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La première fois que j’ai posé le pied en psychiatrie, je n’en ai posé
qu’un. L’autre était dans le plâtre du fait d’une fracture du gros
orteil dans un accident de voiture peu de jour avant. J’ai démarré ma
carrière à cloche pied, mauvais début pour marcher droit. A cette
époque je croyais que ergothérapie dissimulait un traitement à base de
rayons gamma et que la psychanalyse n’était qu’une philosophie. A cette
époque je croyais que la folie était un univers bien distinct du monde
normal. Je n’étais que croyances et je ne savais rien. Aujourd’hui je
crois beaucoup moins et je sais au moins que je ne sais pas.
La première fois elle s’appelait Christine.
Ma
première affectation comme jeune titulaire du diplôme d’infirmier de
secteur psychiatrique s’est faite sur une unité de soixante dix lits
dont une vingtaine pour des patients déments, grabataires et très
régressés. Rien d’anormal dans l’univers de l’époque. Christine faisait
partie de cette vingtaine de personnes qui demandaient une attention
particulière. A part sa sortie quotidienne pour être douchée manu
militari Christine vivait dans sa chambre au lit scellé, la plupart du
temps barbouillée d’excréments ou attachée pour cause d’automutilation.
Après le temps d’adaptation à la routine de l’unité de soin est venu le
temps des questions. Peu de chose à lire dans les dossiers à l’époque,
surtout des discussions avec les collègues plus anciens. Et Christine,
« c’est quoi » ? « Encéphalite ! » Me fût il répondu. « ça ne pardonne
pas » !
Aïe !
J’avais un peu plus de deux ans, ça a commencé par
une grippe et ça s’est conclu par une semaine de coma, ça s’appelait
encéphalite virale. Paraît il que ça a été une succession de miracles
pour que j’en réchappe.
Je me suis retrouvé d’un coup de
l’autre côté de la vitre, comme dans une nouvelle de Borgess où le
visiteur à la fin se voit partir depuis l’aquarium par les yeux du
poisson qu’il venait contempler.
« Ça ne pardonne pas ! », la
réflexion péremptoire, la sanction m’avait basculé dans cet ailleurs,
cet autre monde de la folie duquel on avait pris soins pendant près de
trois ans de me tenir à distance et dont ma blouse me servait de
protection. C’est à cette époque que j’ai quitté la blouse et que j’ai
entrepris une mue qui m’a conduit tout doucement vers plus d’humanité.
Je sais que cette humanité est encore imparfaite, mais je sais aussi
jusque dans ma chair combien nous sommes semblables et je ressens
jusque dans ma chair tout les traitements dégradants que l’on fait
subir à l’autre sous le seul prétexte que quelqu’un a décidé
péremptoirement qu’il ne pouvait en être autrement. Depuis ce temps
j’œuvre avec plus ou moins de conviction et de bonheur à ce que les
conditions de soins s’améliorent comme si c’était moi qui recevais ces
soins, et je vous promets que ce n’est pas qu’une simple vue de
l’esprit.
La nudité quasi permanente Christine à l’époque imposait à
la vue son état de jeune femme plutôt bien faite avec un joli minois
quand elle était débarbouillée. C’est dire si au niveau de l’impact
psychique la prise en charge du soin de Christine pouvait provoquer de
remous de pensées. Autant dire que ces remous puissant auraient été
propices à narrer plein d'autres premières fois mais c'est cette
identification qui s'impose entre toutes. La lame de fond qui m’a
emporté cette première fois m’a entraîné définitivement au dessous de
la surface de l’autre côté de laquelle se penchent le regard des
entomologistes froids qui ne vous regardent que pour mieux vous
épingler dans leur collection et ne vous aiment que pour votre rareté,
votre originalité et votre beauté qu'ils envient pour s'en faire une
fierté vous exhibant.
Papillon