Dedans-dehors.
Loin des prises en charge extra-hospitalières, il existe des lieux à l'hôpital psychiatrique qui accueillent des patients pour un temps assez long. Des lieux de soin que l'on nomme " services de chroniques ", de moyenne et/ou longue évolution. Des lieux de soin qui axent les prises en charge soit sur la réinsertion à l'extérieur (maisons thérapeutiques, maisons communautaires, appartements thérapeutiques, foyers, maisons de retraite, retour à domicile…), soit dans l'accompagnement au long cours, pour d'autres patients dont l'état n'est pas suffisamment stabilisé pour être ailleurs qu'à l'hôpital. Parmi ces derniers, il existe des sujets qui présentent des troubles mentaux compromettant l'ordre public ou la sûreté des personnes (HO), des sujets considérés comme dangereux pour eux-mêmes ou pour autrui.
L'hôpital est un outil dans le dispositif sectoriel du soin en Santé Mentale. C'est un lieu, un espace d'accueil des troubles mentaux en phase aiguë mais aussi en phase chronique. C'est un lieu qui, par son dispositif permet, accepte, contient la " folie " . C'est un lieu qui offre au patient de l'espace et du temps, des repères matériels, des repères affectifs, des liens de confiance. C'est un lieu d'ancrage où certains viennent se réfugier, souffler, se poser, déposer leur souffrance avant de se ré-inscrire dans la société.
C'est aussi un lieu d'ancrage dans le présent et à plus ou moins long terme pour des patients, à qui, une perpétuelle adaptation aux différentes situations rencontrées dans la vie courante semble difficile, voire impossible. Il nous faut reconnaître qu'il est parfois complexe pour certains patients de s'inscrire, de se ré-inscrire dans un tissu social à l'extérieur, hors-hôpital, dehors… Parfois même hors-service, hors de l'unité de soin. Leurs troubles, malgré le soutient d'autres intervenants s'amplifient, s'exacerbent et amènent plus ou moins rapidement leur retour à l'hôpital. C'est d'une certaine façon, un constat d'échec pour nous. Il nous faut continuer, malgré cela, à penser, tenter d'aménager d'autres solutions, ré-essayer…et dans certains cas, accepter.
A l'hôpital, une bonne partie de notre travail est d'aider à ce passage d'un monde clos, rassurant parfois fermé, littéralement soumis à l'aliénation… à une autonomie même minime dans un monde extérieur, dans un monde du dehors. Passage du dedans à un dehors. Passage d'un espace privé à un espace public. Passage de l'intra à l'extra- hospitalier.
Dans les prises en charge centrées sur l'hôpital, l'accompagnement au long cours de patients le plus souvent schizophrènes et/ou présentant de trop importants troubles psychiques est un sujet délicat. Cela fait écho à l'asile connoté péjorativement d'enfermement. Mais au-delà de ces considérations de sinistre mémoire, il s'agit de ne pas oublier que l'asile est aussi un refuge. Tout lieu de vie communautaire, quel qu'il soit, est un asile, un refuge. Et de ce fait, tout lieu communautaire quel qu'il soit peut être un lieu asilaire, chronique.
Mosaïque et voyage au long cours.
Un service de psychotiques chroniques, c'est une mosaïque d'hommes et de femmes, une mosaïque d'êtres humains qui essayent de recomposer, de tisser, re-tisser du lien social. Soignants et patients, ensemble.
Le temps s'y étire inexorablement… soit en un temps circulaire, sans fin, immuable, asilaire dirons certains et qui pour nous, gens du dehors semble un temps mortifère, chronique contre lequel nous luttons en insufflant de la vie… soit le temps peut être rendu linéaire, avec un début (l'entrée) et une fin que nous maîtrisons pas (sortie, réinsertion, sortie d'essai, décès…).
Un service de psychotiques chroniques, voyage au long cours, pose avec une particulière acuité la question du temps, de l'espace, du pourquoi et du comment, des rapports entre folie, maladie mentale et raison, de la déviance et de la norme, de la tolérance et de l'intolérance de l'individu, de la collectivité et de la société.
Cette mosaïque humaine nous étourdit de questions et nous inocule le doute. Et, il nous faut parfois, au prix de questionnements, de réflexions, de tentatives à penser notre métier …regarder en face les complexités et les contradictions du réel. C'est une mosaïque multiforme et composite qui éreinte nos vaines prétentions soignantes.
Un service de psychotiques chroniques entraîne les soignants que nous sommes à accepter de travailler dans un espace qui est asile, refuge de quelque chose qui nous est incompréhensible : le refus du dehors, la recherche des murs, du dedans. Ce refus du dehors peut-être induit, imposé par la loi. Mais quoi qu'il en soit, il s'agit, pour nous, d'accompagner dans un voyage au long cours (10, 20, 40 ans) des êtres humains qui du trajet dedans-dehors, préfèrent le dedans. Et leur décès tient souvent lieu de sortie.
