Distance et Proximité
J’ai 9 ans, je suis en difficulté
dans mes apprentissages scolaires, je suis plus lente que les autres pour
apprendre. Je suis convaincu que je ne parle pas aussi bien que les autres et
que je suis différente, je ne veux plus aller à l’école, surtout dans celle-là,
mais plutôt dans un établissement spécialisé pour les enfants qui ne savent pas
parler. Je vis chaque matin l’idée d’aller à l’école comme une affreuse
horreur, je veux rester à la maison près de maman et ne rien faire :
« maman s’il te plaît, protèges moi », parce que je vais trop
mal ! La nuit, je fais des cauchemars et il y a des morts partout. Je n’ai
pas envie de jouer, parce que les jeux habituels des enfants de mon âge ne
m’intéressent pas. Je voudrais que maman arrête son travail et ne s’occupe que
de moi. Il m’arrive souvent de hurler, de pleurer, parce que je ne supporte pas
qu’on me dise non. Je pense que je suis une très mauvaise petite fille, une
incapable, que je suis peut-être malade
ou handicapée sans doute. J’ai entendu mon papa dire cela de moi à maman et
peut-être bien que papa a raison.
L’autre jour, un monsieur, qui est je
crois infirmier, m’a dit qu’il me trouvait intelligente et que je m’exprimais
très bien. Je n’ai pas supporté ses compliments et me suis mis à hurler qu’il
ne comprenait rien. Il a insisté auprès de mes parents pour que je continue de
me rendre à l’école et là encore, j’ai hurlé et pleuré. Il m’a dit que l’école
est obligatoire et que ce sont les adultes qui décident. J’ai hurlé mon désaccord
et lui ai crié au visage qu’il se trompait, que ce sont les enfants qui commandent,
mais il n’était toujours pas d’accord. C’est désespérant. Il ne comprend rien …
il n’a rien compris !
J’ai été obligé d’aller à l’hôpital
parce que j’ai voulu mourir, parce que j’ai essayé de m’étrangler, parce que je
voulais rejoindre mon papy qui est mort depuis 2 ans. J’ai voulu mourir parce
que j’en ai marre, parce que je ne sais pas parler, parce que je suis nulle et
n’arrive pas à apprendre. J’ai été suivie par une orthophoniste et tout le
monde me dit que je parle très bien maintenant, mais moi je sais que ce n’est
pas vrai.
Avant de mourir, mon papy a été très
malade et il est resté longtemps à l’hôpital. J’accompagnais souvent maman pour
aller le voir pendant que mes 2 sœurs restaient avec papa à
Je leur ai dit à l’hôpital que j’ai
voulu rejoindre mon papy et que je ne veux plus aller à l’école et puis, je me
suis tu. Je leur ai répété plusieurs fois qu’ils ne comprennent rien à ce qui
m’arrive. Je leur ai dit que je n’arrive pas à parler et ils ne me croient pas.
Ils n’ont pas compris que je n’arrive pas à leur dire tout ce que je viens de
dire. Ils ne comprennent pas que je suis sidérée comme quand j’étais assise aux
côtés de papy et que je ne savais quoi faire et que dire. Ils ne comprennent pas que je ne suis pas comme
les autres enfants, parce que j’ai vu dans la bouche de papy, que les mots font
souffrir. Je ne sais pas pourquoi, non, maman m’emmenait avec elle à l’hôpital.
Je ne sais pas pourquoi ou plutôt, peut-être que je le sais trop bien. Elle ne
se sentait sans doute pas assez forte pour affronter toute seule les douleurs
de son papa. Elle a sans doute compté sur moi pour être plus forte qu’elle et
pour supporter à sa place, la mort de papy. Tout ça a fabriqué beaucoup de
soucis en moi et je pense que la vie est grave, trop grave pour moi, trop dure
pour que je puisse y faire face. Les autres enfants jouent parce qu’ils ne se
rendent pas compte de ce qui se passe autour d’eux, dans le monde des adultes.
