Retour à l'accueil

Retour à Première fois


 

Ma première fois, c’est une rencontre avec la souffrance, leur souffrance.

Souffrance hurlée, souffrance jetée à la figure. Souffrance cachée, souffrance tue.

C'est Madame B., 60 ans, hurlant des obscénités dans le couloir de l'hôpital et poursuivant sans cesse un jeune homme délirant qui se laisse mener et embrasser bruyamment au bon vouloir de Mme B.

C’est aussi François, jeune étudiant qui a cessé de manger et boire pour suivre la voix de Dieu, pour atteindre l’extrême sagesse et l’extrême pureté. C’est François qui jeûne pour atteindre la sainteté.

Tous ont tracés mon chemin, ébranlé mes conviction, peuplé mes nuits de rêves tous plus étranges les uns que les autres, parfois de cauchemars aussi, oh oui !

Souffrance hurlée, souffrance jetée à la figure

Madame B dans son exaltation maniaque se promenait nue en isolement, se masturbait sans retenue devant la porte, léchait et embrassait de son énorme langue charnue la vitre de la chambre. Je l’ai rêvée succube, femme de mauvaise vie, folle à lier. Mme B. n’était qu’une pauvre femme professeur de mathématique qui avait décompensé violemment après un arrêt de traitement. Comment pouvais-je le croire. Comment cette femme distinguée, connue pour sa discrétion, ses compétences dans la vie professionnelle pouvait-elle se transformer en goule ?

Souffrance hurlée, souffrance jetée à la figure.

Et moi je ne voyais que ce corps déchaîné, en fureur, ce corps qui hurlait son désir de jouissance, cette bouche grande ouverte qui appelait le mâle, le mal, oui ! Le mal ne pouvait qu’être la réponse. Et moi j’imaginais. Et moi, naïve et toute fraîche, je me racontais mes histoires. Cette femme était possédée par le diable assurément ! Et moi j’allais, j’observais. Vierge de toute connaissance sémiologique, vierge de tout à priori, j’ouvrais mes yeux rond comme une enfant à qui l’on raconte des histoires de princes et de sorcières, de marâtres et de citrouilles. Madame B était la victime d’un mauvais sort et les psychiatres devaient être de grands magiciens puisqu’ils pouvaient par quelques courtes paroles et pilules enchantées calmer les ardeurs les plus folles de madame B.

Souffrance cachée, souffrance tue.

Souffrance qui creuse les joues et qui bouffe les mots. Madame B c’était la vie qui éclatait, explosait faisait des milliards d’arcs en ciels et de tempêtes déchaînées. François c’était le calme, le silence, le sage sur le rocher. Quand j’approchais François pour la première fois il était assis en tailleur, les yeux au ciel, les mains jointes. Il ne mangeait plus depuis une semaine pour suivre la parole de Dieu. Je me souviens, il était là, et moi je m’asseyais près de lui. Je parlais, parlais, je le suppliait de manger, de boire. Je crois même avoir pleuré de désespoir. Les blouses blanches riaient de ma candeur et n’essayaient plus de convaincre François par la douceur. Ce fut la force qui l’emporta et j’accompagnais, les poings serrés François dans la salle des électrochocs. Je me souviens, oh oui, je me souviens de cette secousse diabolique qui pris tous ses membres qui se mirent à trembler. François s’est réveillé, a souri, a pris son premier repas. Il parlait, il riait, et moi j’étais bouche bée, moi j’étais le silence. François le mourrant était ressuscité.

Souffrance cachée, souffrance tue.

Souffrance de mots et de silences. J’ai longuement parlé avec François, nous avons parlé, nous avons échangé. Doucement j’ai vu, doucement j’ai deviné. La médecine psychiatrique est une magie, est un charme qui ne dure pas. Avant de partir, François m’a dit qu’il n’avait point besoin de traitements, qu’il n’était pas fou. « Saint François d’Assise parlait aux oiseaux, me racontait-il, vous imaginez aujourd’hui un homme qui parlerait aux oiseaux ? Il serait enfermé chez les fous, comme moi. »

Souffrance jetée à la figure, souffrance des incompris.

Aujourd’hui je suis infirmière et j’ai appris. Appris à mettre des mots, des définitions, des examens, des traitements sur les maux de madame B, sur les maux de François.

Aujourd’hui je suis une infirmière qui doute. Je ne sais rien ou si peu. Seulement  questionner les mots des François, des madames B. Seulement me taire. Seulement écouter le silence et le chant des oiseaux.

 

 

Virginie Jardel, IDE, hôpital Sainte Anne, Paris.



nous contacter:serpsy@serpsy.org