nous
abstraction de ce que l’on sait (dossiers), comment allons nous à la rencontre
des enfants tels qu’ils se révèlent au fil des jours?
Nous avons pu constater que d’avoir une masse d’informations préalables à
un accueil nous guidait certes, nous influençait aussi, et nous donnait a
priori une image toute faite de l’enfant et de sa situation. Aussi, la
rencontre s’avère moins naturelle et spontanée, et nous ne laissons pas l’enfant
se révéler. L’enfant n’est plus qu’objet de dossier. En pensant ainsi, nous lui
confisquons, en toute bonne foi, sa subjectivité. La bonne foi comme «la conscience
professionnelle », est-elle une garantie de juste posture
professionnelle ? Si la bonne foi
ne suffit pas, c’est que ça ne va pas de soi. Si ça ne va pas de soi, c’est qu’il
y a de l’autre, autre comme sujet. On peut alors dire qu’il y a rencontre, une
rencontre intersubjective. Malgré la parole absente de l’enfant, parole qui est
pourtant le lieu de
Ahmed est un petit garçon de 5 ans qui présente un spina-bifida.
Auparavant, il a été suivi par le SSAD (Service de Soins et d’Aide à Domicile
des Parpaillols). Les éducatrices et le personnel médical et paramédical qui le
connaissaient bien nous ont donné des informations sur cet enfant,
lesquelles n’étaient pas très
rassurantes tant sur le plan orthopédique que médical, vital même.
Ce petit garçon est muni d’un appareillage très important comportant
mentonnière, berquoise, corset, siège moulé, attelles de main et de pieds. On
nous préconise de le manipuler délicatement pour ne pas le « casser »
car il a les os très fragiles. De plus, il présente des difficultés urinaires.
Ce petit garçon est encore hydrocéphale. C’est-à-dire qu’il a une tête volumineuse
et disproportionnée par rapport à son corps. Et comme si cela n’était pas
suffisant, il souffre d’encombrements pulmonaires et de difficultés pour se
nourrir, entraînant des risques de fausse route. La pose d’une gastrostomie a été
réalisée.
Ahmed est aussi sujet aux crises d’épilepsie. Il peut en faire plusieurs
dans une journée. Ses « états de mal » peuvent durer jusqu’à 20
minutes.
J’ai eu le sentiment que ce petit garçon nous était présenté comme « un cas
pathologique », et non comme un enfant que nous devions accueillir tel qu’il
était, se présentait en tous cas. Tous ces éléments « compromettants »
ont évoqué en moi une image fantasmatique/fantasmagorique de cet enfant que je
ne connaissais pas.
Cela a failli mettre en péril ma relation avec lui. Beaucoup de sentiments
ambivalents de fascination et de répulsion ont alors émergé de mon imagination.
Du coup, la rencontre entre nous ne s’est pas déroulée naturellement comme cela
aurait dû l’être.
A son arrivée, Ahmed m’a beaucoup impressionnée par son appareillage et son
physique qui ne laissent pas indifférent. Cette grosse tête sur un petit corps.
« Cette apparence physique hors normes trouve
un écho dans les représentations récurrentes à l’œuvre dans l’univers
fantastique. Beaucoup d’extraterrestres sont représentés avec des traits
similaires. [...] Tous ces monstres venus d’ailleurs ont généralement la taille
d’un jeune enfant au corps frêle, souvent nu, surmonté d’une grosse tête au
faciès anthropomorphe, plus ou moins dysmorphique. » [9]
Je l’ai vu emmuré et emprisonné dans son corps. J’ai eu un moment de recul
par la vision de cet enfant étrange, difforme, avec ses pieds tournés vers l’extérieur.
Un râle quasi permanent et envahissant résonnait comme le bruit d’une « cafetière
entartrée ». J’ai pensé battre en retraite, fuir la rencontre et chercher
désespérément un ailleurs.
Ahmed peut s’endormir instantanément, dévoilant une bouche entrouverte. La
blancheur de sa peau accentue mon sentiment de crainte. C’est à peine si sa
poitrine se soulève au rythme d’une respiration difficile. J’ai eu le besoin de
vérifier régulièrement s’il respirait encore, de voir s’il n’était pas mort.
Au début, je n’osais pas le toucher, de peur de lui faire mal. Sa main
recroquevillée dégageant une odeur nauséabonde due à la macération, n’a pas
facilité mon envie d’aller vers lui. Pourtant, j’ai croisé son regard qui me
disait tant de choses. Cela m’a émue, et je me suis sentie gênée d’avoir eu de
telles pensées. Cet enfant qui « ne me disait rien » s’adressait frontalement
à moi.
