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Retour à enfance
« Boubouille», me dit-elle.
Quoi? Qu’est-ce? Qui? Toute une ribambelle de questions viennent à l’énoncé de cette phrase, un ruban de satin qui tombe et déroule son fil. Mais me direz-vous par qui a-t-elle été prononcée. En effet ça pourrait vous aider…de savoir. Alors voici un indice: une jeune fille aux grandes boucles rousses, chatoyantes, brillantes, un visage laiteux, parsemé de taches de son, mouillé de larmes, barbouillé de mascara noir. Une femme-enfant, et vice-versa, encore, assise en tailleur sur un brancard, ridelles remontées, telle la princesse au pois sur une montagne de matelas, amas de tissus colorés et bigarrés. Sur ce navire improvisé, partant à la dérive, elle se répand en pleurs, triste et coléreuse. Elle a tout d’une princesse avec sa jupe trapèze, son pull en laine à rayures, ses chaussures à lacet noires montantes, une princesse des temps modernes. De prime abord elle évoque les « Malheurs de Sophie », la comtesse de Ségur, les enfants sages comme des images, véritables pestes au demeurant. Au passage de sa maman elle fulmine, bouillonnante de rage et lance Boubouille à la figure de celle-ci. Ah ce fameux Boubouille! Je me dis que ça va être difficile, comment lui parler, comment la réconforter, essayer de comprendre et ne pas paraître trop « lourde », comme tous les adultes!
Peut-être est-ce grâce à Boubouille que mon entrée en matière s’est bien déroulée. Voyez-vous on pourrait dire de celui-ci qu’il est un objet de transition, une sorte de médiateur, un objet tiers pour entrer en contact. Boubouille, de sexe masculin, deux oreilles en pointes, des dents longues, une moustache. Vous donnez votre langue au chat, mais oui vous avez deviné: il s’agit d’un lapin, tout doux, en coton frotté, un doudou. Celui de Pauline, la princesse aux pois! Dans un univers aussi incongru que les urgences, la situation est difficile. Il va falloir faire preuve d’inventivité. Je ramasse donc ledit lapin et notre premier échange le concerne, je lui demande de me le présenter. Un sourire illumine son visage, une première victoire même si elle est fragile.
Boubouille est immédiatement présenté comme le confident de la demoiselle, celui à qui on peut tout dire et dont les lèvres resteront à jamais scellées, détenteur de secrets. Elle le serre contre elle. Je les emmène donc tous les deux dans une pièce pour discuter, tentant de la mettre à l’abris du bruit, dans un cocon. Petit à petit elle se dévoile, elle me dit aimer lire, son refuge, des romans policiers essentiellement, Agatha Christie, un point commun, le Da Vinci code son livre de chevet actuel, un peu ardu me confie-t-elle, il m’évoque le Club des cinq. Me voilà d’un coup, comme parachutée dans le passé, plongée dans mes souvenirs, nostalgique, je me remémore la collection Alice détective, jeune femme dynamique, blonde, accompagnée de Marion son amie d’enfance, les héroïnes d’aventures palpitantes qui m’ont accompagnée durant toute mon enfance. Un échappatoire, un moyen de voyager, de se rendre ailleurs, de développer son imaginaire, de visiter le monde, vivre des aventures effroyables, pleines de rebondissement, un divertissement avec à la clef la solution à une énigme. Se mettre dans la peau de personnages, vivre leur vie le temps d’un roman et tourner la page, rechercher un autre titre, un autre mystère et se remuer les méninges. Ici certains, ceux qui lui vouent un véritable culte se souviendront d’Hercule Poirot, le célèbre détective belge qui titille ses cellules grises, le ciboulot en ébullition, la moustache frétillante.
J’imagine aisément Pauline dans la peau de Marion, avec le recul ses boucles rousses me semblent correspondre à l’image que je me faisais de cette jeune fille, amie fidèle d’Alice dans la collection Bibliothèque verte. Ce soir elle est décomposée, triste, loin de l’image d’une héroïne ou d’une princesse, elle a le cafard. Elle souffre, de temps en temps je lui arrache un sourire, un rire en cascade, joyeuse mélopée, enchanteresse. J’aimerais que cet instant de gaieté dure, se prolonge et qu’enfin toute trace de rage disparaisse. Elle lutte, mais qui sont ces fantômes invisibles, ces démons? Je l’entrevois dans un monde imaginaire: une demeures merveilleuse, des toits arrondis, tels des chapeaux dorés coiffent des murs aux couleurs éclatantes, des courbes magnifiques, de véritables coupoles, lisses, brillantes, irradiant à l’infini, illuminant le paysage. Un ciel bleu indigo, un soleil jaune blé et ses rayons réchauffent les maisonnettes aux alentours, une clochette au lointain tinte, cristalline. Un repas gargantuesque se prépare, des trompettes résonnent dans ce palais mirobolant, le roi et la reine jouent aux échecs, le maître-queux, le rôtisseur, le saucier, les marmitons, le pâtissier et son mitron s’activent aux fourneaux. La cuisine embaume de doux fumets: un coquelet au jus de truffe, une pintade sur un lit de marron, un saumon en croûte, une sauce d’airelles accompagne un gibier, …Des desserts magnifiques trônent sur un large chariot: glace au sucre d’orge véritable spirale de couleurs, tourte fraise-rhubarbe, un Paris-Brest, un nid d’abeille avec quelques guêpes à l’air hébété, une montagne de choux à la crème, des pommes d’amour toute rouge carmin, un peu timide, se demandant à quelle sauce elles allaient être « croquées », … Des lutins et des as de pique s’affairent dans le grand salon, paré d’étoffes précieuses, véritable sarabande: on court, on rit, on s’esclaffe, on glousse de plaisir, on se chatouille, on se titille, on se cherche querelle dans les coins. La dame de compagnie monte un escalier majestueux, la princesse devrait être prête, sa robe repassée, un rouge cerise, du taffetas, de belles perles de culture comme tour de cou, en tendant l’oreille vous entendrez un petit chant discret, une berceuse qui accompagnera Mademoiselle durant la fête, une caresse pour l’oreille, un doux miel, baume sucré, source de réconfort et antidote au spleen. Car la demoiselle attend son crapaud, ses chaussures de vair gisent au sol. Un pincement au cœur, elle est alanguie sur une montagne de matelas, les uns à rayures, les autres à pois! Morose, la larme à l’œil, se souvenant de son amie, chère à son cœur.
Mais elle doit se faire une raison, les instances royales veulent un mariage, qui hélas ne sera pas de passion! A moins que le cœur ne trouve son prince charmant, joli et tendre damoiseau, un carrosse attend la belle…Mais voilà la porte s’ouvre à la volée et un schtroumpf en pyjamas bleu entre et on emmène la belle dans une chambre en fauteuil ( voiture hippomobile des temps modernes!!!). Ses yeux sont lourds de sommeil, le marchand de sable n’est plus très loin, ses paupières sont lourdes, lourdes, lourdes…
Un lapin espiègle surgit, il court, pressé, montre à gousset à la main, « en retard, en retard, je suis en retard »!!! Petit clin d’œil à une autre Alice et à un monde merveilleux…
Delphine Ohl.