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Keep on walking


… N'est-ce pas dans les périodes les plus à bout de souffle qu'il faut à tout prix tenter de construire et de préserver des espaces pour penser ?
… N'est-ce pas dans les périodes de confusion qu'il faut pousser des coups de gueule, ouvrir une sphère d'émotions, de joies, de souffrances, de fantasmes et de bon sens. Bref y mettre du féminin.

Défendre une psychiatrie à visage humain, défendre les soins… et si nous le faisions en boubou ? Imaginez-nous défilant vêtues de boubous…(1)
L'idée de toutes ces femmes de tous âges, de tous horizons avançant tranquillement embellies par des boubous aux couleurs et aux motifs extravagants. D'une extravagance et de couleurs qui ont des poussées de fièvres ou des éclipses parfois volontaires, où le rouge des pleurs et des colères se mêle à l'indigo nocturne et au jaune flamboyant, où l'orangé et le rose bigarrés virevoltent avec le vert torride.
L'idée de balancer nos blouses taillées à coups de serpe pour un vêtement aux couleurs de l'Afrique me plaît bien, comme si, en écoutant les conversations autour de moi, nous avions besoin de l'exubérance de ces étoffes, comme si nous avions besoin de ces tissus qui racontent par leurs couleurs et leurs motifs une histoire. Une histoire propre à chacune.

En Afrique, le vêtement est message. Chacun des tissus portés exprime ce que le silence cache indirectement ou proclame, ou accuse, ou affiche… Il y a des dessins, des motifs qui sont devenus des must, des messages rituels que les femmes se transmettent entre elles sur des générations. Il y a des motifs qui signifient plus que la parole et l'écriture, des motifs qui passent des messages plus significatifs que tous les discours imaginés par les orateurs les plus théâtraux.
Dans le soin, dans notre pratique quotidienne du soin nous utilisons certains motifs depuis des siècles. L'accompagnement vers plus d'autonomie n'est pas une nouveauté. Le soin procède aussi d'une disposition répétitive.

Peut-être sommes-nous trop silencieuses comme parfois cela nous est reproché. Eternel problème du manque de femmes en politique.
Peut-être que parfois tout est signifié dans le non-dit et s'exprime au travers de gestes immémoriaux, de dessins colorés et répétés, de broderies surannées, d'émotions contenues ou échangées le temps d'un regard. Les soins impliqués dans le registre relationnel de l'intime sont nôtres depuis si longtemps. Peut-être que là où il semble ne rien se passer, il s'y passe en fait beaucoup de choses.

Face à la médiocrité ambiante, à l'abjection, face à la laideur du monde, à l'absence de sens… nous avons besoin de l'exubérance de ces étoffes-pagnes tissées, des java-print (2), des créations figuratives ou emblématiques des wax (3) et des traquenards imitatifs du fancy.(4)

Il y a comme une réticence à avouer le stress, la fatigue, comme le besoin de cacher une certaine vulnérabilité. Nous avons le souci d'essayer de faire le bien, de s'occuper des autres, parfois aussi de dégouliner de bons sentiments rose bonbon. Notre boulot nous en donne la possibilité mais nous aussi, nous sommes démunies devant cette société qui change, devant l'effondrement ubuesque des institutions, devant l'apparition des dérives perverses du pouvoir, devant la main-mise gestionnaire des soins. Nous avons culturellement par le passé colonisé des territoires, renié et dénié l'existence à d'autres êtres humains, nous avons lutté contre cela et tenté d'avancer vers plus de respect de l'autre… sommes-nous, à notre tour, en train de nous faire coloniser les esprits et paralyser nos mouvements de colère, de joie, de vie ?
La violence physique et psychique, la mise en protocole et autres manuels de procédure, la haine, la peur… ne se retournent jamais uniquement contre l'autre mais aussi contre soi. Le monde tourne selon deux principes immuables : Eros et Thanatos. Plus prosaïquement, le monde tourne autour de deux aspects beaucoup plus triviaux : le sexe et l'argent d'où découlent les notions de pouvoir et de politique. Depuis quelques temps, l'argent, l'injonction économique, l'incurie politique pré-dominent toute situation de soin. Il y a du mortifère, du Thanatos dans l'air du temps.

Et nous, nous nous replions chacun, chacune dans nos sphère professionnelles et/ou plus personnelles. Nous n'avons jamais eu autant besoin de nous relier, le marché des téléphones portables peut exploser, il a de l'avenir.