J’ai ressenti le besoin, la nécessité d’aller à sa rencontre, de le « protéger »,
et de vivre quelque chose avec lui.
Je ne savais pas quoi encore car son appareillage omniprésent est une barrière
à la relation.
J’ai eu envie de lui faire plaisir au travers du bain. J’essaie d’installer
un cadre apaisant et sécurisant pour qu’il soit en confiance. Les manipulations
sont lentes, délicates. Je le prends dans mes bras avec précaution pour l’installer
dans l’eau. Ahmed a le sourire, son regard cherche le mien. En observant son
visage, je vois qu’il est bien. Je suis rassurée. J’essaie d’être vigilante et
d’assurer le mieux possible son confort au détriment de mon bras ankylosé.
Ahmed est détendu, il est prêt à s’endormir, il résiste, j’ai la sensation qu’il
veut être présent avec moi et apprécier chaque instant. Pendant tout ce temps,
il s’est laissé faire, les yeux grands ouverts malgré la fatigue, comme à l’écoute
de mes mains sur son corps endolori. Moi, je n’ai pas parlé, toute à cet échange
d’énergie et de douceur. J’ai découvert son dos courbé et ce corps que je
redoutais tant ! Je ne sais pas comment s’est opéré ce changement, mais
une chose est certaine : mes rapports avec lui ont été transformés. Le
bain a métamorphosé ma relation, ce corps que je voyais difforme et repoussant
m’est apparu doux, potelé et agréable au toucher. Je l’ai vu autrement, comme
un petit garçon différent avec son regard expressif qui cherchait le mien. Il m’apparaît
de plus en plus comme un enfant, au-delà de l’incarnation chosifiée d’une
infirmité. Un autre qui me ferait face dans un vis-à-vis fait d’échange et de
reconnaissance mutuelle dans une réciprocité désaliénante.
J’ai pris conscience qu’il ne fallait pas que je m’attarde trop sur les éléments
qui m’ont été donnés. Essayer de faire abstraction des informations données par
l’équipe, et qui m’apparaissent aujourd’hui exagérées. Avec le recul, je me
suis aperçue qu’il n’était pas si fragile. Laisser l’enfant se révéler à moi
tel qu’il est, lui faire confiance et le laisser venir à moi naturellement.
Il m’a enseigné que je pouvais faire quelque chose avec lui, qu’il fallait
que je l’écoute dans ce qu’il avait à me dire. Si je partais de lui et pas de
moi, il avait à me dire des choses. J’ai expérimenté avec lui un corps à corps
dans lequel on est à la fois proche et distancié, dans le regard et
Cela arrive pour peu que l’on ait su se mettre à la portée, au niveau, à l’endroit
comme lieu, des enfants. Ce qui consiste sans doute à « être docile aux
fantaisies de la pantomime de l’enfant »[10], fut-il immobile. D’où la « tendresse n’est
pas exclue »[11], dans un espace qui est celui de « l’amour »,
dès lors qu’il est le seul espace qui reste, non dévolu à la surveillance, aux
soins, à l’éducation. Seulement.
Bénédicte Keller
(AMP)
Lieu de Vie des Petits
(LV1)
–
Jonathan, lui, avait d’autres projets pour nous –
« Le projet des Parpaillols est contenu dans
la qualification même de l’institution : Lieu d’Accueil et de Soin pour
enfants polyhandicapés, stipulant implicitement mais avec tout autant d’évidence
que l’enfant y est accueilli " tel qu’il est et non tel qu’il devrait
être". » [12]
Jonathan est l’un des derniers enfants accueillis sur le Lieu de Vie des
Petits. Habituellement, lorsqu’un nouvel enfant va entrer aux Parpaillols, nous
recevons toujours une copie du dossier où il était précédemment pris en charge.
Nous le lisons, l’étudions sans doute pour nous rassurer. Nous rassurer sur l’inconnu,
l’étranger. Savoir qui il est, d’où il vient, ce qu’il est capable de faire, de
ne pas faire, comment il réagit à la frustration, comment il mange, etc etc…
Avec tout ceci, nous acceptons une image toute faite de cet enfant pas
encore accueilli :
« - Tiens, il aime pas
ci !
- Ben on pourra pas l’emmener là alors !
- Par contre, il sait faire ça….
