Une Craven A
Kein.
Matin.
Le 2 novembre 1964, c’était la première fois que j’entrais à l’intérieur des murs. Il pleuvait.
Des clés, des hommes en blanc et des centaines de malades en uniforme gris marron, vestes et pantalons trop larges qu’ils tenaient avec leurs mains ou trop étroits qui boudinaient leurs ventres.
« Je suis une victime me souffla l’un d’eux…kein…je suis une victime…kein… ». Ils l’avaient surnommé Kein, parce qu’entre deux phrases, il reprenait toujours le mot kein , alors tout le monde l’appelait kein .
J’entendais venir des bruits de gamelles au fond d’un corridor. Un charronnage incongru arrivait avec des ballots de linge tirés et poussés par des hommes petits, moyens et gros. Il y en avait de tout.
« Voilà nos boulevards » Disait le plus actif remettant les sacs de linge en équilibre. Un autre m’a lançé en riant: « T’es nouveau…tu viens d’arriver ? Tu veux être infirmier ? Tu verras, tu s’ras vandale comme les autres ! »
Il est passé devant moi sans se retourner.
Nous entrâmes au pavillon Parchappe avec mon copain Chadenas avec le surveillant général Airoldi qui nous emmenait à l’infirmerie.
Il y avait un grand malabar debout qui dépiautait avec ses mains de fermier des paquets de tabac gris et des gauloises pour les distribuer sur la longue table du réfectoire recouverte d’un drap: à Jésus quinze clopes, dix à Kein, trois ou quatre au suivant etc, et ceci au nom de leur travail.
Ils allaient au linge, au jardin, Jésus au vin en priant, Kein à la cuisine, d’autres à la porcherie…Que sais-je ?
Ils allaient.
Kein marchait avec une canne.
Ce n’est pas parce que j’ai oublié que je n’y pense plus. Et chose curieuse, j’avais l’impression d’être entré dans une « prison heureuse ».
J’étais décidé à faire du bien, du moins le croyais-je. Et je me foutais du tiers comme du quart, des autres et du reste. Je ne croyais en rien, en rien, même pas à ce que je voyais. J’étais là, dans une blouse trop large en drap épais comme du linge d’antan. J’avais des Craven A dans ma poche.
Soudain au fond du réfectoire, j’entendis résonné : « Pan !!! Pan !! Tiens les boches !!! Pan !!Pan !! Les Eparges !! »
Les mots venaient d’un homme debout, à demi aveugle qui tirait des Pan !! Pan !! comme une furie.
Les Pan Pan résonnaient comme des coups de fusil.
J’ai pensé à mon grand père paternel qui avait fait 14-18. Je l’ai revu un court instant comme ça devant moi avec son béret sur la tête et ses mains dans le dos.
J’étais là, et lui il était parti. Les Pan !! Pan !! continuaient à fuser comme des balles du fond de la salle. D’autres allaient et venaient tristement, la tête basse, les mains dans les poches, sur le ventre ou bras croisés.
J’attendais.
La plupart avaient l’air effondré.
« C’étaient des empires… ! » disait Jésus. On l’appelait Jésus parce qu’il faisait inlassablement son signe de croix. « C’étaient des empires… Europe mécanique…cavaleries, colonisés et les gaz, les gaz… »
Kein soupirait.
« Tu verras… m’a dit Jésus, avec les Eparges, on la connaît par cœur la guerre de 14, les Indes, les guerriers, sur l’eau, sous l’eau, dans les airs, les tranchées au corps à corps, les gaz, la flotte, le phosphore… »
Il souriait.
Je lui tendis une Craven A. Aussitôt, je fus entouré d’une folle ceinture. Ils étaient tous là. J’ai distribué le paquet. Pourtant, ils ne disaient rien. Je ne risquai rien, ils en voulaient seulement aux cigarettes.
Gouverne, un infirmier déjà ancien me conseillait de me méfier de celui-là, un certain Fréchin à la panse gigantesque.
- Fais attention à lui, il peut cogner, qui m’a dit, Gouverne.
Fréchin était atteint de la Paralysie Générale, il répétait souvent : « des frites oui…c’est des frites à midi…des frites oui… »
En trois ou quatre bouffées, il a fumé autant qu’il a mangé la cigarette.
La première fois, c’était comme ça à la délirante goguette.
Après-midi
Il allait être 13 heures, j’avais suivi la distribution de la mangeaille et la vaisselle des gamelles.
Maintenant, le chef allait manger devant la TV en noir et blanc.
Cartignies qui s’appelait.
Quand il mangeait, c’était l’extase, il battait la m’sure avec ses mains dans le bocal à cornichons. Cartignies et ses dents en or, fou de condiments qu’il se goinfrait avec du pinard potable. La divine grouillerie de ses doigts dans la salade et l’jambon.
- A toute vapeur capitaine ! qu’un malade, son serviteur lui disait. C’est lui qui faisait sa vaisselle.
Vas p’tit mousse, tout l’or te pousse ! C’est pas difficile à comprendre la navigation en psychiatrie. Faut du sourire en or, tout en carats, en filaments, du charme pour présenter l’avenir. Vas-y.
« Demain matin, tu f’ras les douches avec moi » qui m’a dit, Cartignies. Ca s’est passé sans boucan, il y avait bien d’la hurlerie de temps en temps, mais sans tapage. Il maîtrisait tout Cartignies avec le crochet en ferraille au bout d’un long manche en bois pour ouvrir les vasistas.
Y en avait qui caillaient dur et qui sortaient à tout berzingue de leur jus. Il avait tous les déclics Cartignies.
- Garde-à-vous ! Alors, ça ronfle encore la d’dans !! Debout et à l’eau !
Ca ronflait encore un peu sous les douches. Eau chaude, froide, rechaude, refroide. Pour la Raison d’Etat, il te les réveillait.
« Dehors ! »
Rassurez-vous, rien à voir avec aujourd’hui. De nos jours on en prend vraiment soin des malades.
Y en avait qui chevrotaient en boutonnant leur chemise kaki. Conforme au silence de l’hôpital, tous conformes comme aujourd’hui. Directives comme aujourd’hui, parler pour ne rien dire, j’ai bien appris. Ecoutez venir les ordres, jouez les Molières, le même programme à la livraison des objectifs. Gavez-vous de rien dire. C’est ça l’avenir.
Il règne sur cette psychiatrie, une viande muselée. La psy…ils savent que ça existe quand il y a des têtes qui tombent dans la nuit.
Nuit
Quelques mois plus tard, pour la première fois, je veillais dans une ancienne cellule qui avait été séparée en deux par un mur pour nous empêcher de s’allonger à même le sol.
Je lisais pour la première fois « Les racines du ciel » de Romain Gary. « …et on ne peut pas juger les hommes par ce qu’ils font quand ils enlèvent leur pantalon. Pour leurs vraies saloperies, ils s’habillent. » p.161 Ed. Gallimard
Un vent qui venait de l’interminable plaine derrière l’hôpital, secouait les combles du dortoir.
J’avais le sentiment d’être heureux et c’était la première fois.