La psychiatrie est le continent noir du Soin. A l'africaine, le temps ne compte pas ou d'une autre façon. Le système débrouille et relationnel fonctionne à plein tube. A l'africaine, les transmissions entre générations sont orales. En psychiatrie, nous sommes de culture et de tradition orales. L'écriture n'est qu'un ajout, une broderie en plus, un désir de poser la pensée.

Les transmissions orales permettent les contes, les récits naïfs pleins d'humour, de sagesse, de sagacité, d'esbroufe que chacun s'approprie à sa façon. La transmission orale peut engendrer l'oubli, la perte, ce qu'évite l'écriture, le livre mais elle est de l'ordre de la rencontre, de la création de liens. C'est un patchwork parfois bien plus subversif qu'un récit clinique tissé au bout d'un stylo.

Les taxis-brousse, les nids-de-poule, les arrêts obligés pour réparations diverses, les heures d'attente à l'abri de la chaleur, les stratégies d'éventails pour y échapper et le temps qui s'égrène, les liens créés par la parole dans ces moments d'attente…. L'image est peut-être fantasmée, de l'ordre du symbolique mais j'ai besoin depuis quelques temps de blouses vampirisées par les couleurs, j'ai besoin de blouses-boubous, j'ai besoin d'Afrique dans les lieux de soin… pas vous ?

La psychiatrie est le continent noir du Soin. Mais, où sont passées les bigarrures et les rires d'un lieu où le soin mène la danse ?

Il est étrange de vous parler de culture orale alors que je suis entrain d'écrire un texte pour un site qui est conçu pour et autour des noces du soin et de l'écriture.
L'écriture peut être une transmission figée si l'on n'y prête garde. L'écriture peut être détournée de son sens premier si on n'y prête attention. Drôle d'époque où l'on veut tout mettre en mémoire… mémoire morte ou mémoire vivante ?

Je pense qu'il nous faut garder cette tradition orale et engendrer des lieux de palabres entre nous comme nous le faisons avec les patients que nous accompagnons. Et il y a de l'importance à maintenir, à recréer, à créer ces lieux de palabres. Il semble que nous avons de moins en moins le temps d'y consacrer du temps… Nous fuyons quelque chose ? Ou nous demande-t-on implicitement de ne pas nous attarder ? L'écriture permet peut-être de poser les réflexions mais elle peut figer, glacer, opacifier, rigidifier… surtout si l'on suit de trop près la ligne directrice des protocoles d'écriture. Et puis peut-on mettre en protocoles écrits la vie ? Peut-on windowiser le quotidien banal et extraordinaire de chacun ?

Drôle d'époque où l'on veut tout mettre par écrit, en mémoire mais avec la consigne de faire court sans flâner et humer l'air du temps. A croire que le mot d'ordre est : écrivez, aseptisez !
Faut que ça rentre sur une petite fiche, faut que ça rentre dans le manuel de procédure qualité, faut transmettre par écrit mais surtout ne pas faire déborder l'eau qui bout.
Gardons-nous précieusement cette part africaine de notre boulot, gardons à la fois pour nous et les patients cette culture orale, ces palabres à l'abri de l'injonction de rentabilité et d'accélération du temps, gardons nos paroles transmises entre griots du soin loin de toute effervescence.

Transmettre le savoir-faire et le savoir-être, mise en mémoire des savoirs de l'entreprise…c'est la dernière mode depuis quelques années et dans le même temps une nécessité, une réalité banale. Personne ne se pose la question du pourquoi il devient urgent et nécessaire de transmettre, du pourquoi les transmissions ont du mal à se faire. Autre constat, regardez avec quelle rapidité les étudiants deviennent des pédagogues, regardez notre silence à nous autres psy de tous bords. La transmission devient soudain prioritaire un peu partout et ceci dans beaucoup de professions.

Or, ce qui importe, c'est la vie dans tous les lieux de soin qu'il soit psy ou non. Ce qui importe c'est cette vie dans ces sortes de petits villages, de microcosmes de sociétés à la fois en dehors et en dedans de la vie courante. Les plus âgés y transmettent, sans parfois s'en rendre compte, leur savoirs aux plus jeunes, les plus jeunes secouent l'inertie des plus âgés.