- Ouais mais comment on va faire avec untel,
du coup…
- Ah bah le repas ça va être
sympa !!! »
Cette fois-ci, pour l’arrivée de Jonathan, nous avons dû faire sans. Il est
arrivé étranger à nos yeux et en terre inconnue pour lui. Nous étions à « armes
égales ». Il a fallu qu’on se découvre mutuellement, prendre le temps de s’observer,
de se regarder, de se rencontrer.
A son arrivée, Jonathan était beaucoup dans ses stéréotypies, tel un
infatigable discours. Sans cesse, il refait les mêmes gestes comme pour nous en
convaincre. L’enfant qui n’a de cesse, qui ne cesse pas. (Cf. Lacan)
C’est nous qui avons fait les 1er pas pour aller le voir, l’accueillir
parmi nous.
Jonathan, petit bonhomme de 4 ans 1m04 et
A peine la porte du Lieu de Vie refermée, Jonathan s’est dirigé vers les
interrupteurs de lumière, aucun regard pour nous. Il allumait et éteignait
successivement, d’un mouvement de doigt très rapide. A ce moment-là, j’ai découvert
ses petits bras maigrelets. Ou plutôt ses os recouverts d’une fine peau. Son
physique atypique et son extrême maigreur apparente m’ont interpellée au plus
profond de moi. Des images assez fortes me sont tout de suite venues à l’esprit :
enfant somalien, enfant des camps de concentration. Fœtus inachevé…
Je le regardais, l’observais dans son activité propre de petit Jonathan,
jouant avec les lumières, faisant tout le tour de la pièce pour ouvrir et
fermer les portes des placards. Jonathan ne nous regardait toujours pas.
Lors de son 1er repas, il s’est mis à pleurer pendant que nous
attendions nos plats. Il m’a alors tendu ses bras en me regardant
(enfin !) d’un air suppliant. Je l’ai pris sur mes genoux pour le rassurer.
Jonathan s’est blotti contre moi tel un tendre fouissage, sa tête dans le creux
de mon cou et sa main accrochée à mon décolleté. Il pleurait à gros sanglots.
Quand je lui ai montré les « petits suisses » (son aliment préféré),
Jonathan m’a fait un sourire mécanique et furtif. En réagissant ainsi, il m’a
faite rire. La rencontre est née.
C’est son physique de petit garçon fragile qui a animé en moi une envie de
faire connaissance. Je l’ai beaucoup
observé. (C’est-à-dire : me suis rendue disponible à ce qu’il, malgré
tout, me disait, me racontait de lui !). J’ai utilisé ses mimiques et ses
vocalises pour tenter une approche, dans une attitude de synchronisation. Cela
interpelle Jonathan lorsqu’on reproduit ses vocalises, il nous regarde plein d’étonnement,
arrêtant tous mouvements, puis apparaît un rictus et il se remet à ses activités.
De part son autonomie dans les déplacements, Jonathan peut venir nous
solliciter quand il en a envie. Il vient alors vers nous lorsqu’il veut s’asseoir
au sol. Jonathan nous tend ses bras tout en émettant une petite vocalise. Il se
déplace ainsi sur les fesses pour aller jouer.
Parfois, Jonathan nous interpelle vocalement : « ding, ding »,
et nous prend la main pour nous faire faire ce qu’il n’arrive pas à exécuter
tout seul. Il reproduit ensuite ce que nous venons de lui montrer.
Nous nous rendons disponible à lui pour l’accompagner dans son propre
chemin et à sa propre allure. Au fil des jours, Jonathan nous étonne. Il nous
montre et se révèle à nous. Nous le découvrons petit à petit, pas à pas dans
son quotidien aux Parpaillols. Nous lui proposons des activités, nous voyons
comment il réagit et exécute les choses. Nous apprenons chaque jour un peu plus
de lui en se laissant aller à ses côtés. En entrant dans ses jeux, des moments
de complicité se créent, des moments agréables où Jonathan s’ouvre à nous.
J’étais désireuse de passer du temps avec Jonathan. La balnéo me semblait
un moyen simple de me rapprocher de lui par le corps à corps, qu’elle procure
et nécessite.
Ce qui ne fut pas le cas, Jonathan, lui, avait d’autres projets pour nous.
Le bassin ne l’intéressait pas, il voulait s’asseoir
sur les marches avec des petits jeux, notamment un anneau en plastique qu’il
mettait dans sa bouche. Jonathan semblait vivre une réelle relation de
communication avec son objet. Il ne semblait en aucun cas avoir besoin de moi.
A ce moment-là, je me sentais là en tant que figurante, observatrice
impuissante. Que faire ?
