La première fois, je
n'avais pas vingt ans. J'arrivais comme élève infirmier stagiaire dans un
pavillon qui s'appelait «La Communauté». La Communauté, c'était 72 malades
répartis sur trois étages, un immense dortoir où survivaient vaille que vaille
ce que j'appelais des lambeaux d'humanité. La communauté c'était Victor,
hospitalisé depuis 41 ans en P.O., préposé au maintien de la flamme de la
cuisinière qui brûlait nuit et jour, c'était Roger, quinze mots de vocabulaire
et des chansonnettes qu'il poussait à tout propos, c'était Roger qui se
nourrissait à même le seau des «eaux grasses» destinées aux cochons, c'était
Robert qui fumait des cigarettes dans du papier toilette en se masturbant.
C'était... tant et tant d'hommes, leur image est toujours là, quinze ans après,
le choc aussi.
Ces images se
cognent à celles d'un film «Suspiria, sentinelle des maudits», que j'avais vu
peu de temps auparavant. Des êtres, les plus misérables, désarticulés, comme
vomis par l'enfer, la première fois c'était comme un lent défilé, comme un film
d'horreur. La première fois, c'était des regards morts qui vous traversaient
sans vous voir, des corps qui déambulaient autour d'une statue de la vierge.
J'ai livré mes
interrogations aux infirmiers de l'équipe, en vain. Ils avaient pratiquement
renoncé à être soignant, ne l'étant que dans la pratique des soins techniques :
soins d'escarres, traitements injectables. Ils réservaient leurs soins et leur
attention aux plus jeunes en disant que ceux-là, ils s'en sortiraient
peut-être. Pour les aider à s'en sortir, ils oubliaient toute distance et se
comportaient en mères abusives.
La plupart d'entre
eux avaient renoncé et menaient leur petite vie, se préoccupaient de leur
confort, de leur note administrative, comme des enfants qui joueraient près
d'un dépôt d'ordure, comme des noctambules qui danseraient sur un volcan.
La folie, la
psychose c'est d'abord pour moi quelque chose d'intolérable, un choc, une
révolte.
C'est ensuite le
respect; certains patients, malgré l'ampleur de leurs failles, continuaient à
se battre, cherchaient à comprendre ce qui leur arrivait et persistait envers
et contre tout à vivre dans un monde humain.
Ceux-là ont pu
susciter chez moi de l'admiration. J'ai toujours infiniment plus respecté les
psychotiques qui luttaient pied à pied contre la maladie que les soignants qui
renonçaient. Je voyais dans leur combat l'écho de la lutte de Sisyphe roulant
son rocher, persistant à rouler ce rocher même en sachant que le rocher
finirait par retomber. Et si, eux, n'abdiquaient pas, pourquoi aurais-je dû
renoncer ?
C'est ce que
certains de ces psychotiques m'ont appris, et cette leçon n'a pas de prix.
Mon premier
professeur a été Hervé. Lorsque le surveillant m'a fait visiter le pavillon,
Hervé m'a montré un de ses dessins, une reproduction de la Victoire de
Samothrace. Au lieu de manifester un intérêt poli, ravi de rencontrer de l'humain,
du culturel, du vivant, je me suis accroché à ette reproduction comme à une
bouée, j'ai regardé le dessin avec intérêt, et j'ai dit à Hervé qu'il ne lui
manquait que les ailes, puis j'ai rajouté bêtement : «Et la tête alouette !».
Autour de cet échange
quelque chose s'est passé qui avait à voir avec le patronyme d'Hervé que
j'ignorais. Une relation s'est nouée. A partir des dessins d'Hervé, puis de ses
textes, tout un chemin a été parcouru qui devait le conduire à quitter le
pavillon après cinq ans d'hospitalisation.
Hervé a accompli un
certain parcours, mais j'en ai accompli également un. J'y ai appris mon métier.
Le chemin était cahoteux, difficile, semé d'embûches. A chaque étape, les
infirmiers me répétaient que çà ne servaient à rien, puisque Hervé était
schizophrène, c'était marqué: il ne pouvait pas s'en sortir.
En ce temps d'avant
les cours d'infirmier, en ce temps où je ne savais rien, où j'apprenais sur le
tas, les manifestations délirantes ne me paraissaient pas spécialement
choquantes. C'était ce qui arrivait à Hervé et à d'autres, une façon de donner
du sens au monde. C'était ce qu'il cherchait à décrire dans ses textes.
Mais ces textes, ces
dessins, c'était de la vie, c'était une tentative de communication de
l'indicible, c'était à des années lumière de l'état de mort psychique des
Roger, Robert, Vincent, François. D'avoir appris avec Hervé que l'art
permettait d'établir une relation avec les patients et qu'autour de cette
relation quelque chose pouvait changer m'a aidé à nouer d'autres relations,
avec des médiations parfois imprévues.
D'avoir appris avec
Hervé qu'il était possible d'être soignant sans être fonctionnaire est né le
désir d'être infirmier.» (18)
Si nous insistons
autant sur cette première fois, c'est qu'elle nous permet d'évoquer la psychose
d'une façon moins rationnelle, moins distancée. C'est aussi que de nombreux
étudiants, dès les premières minutes de stage nous interrogent : «Qu'est-ce que
la psychose ? Quelles différences entre névrose et psychose ? Est-ce qu'ils guérissent
? Qu'est-ce qu'il faut faire pour les soigner ? Peut-on les soigner ? Qu'est-ce
qu'il ne faut pas dire ?, etc.»