Notre identité profonde est entrain de partiellement disparaître, se ré-enfonçant dans le silence, en attente d'une quelconque résurrection sous le biais d'une spécialisation qui n'est autre que la notre. Ridicule. C'est là, maintenant que la spécialisation se crée et doit se créer. C'est là, sur le terrain que la spécialisation s'effectue sans attendre une hypothétique résurgence de reconnaissance. Dès lors que l'on travaille en psychiatrie, nous nous spécialisons, nous nous différencions. De toute façon cette différence nous la portons avec les patients et nous sommes toujours en lutte à leur côté. Nous sommes des " encombrants ". Restons-le ! Soyons-en fiers et ré-introduisons l'Afrique dans les lieux de soin.

Nous avons toutes et tous été " élevé(e)s " par des gardiens-philosophes, des éboueurs à l'allure aristocratique, des intellos du soin qui se gardaient les mains propres, des lutteurs de foire aux muscles gonflés contre les pratiques asilaires indécentes…des femmes et des hommes, bons et/ou mauvais soignants. Bref, le soin psy nous a été transmis par des humains. Cette transmission du " prendre soin de l'autre " était parfois aussi bigarrée que des boubous s'entrecroisant sur un marché d'Abidjan, s'engueulant, riant de bon cœur, se battant contre les tutelles et autres conneries administratives, fonçant de joie dans des projets aux allures d'huluberlus, s'emmerdant parfois aussi dans le quotidien si répétitif… Nous ne sommes pas des saints. Alors, à nous de transmettre là, maintenant, cette bigarrure de motifs et de couleurs, à nous de réinventer l'Afrique.

Il est vrai qu'entre les 35h et les manuels qualité sur les procédures, il est vrai qu'entre standardisation des soins, pasteurisation du travail infirmier et rejet social de la folie, il est vrai qu'entre notions sécuritaires et rentabilité exigée… nous manquons de temps et d'espaces à palabres.

Il nous faut continuer, pourtant, à ne pas renoncer à créer un espace de dialogue, un arbre à palabres de la psychiatrie, un entrecroisement de boubous qui ne courent pas, de portes-drapeaux anti-dérives asilaires indécentes, de cracheurs de feu et de lanceurs de couteaux capables de dégainer contre les tentatives mortifères administratives et bancaires.

Et si nous réinventions les blouses-boubous ? et les arbres à palabres ?

J'ai un conte africain à vous offrir. Mes collègues et moi-même sommes comme les femmes de ce conte. A essayer de cuisiner sans cuillers, nous perdons de notre vitalité et de la joie dans les lieux de soin. A ne plus trouver de sens dans les différentes institutions, surtout du bon sens villageois nous nous éloignons du soin et de la vie. Qui va guérir le gourmand de sa gourmandise d'argent, de vitesse, de chiffres, de protocoles, de fuites en avant… ?

… Sacrées cuillers ! Elles n'en font parfois qu'à leur tête… Et au cours des festins, on entend souvent des histoires de cuillers, comme celle du gourmand qui, une nuit, contempla la lune ronde, pleine, comme gorgée de lait et de miel. Jusqu'au petit matin il l'a regardée. Lorsqu'un arc-en-ciel est apparu, il est monté dessus jusqu'au ciel à l'endroit où la lune s'était endormie et miam ! Il l'a mangée, avalée morceau après morceau. Brusquement un vent s'est levé. Hevessio, le dieu du Tonnerre, en découvrant ce qui restait de la lune, est entré dans une colère terrible : " Qui a osé faire de la lune son repas ? gronda-t-il. Celui qui a fauté par son ventre sera puni par son ventre ! "

Quelques jours plus tard, une délicieuse odeur réveilla le village. Une assemblée de cuillers géantes arrivait, déposant devant chaque case un plat au fumet irrésistible. D'un seul mouvement, le village ne fut plus qu'un doigt plongeant avidement dans les plats, avec un claquement de langue ravi. La vieille Ayélé poussa un cri : " Arrêtez ! Ne touchez pas à la nourriture des cuillers géantes ! "