J’ai fini par faire comme lui, me mettre de l’autre
côté de l’anneau et le mordre en même temps que lui. Nous nous retrouvions dans
un vis-à-vis très proche. Cela a surpris Jonathan qui a lâché des dents l’anneau
et m’a regardée d’un air étonné en faisant un petit OH!
A partir de là, le jeu était commencé, la relation
a démarré. Jonathan me tendait les jeux, et instinctivement / de façon empathique, je savais ce qu’il désirait.
Nous étions dans un jeu d’échange instauré par lui ou par moi, l’un et l’autre
répondions à tour de rôle, à l’attente de l’autre, soit par un jeu ou bien des
vocalises que nous reprenions en écho.
Finalement, au bout de quelques séances, me
tendant les bras, Jonathan a le désir de quelque chose qui fait écho au désir
que j’avais pour lui. Cette envie de le prendre dans les bras, d’être proche,
de le rencontrer différemment.
Il a su qu’à cet instant-là présent, c’était le
bon moment tant pour lui, de passer à autre chose, d’essayer autre chose, de se
faire plaisir. Quelque chose a surgi de lui. Je n’avais été là que pour lui
permettre d’y accéder, un peu comme le révélateur, ou le catalyseur...le
passeur de désir.
J’avais le désir qu’à son tour, il puisse désirer cette
approche si proche, ce corps à corps, cette nouvelle rencontre.
Ne connaissant rien de lui, nous nous sommes laissées aller à nos premières
impressions. Nous l’observions, observations fines, vides de toutes interprétations,
mettant de côté nos connaissances antérieures d’éducateur, d’AMP,…de technicien
de la relation ( !!)
« On fait, il me semble un grand pas, dans ce
métier, le jour où on peut enfin admettre cela : je suis là, sans idées,
sans représentations, sans repères théoriques assurés. »[13]
Pour nous éducateurs, il faut savoir ne pas savoir à la place de l’enfant.
Nous pouvons alors devenir partenaire ou coéquipier (???) en se laissant
guider, aller à lui, et en entrant dans ses jeux stéréotypés. Ainsi, l’enfant
peut percevoir que nous sommes disponibles. De plain pied.
Nous avons été étonnées par ce petit bonhomme, nous n’attendions rien de
particulier venant de lui, mais étions disponibles à tout.
Accueillir un enfant sans avoir une multitude d’informations nous permet d’être
authentique avec lui. Ce n’est pas
seulement sincère, mais encore juste, vrai. Et sans langage avéré,…
discutant ! Nous l’accueillons tel qu’il est, sans a priori, sans
image toute faite. Nous accueillons l’enfant et non son dossier, sa pathologie.
En ayant peu d’informations sur l’enfant,
nous ne pouvons que nous enrichir de petits moments réels de son quotidien vécus
auprès de lui, avec lui. Enseignés et renseignés par lui. Dans une échange que
d’aucuns inattentifs peuvent toujours qualifier de pauvre.
C’est le contact quotidien, la vie auprès d’eux, les essais, les échecs,
qui nous apprennent les bons gestes, les bonnes postures. Nous avons pris
conscience qu’il ne fallait pas s’arrêter à une description inscrite dans un
dossier ou à des informations toutes faites transmises avant un accueil. Il
faut laisser parler (s’exprimer) l’enfant mutique. Et si son mutisme invite d’emblée
à notre propre surdité, nous voilà 2 handicapés en même temps ! Il est
alors souvent difficile de ne pas se faire une image fantasmée de l’enfant, de
cet enfant essentiellement inassignable. Ils nous apprennent alors que nous
nous sommes trompés, que ce n’est pas eux. Les enfants nous ont enseigné qu’il
faut savoir leur faire confiance, qu’ils sont capables de nous montrer leurs
envies, leurs besoins, de se faire comprendre. Il faut qu’ils se sachent « entourés
d’adultes prêts à entendre des surprises ».[14]
C’est ainsi que l’enfant construit lui même son projet. Alors,
« Il n’y a plus qu’à le suivre ! »[15]
Aurélie
Artus
(AMP)
Lieu de Vie des Petits
(LV1)
– Hurler –
Pour rompre le silence des sourds
La folie comme dimension de l’impénétrable, c’est bien ce à quoi nous confronte
ce jeune adolescent qui, d’emblée, nous
invalide jusque dans notre présence, adultes hagards et démunis, qui aurions
tellement voulu…
Toute adresse, désormais,
semble renchérir sur cette incertitude première, fondamentale, au creux de l’impossible
rencontre, ou l’intime singulier s’avère ou s’oblitère de l’impuissance du
soignant à organiser le monde de ceux qu’il accompagne.