Un service de psychotiques chroniques entraîne les soignants que nous sommes à accompagner des patients au long cours jusqu'à la mort. Il y a la vie, il y a la mort. Il n'y a pas de vie sans mort, de mort sans vie. La mort insuffle aux soignants la mémoire, elle ramène à la mémoire des images, des sons, des parfums, des émotions. La mort change le regard que l'on porte sur l'autre…
Nous sommes alors des témoins de vies chaotiques, fragmentées entre sorties/entrées, dehors/dedans. Nous sommes dépositaires de l'histoire d'une vie, fragments par fragments disséminés en chacun de nous, en chacun de ceux qui ont pris soin du patient. Laisser une trace de cette histoire, de ce vécu est alors une tentative bien humble. C'est essayer d'être réceptacle d'une histoire particulière permettant de lier, relier les différentes parties dispatchées d'une vie humaine. Dispatchées, elles le sont, entre annotations médicales et infirmières, interventions d'autres intervenants, récit du patient lui-même, récit de son entourage, mémoire orale d'un vécu infirmier au quotidien… mémoire orale des ASH, des cuisiniers, des jardiniers, des mécaniciens, des électriciens… mémoire orale des autres intervenants des services techniques, des administratifs… mémoire orale des autres patients.
Nous sommes alors les récitants d'une histoire, d'une vie, celle qu'à bien voulu nous dévoiler l'homme ou la femme qui ne trouve l'apaisement que dans le dedans d'un hôpital psychiatrique… ou de tout autre lieu de vie communautaire.
La rencontre.
Mais avant d'arriver à la fin du voyage au long cours, le sien ou celui de l'autre, il nous faut prendre le temps, même imperceptiblement, d'accueillir l'autre. Cela s'appelle tout banalement une rencontre…
L'homme sans nom.
Entre chien et loup, à une heure grise d'absence, la ruelle conduisant aux grilles fermées est silencieuse, d'un silence opaque comme seul le brouillard peut l'être. Un homme s'avance, presque en dansant. Il glisse tout en douceur, en fragilité vers les grilles. Sa longue silhouette évanescente les longe.
Sa présence ou son absence aérienne finissent par troubler le silence, et les arbres murmurent, en alerte. Le guetteur, dans sa tour, se réveille et observe.
L'homme sans nom contemple au-delà des grilles de l'hôpital psychiatrique. Nous aussi, nous le contemplons. Appelés par le guetteur, nous attendons. Une attente où rien, du regard, du corps, de la situation ne nous échappe. On se jauge, de part et d'autre.
Son pas oscille dans un doux balancement face aux grilles. Douceur trompeuse, car de ce léger va-et-vient statique surgit une menace implicite. Comme un orage imprévu qui éclate rompant la quiétude installée.
Le corps, vacillant d'un point invisible à un autre tout aussi invisible, s'arque lentement en une position de combat. Le corps interrompt son hésitation... et les mains glissent vers les barreaux s'y agrippant presque avec paresse. Des mains puissantes malgré leur finesse, leur délicatesse. Des mains dont surgit une extrême violence. Des mains qui peuvent tuer. Invisible intuition, sensation venue de nulle part que confirme le collier tissant des ombres sur la peau nue.
Car l'homme sans nom est nu. D'une nudité où rien n'est arrondi, tout est anguleux. Les os saillent, les muscles luisent. La posture de combat se cristallise vers un invisible ennemi. Seul l'homme sans nom s'y confronte.
Ce combat et cette nudité ne s'effacent que dans l'horreur soulevée par la vision du collier. La réalité fait lentement son chemin vers la conscience. Des oreilles desséchées, flétries, avec encore parfois un anneau suspendu au lobe... Des oreilles semblables à des gouttes, à des larmes... Des oreilles de couleur laiteuse ou mordorée... Des oreilles qui semblent être des vestiges perdus d'une humanité à jamais disparue... Des oreilles coupées, déployées en une ronde insensée... Des oreilles dessinant un collier sur la peau glabre du torse.
La gestuelle, lente et précise, du combat rapproché avec l'invisible ennemi éloigne l'effroi intense éprouvé un instant à la vue du collier. Le corps anguleux et sa danse épurée esquisse l'ombre d'un meurtre. C'est une danse, lente et muette d'avec la mort. C'est une valse au ralentie qui dépouille les gestes et célèbre un corps à corps à vif, au-dessus du vide d'une tombe invisible. C'est un sacrifice propitiatoire pour une religion interdite, c'est un rite antique lentement voilé d'éternité.