Quelquefois maman s’énerve à cause de moi et par ma faute, mes parents se
disputent. J’entends parfois papa dire à ma maman que tout est de sa faute. Il
faut dire que papa, à cause de son métier, ne s’occupe pas beaucoup de mes
sœurs et de moi. Il ne voulait pas venir avec nous voir les psys parce qu’il
dit que ça ne sert à rien. Il dit qu’on ne peut pas avoir confiance dans ces
gens là. Alors moi aussi, je me méfie d’eux et d’ailleurs, ils ne me
comprennent pas. Ils ne peuvent pas savoir, parce qu’ils n’ont pas vu mon papy
sur son lit de mort et je refuse de leur dire. Je veux juste, qu’ils m’autorisent
à ne plus aller à l’école et que je reste à la maison, à côté de ma maman. Je
veux rester près d’elle, parce que je sais qu’elle est triste depuis que son
papa est mort et qu’elle ne peut pas affronter ça toute seule. Mon papa n’a pas
le temps de s’occuper de maman et puis je crois que je suis la seule à
L’infirmier ne sait pas tout ça et je
ne veux pas lui en parler. Parce que j’ai remarqué qu’il essayait toujours de
parler avec moi malgré que je me fâche contre lui, parce qu’il est parfois en
silence et m’observe, je me dis quelquefois qu’il le devine peut-être un peu. J’aimerais
qu’il connaisse mon histoire sans que j’aie à lui dire, parce que ses questions
m’énervent. Je me pose déjà tellement de questions que les siennes sont de
trop. Il ne comprend pas que j’ai juste envie d’arrêter de penser et de
réfléchir tout le temps, tout le temps ! Mais je crois qu’il a peut-être enfin
compris cela : il me parle un peu et me laisse à présent tranquille. Je
dessine pendant qu’il discute avec mes parents et je les écoute l’air de rien,
mais très attentivement. En fait, il discute plutôt avec maman parce que papa
lorsqu’il est parfois venu avec nous, se tait. Il a l’air de se méfier de ce
type. Maman parle d’elle, de moi, de notre vie, de papy et aussi parfois de son
enfance, mais elle ne dit pas tout. Des fois, j’aimerais bien qu’elle se confie
plus comme ça, entre adultes, pour que je puisse pendant ce temps me reposer,
être un peu plus tranquille. J’entends que maman ne sait plus comment s’y
prendre avec moi et papa, a encore l’air plus perdu qu’elle. Au moins, le
monsieur prend le temps de les écouter et je vois qu’il essaie de comprendre.
Il vaudrait mieux qu’il comprenne vite parce que moi sinon, je vais bientôt
aller rejoindre mon papy.
Je sais de quoi j’ai besoin pour
aller mieux, mais je veux que quelqu’un le devine. J’ai envie que le monsieur
me dise combien j’ai souffert lorsque maman m’emmenait avec elle, voir papy à
l’hôpital. Je veux qu’il me dise qu’il comprend que je ne veux plus parler,
parce que c’est trop dur. Je veux qu’il me dise sans que j’aie à lui dire, que
j’étais une enfant à qui on a demandé de se comporter en adulte. J’aimerais
qu’il m’explique, pourquoi je n’ai pas réussi à sauver mon papy. J’ai envie
qu’il me dise qu’il a entendu, à travers mon comportement et mes attitudes, ma
souffrance et un peu deviné de mes pensées, pour être dans l’économie enfin, de
devoir me comporter encore en adulte. J’ai envie et je veux que les adultes et
mes parents, comprennent enfin que je ne suis qu’une enfant, qui a besoin
d’être protégée des horreurs du monde. Je voudrais qu’ils sachent, qu’au-delà
de la trop évidente apparence de mes attitudes, je suis impuissante à régler
les problèmes.