« Ecouter ne suffit
pas, encore faut-il savoir faire autre chose pour libérer cet espace, psychique
ou matériel, entre soi et l’autre, qu’à soi tout seul on a fini par occuper
tout entier, sans plus d’altérité possible. » (Cf. Deligny)
Roylee est un jeune garçon de 13 ans. Installé dans un siège moulé, il a
souvent la tête baissée et les bras le long du corps. Il émet quelques sons,
des mots pas très compréhensibles. Le matin quand il arrive, il semble
disponible, calme. Il aime bien séduire l’adulte qui s’occupe de lui, par des
sourires, des bisous, des toucher très délicats, tout en finesse.
Puis, tout à coup, à des moments repérés dans la journée, tels les moments
de change, le déjeuner, la collation avant le départ, et parfois les temps de
repos, le comportement de Roylee bascule. Il passe d’un état très calme à des
fous rires incontrôlables, incoercibles, suivis de cris, de hurlements
insupportables, sans que nous sachions vraiment ce qui a pu provoquer ce
basculement. Tout essai de mise en mots, d’apaisement, devient compliqué, inopérant.
Nous avons l’impression qu’il ne comprend plus rien, qu’il n’entend plus
rien. A ce moment, là. Et ces mots nous viennent à l’esprit spontanément : « Roylee
est dans sa folie et devient complètement inaccessible. » Mais toutes les
tentatives d’approche mises en place par l’équipe ont été vouées à l’échec.
Bruno de Halleux dit à propos des enfants autistes avec lesquels il
travaille que « parler, utiliser des moyens, des signifiants, s’adresser
aux enfants avec le langage, c’est, d’une certaine façon, prendre des risques
dont le plus important est de les persécuter et le moindre est de ne pas se
faire entendre. »[16] C’est lorsque le symbolique est équivalent au réel,
le mot à la chose. « Nous vérifions que la parole est équivalente au réel.
Cela complique beaucoup tout dialogue avec les enfants. »[17]
Le risque, nous le prenons souvent lors des repas du midi où toute l’institution se trouve réunie dans la
salle à manger. Le bruit ou les cris de chaque jeune, la voix de chaque adulte
qui peuvent être entendus le laissent parfois indifférent.
Il ne réagit pas à l’ambiance comme si le bruit glissait sur sa peau et à d’autres
moments, ces bruits exacerbent sa sensibilité, l’agressent, frappent sa peau,
dirait-on. Le percutent, pour ainsi dire. Roylee répond par des cris qui
semblent faire écho aux bruits.
Devant cette difficulté, nous nous sommes posées tellement de questions.
Faire quelque chose, mais quoi ? Il faut pourtant accepter de ne pas
toujours comprendre.
Essayer de comprendre ? Mais nous ne sommes pas dans sa tête et nous
ne savons pas pourquoi il crie.
A ce moment, ne faudrait-il pas reconnaître quelque chose qu’il fait de
lui-même ?
Qu’est-ce qui nous gêne : ses cris, ou le comportement qu’il a face à
l’adulte ! Face à Nous…
Que veut-il exprimer ?
Les discussions régulières qui nous
réunissaient pour parler de Roylee nous
ont permis de prendre du recul, et grâce à des partages multiples, notamment
entre différents champs disciplinaires, d’envisager de mener un projet en
commun. Mais à ce jour aucun n’a tenu.
Il y a eu des efforts constants pour mettre en œuvre des formes d’accompagnement
plus « ajustées » aux repas de midi et aux moments des changes.
Roylee mange toujours seul, cependant assisté en permanence d’un adulte. On
le sollicite pour des petits gestes du quotidien. Prendre son verre, tenir sa
cuillère, essuyer sa bouche. Mais au moment des changes (la toilette), on l’occupe
avec un jouet, faute de solution. Parfois, dans les moments difficiles, nous
essayons de nous synchroniser avec lui, voire le singer dans un effet de mimétisme,
de miroir, pour trouver un chemin de compréhension ou d’accès afin de savoir ce
qu’il a envie de nous dire.
Le comportement de Roylee est devenu au fils du temps d’une complexité
parfois décourageante, marquée par l’alternance de périodes d’espoir et d’autres
où tout paraît perdu.
Une observation très fine portant sur divers moments du quotidien a été
mise en place pour repérer ce qui nous apparaît comme des manifestations de
douleur, de mal-être…
S’il n’y a pas de langage, les gestes même insignifiants pourraient exprimer
quelque chose.
