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Retour à enfance
Le minet à la chemise blanche, chaussures en pointe.
La première chose que l’on voit c’est le brancard. Monceau de métal, articulé, froid, positionnable, machinerie bien huilée. Au bout il y a un bonhomme bleu qui a oublié d’enlever son pyjama. On pourrait le classer dans la section « schtroumpf » à l’hôpital sauf que ce n’est pas un rigolo! En général, aguerri, il manie bien le brancard. Sur celui-ci un être désarticulé, presque démembré, en vrac, en souffrance. Cette nuit-là, sur le simili-cuir jauni est allongé François. Il a bu, trop bu. A s’en rendre malade. Petit être fragile, encore adolescent. Il a quinze ans, il fait figure d’extra-terrestre dans ce monde d’adulte. Il gesticule sur son lit d’appoint, son refuge pour quelques heures. Lorsque je me présente à lui, il m’entend à peine, ses nausées le prennent à la gorge. Son costume d’adulte tout sali. D’ailleurs il n’aime pas qu’on l’appelle Mr F., après tout « je ne suis pas adulte » se plaît-il à répéter.
De ces mots, qui signent cette rencontre, découle une autre histoire.
Parfois on pense qu’on oublie les patients, qu’on ne se souvient pas d’eux et puis un jour, un soir alors que l’on est occupé à autre chose, ils ressurgissent. Tels ces clowns sortant d’une boîte, plus fort que notre pensée. Ils s’imposent à nous, une image distincte, sorte de fantôme, sauf qu’il s’agit d’un être vivant, humain, qui respire, parle, sourit quelque part, qui fait son bonhomme de chemin. Hier soir François est revenu dans mes pensées, ravivé par le Parfum de l’absinthe. Un film, début du siècle, bord de lac, une maison de campagne, des jeunes gens, une fête, l’absinthe, des histoires d’amour qui s’entremêlent. Une bande d’adolescents qui se cherchent, pas tout à fait adulte, qu’est-ce qui m’a rappelé François? Le costume des personnages: chemise, cravate, pantalon à pince, impeccable, propre comme mon minet à chemise blanche. Les chaussures me direz-vous? Je ne saurais dire si elles étaient à pointe! La coupe de cheveu, dans le vent, très à la mode, garçon de bonne famille, un brin séducteur. Ils se cherchent tout comme François se cherche. Les médecins l’ont étiqueté « désorganisation de la pensée », il me brandit son diagnostic fièrement. Je suis écoeurée, triste, désemparée, il me touche, on voudrait mettre les sentiments de côté mais on ne peut pas. Il semble si seul, sa vie se disloque, il se noie dans l’alcool, défiant la vie, voulant se prouver quelque chose mais quoi? Si conscient de faire fausse route aussi, et s’il passait à côté de quelque chose, de la vie peut-être. Peut-être est-ce moi et mes questions existentielles que je vois en miroir ou un petit frère imaginaire, imaginé?
Ce diagnostic brandit comme un joker, preuve, explication de sa présence ici, le scénario qui se répète, il souffre pour ses parents mais inéluctablement les choses se répètent. Alors à la question l’œuf était-il là avant la poule ou l’inverse on s’interroge encore. Je voudrais ici, ce soir, comme hier, en présence de François encore croire que sa personnalité n’est pas désorganisée, que c’est juste une crise d’adolescence, que les psychiatres ont posé un diagnostic pour remplir une case, pour des statistiques, pour mettre une explication, pour dire leur certitude et rassurer les parents, pouvoir donner un traitement, se rassurer. Que va devenir François? Quel adulte va-t-il être? Que va-t-il faire? Et cette étiquette restera-t-elle collée à sa peau comme un poisson d’avril accroché dans son dos, juste une mauvaise blague, un mauvais quart d’heure dont il sourira plus tard avec ses parents, son amie, ses enfants et petits-enfants? Est-ce que je veux simplement être rassurée moi?
Delphine Ohl.