Je me fiche de savoir si le monsieur
se trompe parfois lorsqu’il imagine ce que je vis à l’intérieur de moi. Je m’en
fiche, parce que je veux juste qu’il fasse l’effort d’essayer et ne se
désespère pas. Je veux juste qu’il essaie de percevoir en moi les émotions qui
m’habitent, au-delà des mots. J’ai parfois envie qu’il fasse juste, comme si je
n’étais pas là. J’ai parfois envie qu’on m’oublie parce que ça me fait du bien.
Je veux parfois pouvoir m’absenter, même quand il me parle, sans qu’il en
prenne ombrage, sans qu’il ne me pose de questions, parce que pendant ce temps,
j’essaie de retrouver un sourire enfoui en moi. J’ai envie et j’ai besoin qu’on
me console. J’ai envie et j’ai besoin de redevenir un bébé, pour me construire
un nouveau départ dans
Pour l’heure, je mets en tout cas les
mots que je ne parviens pas à prononcer dans sa bouche et je le laisse imaginer
comment il peut m’aider. Je crois qu’il a besoin de se laisser aller à penser
pour pouvoir, au moins un peu, me comprendre. Comme aujourd’hui, il pense à ma
place mais je dois avouer aussi que je pense à la sienne, parce qu’assurément
ma souffrance, mon comportement et mon vécu ne l’ont pas laissé indifférent. Il
se pose tout autant de questions que moi mais pas les mêmes. Je perçois que ma
situation a soulevé en lui mille et unes émotions. J’ai par moment perçu sa
tristesse, à d’autres son incompréhension ou son irritation et le recul de ses
tentatives de compréhension. Je sais aussi que dans cet écrit, il me prête
beaucoup de pensées dont je ne sais même pas si elles sont en moi mais
qu’importe. J’attends et j’espère qu’il comprenne de mieux en mieux, pour
éclairer ma lanterne magique d’où sortira peut-être un jour, le petit géni qui
m’habite. J’attends et j’espère qu’il saura petit à petit m’expliquer la part
de ses pensées et des miennes, pour que je sache déterminer ma géographie
personnelle et être indépendante. J’attends et j’espère que mes parents me
voient et me comprennent autrement, sans avoir besoin de la présence du
monsieur soignant. Je sais qu’il me prête beaucoup d’envies et j’entends dans
ce qu’il dit, qu’il se pourrait après tout, que j’ai envie de vivre. Moi en ce
moment, je ne sais pas trop. J’entends aussi qu’il me prête surtout beaucoup de
besoins qui n’ont pas été jusqu’à présent satisfaits et il se pourrait en la
matière, qu’il ne se trompe pas. Il se peut en effet que j’aie faim et que
j’aie toujours eu faim, parce que les vomissements m’empêchaient de remplir mon
estomac de bébé qui réclamait. Même si je ne me souviens pas, j’ai sans doute
cru que je pouvais en mourir et j’ai peut-être eu l’impression dans ces
moments, que maman ne savait pas s’occuper suffisamment bien de moi. Peut-être
ai-je éprouvé l’impression, dans ma fragilité d’enfant, que les adultes ne
savaient pas me protéger suffisamment des aléas de la vie, comme ça s’est
reproduit plus tard, lorsque je devais aller voir papy qui mourait. Il y a eu
tellement d’émotions que je ne parviens plus à les distinguer les unes des
autres. Il y en a eu tellement que mon esprit, mon cœur et tout mon être sont
remplis d’une souffrance à vif, qui ne me rend disponible pour rien d’autre.
C’est comme si toi l’adulte, tu avais depuis ton enfance une rage de dent qui
avait été ignorée des personnes qui
auraient pu
Je crois et j’espère encore en un
avenir meilleur que je ne sais pourtant distinguer, pour peu que je rencontre
des personnes ressources qui sauront m’épauler et s’adresser à moi en apaisant
les plaies.
Jean (ISP)
Le 13/02/2011