Il paraît évident que les moyens éducatifs mis en place ne conviennent pas
alors que tout paraît possible, mais que rien ne fonctionne. Peut-être
faudrait-il accepter Roylee tel qu’il est et non comme on voudrait qu’il
soit ?
Ne pas attendre de lui des choses, des comportements précis, mais lui
donner la possibilité de faire les choses à partir de lui faire vivre ces
moments le mieux possible.
Car, s’il n’y a pas de langage, les gestes, les mimiques, les cris peuvent
parler. Si on l’écoutait alors, on entendrait Roylee nous dire quelque chose.
Mais, interdits face à lui, disqualifiés même, écoutons à nouveau Bruno de
Halleux : « Ces enfants nous apprennent et nous rappellent sans
cesse, ironiquement, que nous ne savons pas et que la condition pour savoir est
justement celle de savoir ne pas savoir. »[18]
Alors, peut-être est-il temps, sage
et utile, d’arrêter de vouloir comprendre. Acceptons qu’ainsi, dans ses cris,
dans son absence, sa folie, Roylee s’adresse à nous. Où il nous dit qu’il est
vivant, mais aussi prisonnier de ce corps-carcan, sans parole, dont il ne peut
s’échapper que par des hurlements, témoignage farouche de son impuissance à
faire quoi que ce soit en dehors de notre aide (repas, toilette, déplacements),
quand bien même elle s’affirme bienveillante.
« Hurler
Quoique réputé déraisonnable, le hurlement est de profonde et de constante
humanité : notre espèce est une espèce hurleuse. Il se pousse à chaque
minute, démultiplié sur la planète par des millions de gorges, un banal
concerto de hurlements de toutes sortes : joie, certes ;
horreur, douleur et terreur plus encore.
Mais hurler, de toutes façons, c’est rompre le silence en le consacrant
vainqueur. Qui hurle manifeste qu’il n’y a rien à dire. Vaine, apparaît l’intimidation
hurlante : on ne réduit pas le silence en criant plus fort que lui.
Hurler, pourtant, serait-il le dernier sursaut de la dignité quand se révèle
indécent le détournement par le sublime ou que ça fait vraiment trop mal pour
qu’on en appelle à des propos de connaisseurs ?
L’alternative symétrique, pour qui se refuse à hurler, c’est se
taire : « doubler », en quelque sorte, le silence en lui
empruntant sa manière et, dès lors, faire corps avec le silencieux, comme si l’on
était de son bord. Et peut-être même, passer, pour de vrai, de son bord, sans
trop savoir. »[19]
Béatrice Hierso
(AMP)
Lieu de Vie des Pré-adolescents et Adolescents
(LV2)
– Un désir de prendre soin de celui qui
ne guérit pas –
Les éducs du LV3 accompagnent les jeunes jusqu’à leur départ de l’institution, à leur majorité. Nous
savons, par expérience, à accueillir les adolescents du lieu de vie 2, que nous
n’entendons et retenons qu’une partie des informations reçues de nos collègues
lors du passage. Peu d’éléments, de ce qu’ils auront transmis ou écrit du
jeune, nous serviront, le jour de l’accueil sur le Lieu de Vie des Grands. Au
moment de la dernière synthèse ou à leur départ, se posent, de nouveau, des
questions : que devons-nous nécessairement transmettre ? Que faut-il
donner ou garder de ce que l’enfant nous a livré, lui qui a grandi sous notre
regard et notre accompagnement éducatif ?
Il est parfois délicat de faire le bilan
de ces années. Ce jeune qui a vécu si longtemps aux Parpaillols,
va partir vers sa vie d’adulte, ailleurs. D’autres professionnels l’accueilleront.
A leur tour, ils l’écouteront pour le « soigner » et l’accompagner.
Que va-t-il garder de ce que nous lui avons transmis, apporté par nos
soins au quotidien? Aucun écrit n’en témoigne, ne saura tout en dire.
Aucun dossier ne le transmet mais ce n’est pas forcément dans cette
transmission que se trouve l’essentiel. L’accompagnement de l’enfant
polyhandicapé aux Parpaillols est particulier. Nous travaillons ensemble autour
de l’enfant en posant la parole au cœur de notre pratique, en écoutant l’enfant
nous dire et nous apprendre de lui. Lui qui ne parle pas.