Notre présence sans mot laisse place à une curiosité stuporeuse et médusée. Le silence se fait chape de plomb. Nos corps sont happés par l'autre. C'est comme si nous entrions par effraction dans un univers étrange et inconnu. Aucune possibilité d'évasion. D'ailleurs, aucune pensée de ce genre ne vient crever la surface de notre mémoire. Nous nous trouvons submergés par l'autre monde, fasciné, ingéré... Il y a comme une faille en nous, on a beau se l'interdire, ça n'empêche : un combat meurtrier où l'un doit mourir, c'est beau.
Puis le temps de déréalisation s'estompe. L'engourdissement engendré par ce corps à corps muet face à l'invisible s'éloigne, laissant place au malaise.
L'homme sans nom laisse ses gestes se reposer lentement, très lentement. La sueur perle sur sa peau. Le regard incurvé vers l'absence reprend son chemin vers les grilles, vers l'au-delà des grilles, vers nous.
Et son hurlement, grondement intérieur jaillissant du plus profond de son corps, nous fait frissonner. Ce cri sauvage fait vaciller l'air, les grilles et les arbres derrière nous.
... " Bon pour la camisole " ... Phrase laconique même pas prononcée, juste deux regards qui se rencontrent, au détour de cette confrontation à l'étrange, à l'étranger. Juste un constat qui écrête, tranche, désamorce la somnolence hypnotique. Il faut bouger, se secouer, avancer. Encore un qui a pété les plombs.
Une énième rencontre d'avec la folie. Drôle d'aventure, où on tape au pif... à côté, le plus souvent, parce que le scénario, lui, il est jamais écrit d'avance. On ne sait pas où on met les pieds... On découvre juste, que même au bout de longues années de pratique, la première confrontation d'avec la folie reste toujours une histoire particulière. C'est à chaque fois un instant vierge de toutes connaissances et poussiéreux de tous nos savoirs.
L'homme sans nom, dans son insoutenable différence, nous engage à l'accueillir, à lui donner asile. Pas d'autres choix. Que ça nous plaise ou non ! Un défi quotidien, une énigme qui travaille nos viscères et nos pensées. L'homme sans nom, lui s'en moque. Il attend.
Seuls bénéfices : nous allons pouvoir rouler des mécaniques devant les femmes et alimenter notre légende personnelle :
... " ah oui, j'y étais " ...
Pendant que le monde tourne à sa façon, pré-réglé, banal et inutile, on travaille son image, le costard-cravate taillé à la mesure de son ego. Depuis longtemps on y travaille. Déjà dans le ventre maternel, on veut que la terre tourne autour de nous. Alors, on s'empare du pouvoir comme on peut. Une auréole d'homme, ça se travaille hors de la banalité.
... " J'étais obligé d'y aller, de faire mon boulot " ...
Faut pas charrier, le dévouement hissé en bannière, c'est pas très rentable.
C'est peut-être ça, d'ailleurs, la vie : être là, faire partie de l'aventure. L'essentiel, c'est pas de se contenter des tâches d'exécution mais d'assurer dans toutes circonstances, avec l'assurance de ceux qui ont déjà des heures, des années de pratiques humaines. Quitte à faire semblant, quitte à tricher... mais il faut en être.
Un autre regard lancé au guetteur. Pas besoin de mots non plus. Chacun sait ce qu'il doit faire. N'importe qui peut passer les grilles, affectant une conduite pacifique et d'un seul coup transformer la paix en enfer. La psychiatrie, c'est la salle des pas perdus... Et ça pue, pour preuve : mon collègue vient de lâcher un vent. C'est le signal. La sonnerie du clairon pour lancer l'attaque. L'éjection de toutes les peurs et de toutes les défaillances techniques.
Le guetteur se tend, prêt à appeler d'autres hommes, d'autres fiertés viriles.
- "L'Algérie. Saloperie. Il me rappelle l'Algérie " chuchote mon collègue pendant que nous avançons. J'ai soudain envie d'une clope. J'ai soudain envie d'être loin.
Trop de souvenirs, trop de colliers si semblables à celui de cet homme. Trop de bruits, trop de couleurs surtout du rouge. Rouge de sang, rouge de ma jeunesse. Rouge de la soudaine chaleur qui me monte au visage. Rouge de rage, rouge d'envie de tuer. Mon collègue n'est pas loquace sur le sujet. Il n'en parle jamais, moi non plus.
Pas un mot n'est prononcé lorsque nous l'emmenons. Le silence opaque semble même s'épaissir un peu plus. Le guetteur relâche la pression de son regard… (2)
clin marianne. Amiens, le 28 janvier 2002.
(1) La poésie " furibarde et aimante " de Louis Arti se retrouve dans :
" Quand je sors de chez moi, je rentre à l'étranger " Poèmes et chansons 1970-1994.
(les éditions K'A Marseille 1994)
(2) " Le conte a pour unique but d'amuser ; son mérite consiste dans la manière piquante
ou naïve de raconter des faits qui n'ont aucun fondement réel. "
Larousse du XIX° siècle.