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La première fois

 

 

 

Celui qui m'a nommé

 

 

 

 

Tout petit mon père m'amenait parfois à Ste Catherine, c'est là qu'il travaillait. Il s'occupe des énormes chaudières, et puis il fabrique plein de choses utiles en métal. Et puis il y a les films le jeudi après-midi pour les enfants du personnels, et la bibliothèque avec plein de BD ; j’ai appris à lire dans Tintin en édition originale, c’est pas rien.

Un grand parc avec un grand portail et une quantité d'allées ombragées de tilleuls et de marronniers, des belles maisons, grandes, toutes entourées de grilles. De drôles de gens qui passent parfois, marchant bizarrement, il faut passer vite, et ne pas se laisser aborder. Parfois aussi des gens avec de grandes blouses blanches ; mon père, lui, il est en bleu.

Dans la ville en bas, on disait parfois de certains " çui là, si il arrête pas de déconner, il finira à Ste Catherine ". C'est donc qu'on était pas censé en sortir ? On disait encore " l'Asile ".

 

Une autre fois, je dois avoir 10 ans, j'accompagnais ma grande sœur. Elève à l'Ecole Normale d'Institutrice. Elle avait fait un stage à l'IME, qui se trouvait alors juste à coté du service enfant, et devait y récupérer son mémoire, après on ira choisir des livres à la bibliothèque du personnel. Pendant que la directrice la reçoit, je dois l’attendre seul, dans un grand hall. Du bruit, des chuchotis, derrière une porte qui donne sur le parc. Je sens qu’on me regarde. Je m'approche, curieux. Quand j'entrebâille le battant il y a des cris, une bousculade et une fuite éperdue, le tout dans un bruit infernal. Je n’ai le temps de voir un groupe d’enfants de tous ages qui disparaissent à l’angle de la terrasse. J'apprends après que les enfants sont chaussés de galoches de bois. J'ai même eu l'impression que certains ne portaient rien sous les tabliers gris qui s'ouvraient dans le dos ; mais ça je n'en parle pas. En tout cas j'ai eu une belle peur et je veux vite rentrer.

 

Quelques années de lycée plus tard, dans les limbes d’un après bac peu concluant, un copain m'annonce qu'il passe le concours d'entrée à l'HP, ça pourrait m'intéresser aussi vu qu'ils cherche du personnel pour le service enfant me dit-il. . Ils viennent d’ouvrir un service tout neuf et ils doublent les effectifs. Puisque j’aime bien travailler avec les enfants…C'est vrai que depuis que j'ai passé mon BAFA, l'animation c'est mon truc. Quant à l'HP... j’ai jamais eu l’idée d’y rentrer. Parce que via l’influence des représentations paternelles sur la profession d’infirmier psy, c’est vraiment pas glorieux : à peine au dessus de l’employé de voirie. Oui mais bon, c’est payé, et pas si mal, et c’est aussi une formation qui mène à un diplôme. Moi mon idée c'est plutôt de faire éduc spé. Mais j'ai pas le premier sou pour m'inscrire, un boulot précaire… alors, …en attendant ?

 

C'est ainsi qu'un beau matin de septembre 77 me voilà à la recherche du service de pédopsychiatrie. Ce n’est plus le grand bâtiment dont je me rappelais. Des pavillons modernes, de plain-pied, reliés par des coursives, au bord des champs. La secrétaire à l’accueil m’a dit « Tout droit par ce couloir, vous passez trois portes. On vous attend ». Des portes battantes dont les joints de caoutchouc grincent . Si le concours ne m’avait semblé qu’une formalité, aujourd’hui je me demande si j’ai bien fait. C’est maintenant que commence à monter comme une petite angoisse. Couloir, 1ère porte, couloir,  2ème porte , à l’autre bout d’un autre couloir où mes pas résonnent, une tête d’enfant ébouriffée apparaît brièvement, les yeux écarquillées, la bouche idem. L’apparition se rétracte, puis la porte s’ouvre à la volée, et une espèce de pantin dégingandé sautant comme un cabri me fonce dessus tête baissée en criant. Je suis plutôt saisi. Ça me fait penser à ces chiens de ferme qui foncent sans sommation sur tous les passants, ça fait peur, mais faut surtout pas tourner les talons sinon, c’est sûr, on se fait chiquer ; après tout ils ne font que leur boulot, et c’est souvent de l’esbroufe. Donc je fais encore 2 pas, et juste au moment où il arrive sur moi je saisis enfin ce qu’il débite comme une mitraillette pendant qu’il me déboulait dessus : « Et moi m’sieur ! Et moi m’sieur ! Et moi m’sieur !…. » In petto (oui, des fois je pédante en latin, des scories du lycée) me vient cette idée « Eh ben ! En effet, on dirait qu’on est attendu ici . Voyons voir de quoi on a besoin.»

 

Il m’a pris  la main et il me tire-pousse illico vers la porte au bout du couloir, et il m’introduit en fanfare dans le bureau. Après il y a eu l’accueil de l’équipe, mais celui là, je ne m’en souviens plus trop. Sauf de Marie, la surveillante. Nous étions 4 nouveaux sur une équipe de 10. Dès le début, elle nous a donné une vraie place, et a su profiter de ce renfort pour relancer l’équipe sur un projet d’accompagnement personnalisé de chaque enfant. C’est auprès d’elle et aussi avec Christian, un ancien, que j’ai commencé d’apprendre  ce que c’est que de « prendre soin ».

 

Mais j’ai la conviction profonde que, d’abord, mon « engagement » vient de celui qui m’avait cueilli à la porte du service.

Duduche, tout le monde ne l’appelait que par ce sobriquet, comme le personnage de Cabu, peut-être parce que c’était le plus grand du groupe. Lui il n’arrivait pas à dire mon prénom, de Jean-Pierre, il a fait Pichère. J’ai fait après tout les pavillons du service et ce surnom m’est resté. Oui c’est bien  lui qui m’a baptisé, c’est lui qui m’a donné la poussée nécessaire pour sauter dans le bain, qui m’a donné la main, qui m’a donné un nom parmi les autres. Je ne savais pas ce que je venais chercher, il m’a donné une raison de rester.

 

Il y a 30 ans de ça maintenant, je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je n’étais pourtant pas son infirmier référent, je me suis bien plus impliqué auprès d’autres, j’ai changé d’hôpital, mais il est toujours là quelque part à coté de moi, et quand parfois j’aurais plutôt envie d’avoir la possibilité de laisser tomber ou de faire demi-tour, il me prend la main.

« Et moi m’sieur ?

-OK, OK, Duduche, on y va ! »

 

Pichère

 


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