Celui-ci, à notre insu immédiat, va provoquer et susciter en nous de l’intérêt,
de l’implication et des réactions. En l’observant, nous nous fions à notre désir
de prendre soin. La présence de ces
enfants à nos cotés, dont la pathologie est lourde, parfois létale, développe
en nous des compétences et un savoir-faire. Nous nous adaptons à eux en nous
mettant à leur niveau, en nous rendant disponible. Percevoir empathiquement ce
que l’enfant ressent et ce qu’il vit. Nous partageons ainsi ce qu’ils nous
montrent de leurs comportements et de leurs émotions. C’est dans une proximité
du corps et de l’esprit à travers un travail d’observation que nous tentons d’identifier,
décoder peut-être, le comportement de ces jeunes. Nous respectons l’espace d’expression
de celui qui nous enseigne souvent bien mieux que son lourd passé d’encre et de
mots, données d’autrui le concernant.
Au-delà de toute connaissance et savoir, il y a la rencontre humaine avec
un enfant. Il nous a été présenté et décrit si précisément ! Pourtant ce
qui importe, c’est ce qu’on vit, ce qu’on voit, ce qu’on perçoit lorsque ce
jeune se présente concrètement à nous, cette fois si singulièrement.
Aussi démunis et dépendants qu’ils soient, ces enfants vont nous instruire d’eux-mêmes,
nous renseigner et nous guider. Au fond, qui mieux qu’eux, peut savoir ce qu’ils
veulent de nous autres, les soignants, les accompagnants ?
« Savoir. Les éducateurs ont à
savoir que sous les stéréotypies, sous les gestes répétitifs de l’enfant, il y
a un sujet déjà au travail qui essaie d’inscrire, d’ancrer, d’articuler sa
construction. Les éducateurs ont à savoir que c’est l’enfant qui sait, qui est
le seul à savoir pour lui-même, qui a le droit d’être cru, et qu’ils ont à se
tenir docilement à son initiative, à son calcul, aux temps et aux lieux qu’il
choisira pour réaliser sa construction. Les éducateurs ont à savoir que l’enfant
a à trouver le droit à sa prise d’énonciation. »[20]
La rencontre va nous surprendre parfois, nous saisir au plus profond de
nous. A travers leurs regards, leurs gestes et attitudes, une communication
non-verbale expressive, ils nous
appellent à dépasser un engagement professionnel pour vivre un bout de chemin
ensemble. La rencontre, ce n’est pas toujours simple. « Rencontrer »,
c’est se trouver en présence de quelqu’un, en allant au devant de lui de manière
voulue, préméditée, intentionnelle. C’est entrer en relation, en contact.
- Cette rencontre entre nous, Anthony, n’a rien de naturelle. Elle
s’impose de part ta dépendance, et moi, de ma place dans l’institution. Tu
arrives sur le Lieu de Vie 3 le jour de tes seize ans. Les collègues du lieu de
vie 2, ont estimé que tu étais prêt à ce passage et qu’il était temps que tu
accèdes au statut de « grand ». Nous t’accueillons le plus
chaleureusement. Je t’observe. Je t’approche
un peu. J’essaie de te découvrir et de
rencontrer le jeune qui est devant moi. Je n’y parviens pas encore. Ce
que je reçois de toi, c’est l’aspect physique d’une personne qui ne m’attire
pas, ni par son sourire ni par son regard. Tu es si différent et pourtant mon « alter-ego ».
Tu es bruyant. Tu envoies des rots
incessants, régurgitations de ton estomac qui ne veut pas se taire. A cela,
viennent s’ajouter les odeurs nauséabondes de ton transit intestinal qui lui
non plus ne cesse de fonctionner. Tout est fait pour me repousser. J’avoue
avoir appréhendé ton arrivée parmi nous. Tu me le rends bien car tu ne me
regardes toujours pas. As- tu ressenti mon malaise, Anthony ? Que
penses-tu de ce passage? Je ne m’impose
pas, acceptant la distance et le temps, qu’il nous est peut-être encore
nécessaire de respecter. Pourtant, nous y sommes contraints. Tu as besoin d’être
changé, l’odeur ne trompe pas. Ce moment d’intimité est alors vécu péniblement.
Je ne m’attendais pas à toi Anthony. A te dévêtir et prendre soin de ton corps,
c’est toi qui m’as mise à nu en quelque sorte. Je me suis laissée surprendre et
envahir d’émotions, mais sans doute est-ce normal. Tout me revient : les
informations des collègues, ta synthèse, ton histoire de vie…Un parcours du
combattant où ton existence va se réduire, en partie, à ce que tu présentes
comme pathologies, maladies ou autres signes cliniques. « Leucodystrophie-Microcéphalie
avec hypoplasie vermienne-Purpura-Sarcome ostéogène du tibia- Métastases
pulmonaires- Thoracotomie et Chimiothérapie- Atteinte cutanée et neuro-méningée… ».
