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"Il était une première fois... "
" Jeudi 16 juin 1977, je quitte le métier de libraire pour débuter des études d'infirmière de secteur psychiatrique. Je commence donc comme stagiaire dans un grand centre hospitalier spécialisé. C'est mon premier contact avec la psychiatrie, celle du terrain, non plus celle qu'on apprend dans les livres, ou à la faculté de psychologie, dans laquelle j'avais étudié trois ans.
Lors de mon arrivée dans le service, tant que j'étais vêtue de mes habits civils, les patients, dans le doute en ce qui concerne ma qualité, se contentaient de me dévisager. Mais une fois ficelée dans une blouse immaculée, un tablier empesé et déposée comme un gros ballot dans la salle de télévision... tous me tombent dessus, qui pour me toucher, qui pour m'embrasser, qui pour me parler.. J'étais terrorisée. "Ils vont me dévorer, m'engloutir, et personne ne fera rien pour me sauver". Les autres infirmiers ricanent au loin, sans intervenir, bien entendu !
Ce qui me frappe le plus, et me gêne dans ce bain de fou(le), c'est ce manque de distance. Je n'ai pas le temps de me préparer à la présence de l'autre. C'est un contact presque animal. Ils me sentent, je les sens moi aussi, bien malgré moi ! Et ces bouches !!!
Des trous édentés, puants et noirs. Je suis aspirée dans une sarabande de visages bouffons, de personnage de farce, hilares, hirsutes, déguenillés, fagotés.. Tous se ressemblent. Ils ont la même tête, la même expression, les mêmes vêtements, les mêmes charentaises...
Je sens bien, malgré tout, qu'il n'y a aucune agressivité ni aucune violence de la part de ces personnes, juste une gloutonnerie sensuelle devant la nouveauté et la disponibilité de quelqu'un qui ne les rejette pas encore.
L'agitation, du reste, tombe d'elle-même. Chacun repart à ses déambulations, à ses monologues, à ses balancements, à la télévision. Une vieille femme crie qu'on est en train de la tuer. Personne ne bouge. Entre deux plaintes, elle chantonne une vieille berceuse. Puis reste, avachie, mâchonne, bouche béante, à cause de sa langue tremblotante et trop énorme. Elle gratouille sa robe, puis crie de nouveau qu'on est en train de la tuer.
Dans la cour, sous les galeries, des femmes, par groupe de deux ou trois, font les cent pas. Jacqueline, Simone et Adèle. (Elles se sont présentées). Elles marchent de long en large. Prennent toujours les mêmes allées ou marchent sur les mêmes carreaux. Elles sont toutes vêtues de la même manière : des robes-tabliers de toile écossaise, délavée, tachée et déformées. Aucune n'en porte une à sa taille. Elles fument toutes goulûment. Elles sucent le tiers de la cigarette et tirent dessus avec obstination.
Une femme toute menue, discrète, danse très élégamment dans le fond de la cour. Elle fait les pointes, des arabesques, le grand écart. Personne ne se soucie d'elle.
Un homme jeune, longe à touts petits pas le carré, me regarde par en dessous et cherche à me rejoindre. Il s'arrête à ma hauteur, urine, se masturbe puis me sourit.
Près de la cuisine, trône une grosse femme. Celle-ci n'a pas l'air commode. Elle semble me menacer de sa poêle à frire et son torchon crasseux. La cuisine est son domaine, elle m'a prévenue. Sous prétexte de surveiller ses poules et ses moutons (?!), elle s'assure que je ne passe pas la ligne Maginot avec ses oeufs pour les vendre "aux boches" !!! C'est la "mère Mitonne", me dira t'on plus tard.
Quelquefois, la surveillante aboie des noms, des vieux sursautent, les autres sont habitués. Une infirmière au visage fermé, dans un boxe de verre au milieu d'un grand dortoir, prépare "les potions". Comme une sorcière, elle opère de façon méthodique. Elle étale devant elle trois grands casiers métalliques, remplis chacun d'une trentaine de fioles opaques. A sa droite, elle ouvre le registre des remèdes de chaque malade. A sa gauche, elle installe tous les flacons de gouttes. Elle saisit la pipette de verre, dite "universelle", longue comme un jour sans amour et la cérémonie commence.
Elle distribue les breuvages, tantôt en fonction du registre, tantôt en fonction de son humeur. Au bout de deux heures d'office, elle rebouche tous les flacons, toutes les fioles, referme les casiers métalliques avec le cadenas, range la pipette "universelle" dans le buffet clos lui aussi. Elle rince ses clés à l'alcool, étale un drap blanc propre sur la table et sort son tricot Ainsi va la journée.
Le soir, ces hommes et ces femmes, ternes, tristes, sans vie, l'ombre d'eux-mêmes se pressent vers l'infirmière, ils gobent les "bonbons" et "l'apéro", puis se pressent vers le réfectoire, avalent à grands bruits la soupe et le reste, puis repartent à leurs déambulations, à leurs monologues, à leurs balancements, à la télévision.
Il est 22 heures. Je sors du pavillon, et ferme la porte sur tout cet univers de folie. Je suis à la fois écrasée et révoltée. J'imagine mieux, à partir de ce jour, la vie dans les camps, dont on m'avait parlé, alors que j'étais enfant. Et allait-il falloir devenir aussi violente et méchante que tous ces soignants ? Allais-je à mon tour, au bout de quelques mois, qui sait quelques semaines, baisser les bras, rudoyer, ridiculiser, ignorer ou oublier tous ces morts vivants ? Au fond, ces infirmiers n'étaient sans doute pas pire que d'autres hommes ou femmes ? Etait-ce la psychose qui provoquait cet enfer ? Chaos intérieur pour ceux qui en étaient atteint ? Verrouillage et blindage extérieur pour ceux qui en étaient les gardiens et les témoins impuissants ? Mais si quelque chose était possible, par où commencer ? Sur quelles traces marcher pour redonner un sens à ces vies gâchées ?"
Folie des patients, folie des infirmiers, folie d'un système qu'on hésite à nommer soignant. La violence de ce premier échange, violence qui fut le quotidien de nombreux infirmiers, n'est plus vraiment d'actualité aujourd'hui. Raconter notre première fois c'est aussi l'occasion de mesurer le chemin parcouru par la psychiatrie de secteur.
Marie RAJABLAT