Les villageois effrayés rentrèrent se terrer dans leurs cases. Les uns fermaient leurs fenêtres, les autres se bouchaient le nez ou s'attachaient les mains pour résister à l'envie dévorante de goûter aux plats qui dégageaient cette odeur incomparable.
Ce n'étaient plus que gargouillements de ventre, salivements de bouches, soupirs s'échappant des poitrines. Et les animaux de la forêt, entendant cela, se tordaient de rire.
Mais le gourmand, si gourmand que sa voracité avait mangé jusqu'à son nom, ne put s'empêcher de lécher le doigt qu'il avait trempé dans le plat. De toute sa vie, il n'avait jamais rien goûté d'aussi bon. Et il cria dans tout le village :

" N'écoutez pas cette vieille folle d'Ayélé ! Elle n'a jamais été capable de préparer quelque chose qui ait du goût ! <br>
Mangez ! Jamais mets plus succulent ne sera entré dans votre ventre. Regardez-moi, il ne m'est rien arrivé. "

Ce jour-là, les ventres affamés eurent des oreilles. Chacun se jeta sur les plats avec des " ah ! ", des " hum ! que c'est bon !… "

Puis un vacarme assourdissant arrêta net le repas.
Toutes les cuillers de toutes les cuisines s'étaient échappées !

Les femmes essayèrent de cuisiner sans cuillers, mais tout ce qu'elles préparaient ne devenait qu'immonde bouillie immangeable. Et cela, jour après jour.
Tous se réunirent.
" Nous allons mourir de faim. Il faut que nous allions demander de l'aide à l'assemblée des cuillers géantes. Tout est arrivé par ta faute, gourmand sans nom. A toi de la réparer. "

Le gourmand sans nom partit à travers la forêt à la recherche de l'assemblée des cuillers. Et il les trouva autour d'un feu. Elles étaient toutes là : les cuillers qui nourrissaient les masques, les cuillers anti-poison, les cuillers qui préparaient la nourriture des dieux…

" Voici celui qui est guidé par le ventre. Que veux-tu ?

- Réparer ma faute, répondit le gourmand sans nom.

- Bien. Toi qui aimes tant manger, tu vas fabriquer une cuillers dont tu te serviras pour nous aider à préparer notre repas. Si tu parviens à ne pas goûter aux plats, ton village sera sauvé. "

Le gourmand sans nom mit tout son amour de la nourriture dans la sculpture de sa cuiller. Et elle devint si belle, il la contemplait tellement, qu'il en perdit l'appétit.
La préparation du repas dura des jours et des nuits. Lorsque ce fut prêt, un incroyable fumet s'en dégagea, monta jusqu'au ciel et Hevessio, le dieu Tonnerre, saliva.
Le gourmand sans nom retourna dans son village où tous les goûts et toutes les cuillers, sauf la sienne, étaient revenus. Personne ne vit jamais la belle cuiller qui, par son inégalable beauté, guérit le gourmand de sa gourmandise.

On se souvint longtemps du festin organisé par le village pour le retour des cuillers et du gourmand sans nom qui avait perdu l'appétit. Et durant ce soir de pleine lune on raconta des histoires sur un dieu Tonnerre qui n'avait pas pu résister à un repas préparé par les cuillers géantes. (5)

Le griot africain termine rituellement par cette parole : " Je remets ce conte où je l'ai pris ". Réajustant mon boubou, je fais de même.

Où sont passées les bigarrures et les rires d'un lieu où le soin mène la danse ?


clin Marianne.

Amiens, le 13 janvier 2002.


(1) Pour les infirmiers, il y a le choix entre :
- zoot-suiters
- rastas
- soul boys
- raggamuffins
- zazous

(2) - Java-print: technique inspirée des batik indonésiens qui apporte en Afrique la note orientale et se caractérise par le pointillisme dans le dépot de la couleur.

(3) - Wax: coton écru teinté avec des réserves à la cire, puis des motifs colorés sont apposés aux rouleaux d'impression et par opération de "blockage" (tampons de bois sculptés) permettant la répétition du motif. La fabrication du wax a pour leader incontesté la Hollande.

(4) - Fancy: imprimé obtenu par des rotatives à cylindres et produit essentiellement en Afrique. Le fancy n'a pas les prétentions de qualité et de durée du wax. C'est le tissu de la vie de tous les jours et souvent un trompe-oeil, une imitation des motifs du wax.

(5) Le conte est tiré de :
" Mia, les cuillers-sculptures " Sophie Curtil avec un conte d'Evelyne Gbeblewo.
(collection Kitadi, Edition Musée Dapper. 1992)
nous contacter:serpsy@serpsy.org