Tu as failli mourir plusieurs fois mais tu es devant moi. Tu as eu la force et
la volonté de vivre malgré la maladie, le handicap,
Anthony, nous avons du temps à vivre ensemble avant que tu ne quittes l’institution.
Laissons-nous guider et vivons ce qui est possible, ce dont nous avons envie.
Saisis-toi de ce désir qui m’anime, et me stimule au quotidien.
Aller à la rencontre… c’est aussi se dévoiler, donner de soi à l’autre.
Dans ce type de relation, il faut se répéter qu’il n’y a pas toujours à
attendre de résultat ou de progrès... Simplement accueillir ce qui se présente.
Vivre l’instant. Partager le temps.
Bien sûr, nous veillons, malgré tout, à saisir le moindre signe de celui qui entretient notre propre désir d’être là.
L’échange, c’est l’interaction entre don et réception où chacun a à s’enrichir.
Le « don et contre-don » dont parle Marcel Mauss.
Le polyhandicap n’est pas une maladie. On ne peut donc pas prétendre « vouloir
guérir » l’enfant. Prendre soin de celui qui souffre n’est pas forcément
le guérir de sa pathologie. Mais il s’agit bien cependant de guérir d’une
souffrance qui est celle de l’identification à la maladie, qui supplante l’identité propre, méconnue ou confisquée.
Le « désir de prendre soin » se traduit par une présence
bienveillante auprès de l’enfant qui souffre. A travers des rencontres et
certaines relations avec ces enfants-là, nous nous sommes enrichis. Certaines
expériences nous auront renseigné sur ce dont nous sommes faits et ce pourquoi
nous avons fait le choix de ce métier-là. Nous savons bien, au fond, que ces
jeunes personnes dépendantes et déficientes ont des capacités à « guérir »
notre ego !
« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme
même qui disparait. »
Dr
François Tosquelles
[1] Dugravier-Guérin, Nathalie. La relation de
soin – Approches éthiques et philosophiques, Paris, Seli Arslan, coll. Du
corps au visage, 2010, p. 45.
[2] Ibid., p. 47.
[3] Cf. Virginio Baio, dans la préface de Philippe
Lacadée in Bruno de Halleux (s/dir.), « Quelque chose à
dire à l’enfant autiste », Paris, Edition Michèle, coll. Je est
un autre, 2010, p. 14.
[4] Ibid., Virginio
Baio, p. 63.
[5] Ibid., Bruno de
Halleux, p. 67.
[6] Baio, Virginio, op. cit.
[7] Dupont, Dr Bernard-Marie, D’un prétendu
droit de mourir par humanité, Paris, François Bourin Editeur, 2011, p. 34.
[8] Lacan, Jacques, « Discours de clôture sur
les psychoses chez l’enfant », in Autres écrits, Paris, Seuil,
2001.
[9] Grim, Olivier-Rachid ; Herrou, Cécile ;
Korff-Sausse, Simone ; Stiker, Henri-Jacques, Quelques figures cachées
de la monstruosité, Paris, éditions du CTNERHI, 2001, p.69-70.
[10] Miller, Jacques-Alain, in de Halleux,
Bruno, op. cit., p. 24.
[11] Cf. Lefort, Rosine et Robert, Les
structures de
[12] Terral, Daniel, in, Aminstani, Carole ;
Schaller, Jean-Jacques, (s/dir.), Accompagner la personne gravement handicapée
– L’invention de compétences collectives, Toulouse,Erès, 2008, p .22.
[13] Gentis, Roger, Le corps sans qualités, une
psychothérapie pour le temps présent, Toulouse, Erès, 1995.
[14] Stevens, Alexandre, in de
Halleux, Bruno, op. cit., p. 131.
[15] Cf. correspondence Fernand Deligny / Daniel
Terral, in Terral, Daniel, Traces d’erre et sentiers d’écriture –
Entre folie et vie quotidienne, Toulouse, Erès, 1997.
[16] Cf. Bruno de Halleux, op. cit.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Hameline, Daniel, (Préface de), in Ribordy-Tschopp, Françoise, Fernand
Deligny éducateur « sans qualités », Genève, Editions I.E.S.,
1989, p.5-6.
[20] Cf. Baio, Virginio, in Bruno de
Halleux, op. cit., p.113.