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Chambre 33.



Depuis le 11 septembre, Toulouse et autres dérives d’intempéries… la société humaine semble entrer dans une période d’incertitudes. Elle semble plus violente, plus tourmentée et dans le même temps plus concernée par la notion de l’autre, d’autrui. La déliquescence du lien social est toujours aussi présente, s’exacerbant dans les faits-divers. La cassure sociale est balayée par ces temps de pré-élections, les clochards ont disparu du métro parisien, les flics et autres sociétés de gardiennage augmentent leur visibilité… Etrange comme la notion de violence est l’arbre qui cache la forêt. Etrange comme le sécuritaire prédomine, sans que la réflexion s’enfonce plus loin, dans la mise à nu d’une société qui cherche de nouvelles pistes pour vivre.
Nous autres, en psychiatrie nous sommes le reflet de la société tout en étant dans la position ambiguë d’être des soignants-gardiens. Nous nous prenons en pleine gueule les oscillations et les avancées d’une humanité en recherche de mieux-être. Quelle part attribuer au social ou à la maladie  Quelle part attribuer au soin ou à notre rôle de gardien de l’ordre social 
Mais là n’est pas le sujet des
Murmures du mois de mars.
L’utopie des années 60/70 fraternelle et angélique s’écroule. Il y a du rififi dans les sphères individualistes des années 80/90. Par contre, tout le monde s’accroche à son portable… «
Téoù … Maman, ne m’abandonne pas  »…(1)
Passer d’une société de culpabilité à une société d’abandon, d’une société patriarcale au risque d’une société matriarcale. Pas d’équilibre, pour l’instant en perspective. Nous oscillons.
Mais, ce qui apparaît comme la marque de notre époque c’est le consensus. Qu’il soit implicite ou expressément imposé. Pas de bruit, pas de vagues…
Le propre du consensus implicite, c’est d’être comme un air qui fredonne une appartenance à la même tribu, c’est d’être comme l’esprit d’une même famille de pensée. Ce qui désamorce les conflits et ramène les désaccords à une pure convention. Autrement dit, les échanges fonctionnent sur deux non-dits fondamentaux 
-on est et on doit être du même avis.
-il y a comme un air de déni de la réalité… « Tout va bien Madame la Marquise  »…
Surtout pas d’affrontements, pas de violences, de conflits. Vive le consensus 
Consensus mou  Les 35 heures en sont un bon exemple, la «
psychologisation » des conflits sociaux comme la demande de prise en charge des licenciés de Danone par les CUMPS en sont une autre tentative… le psychologisme à outrance pour tout fait et évènement marquant entraîne quelque part un appauvrissement de sens et un clouage de bec d’une parole qui interpelle le mythe écorné d’un monde bon et aimant, d’un universel factice, hypocrite seulement nécessaire au maintien des structures dominantes.
Et si nous récusions la règle du jeu  celle de l’acquiescement réciproque, celle d’une communauté bien lisse, policée, sans débordement. Où est donc passé l’art des contrastes  Celui où les couleurs et les formes s’entrechoquent 
Je ne prêche pas les bombes et autres dérives terroristes…Je prêche pour une société qui ouvre les yeux et affronte la vie dans ce qu’elle a d’essentiel sans se voiler la face et les idées. Il faut se heurter pour se construire, il faut du conflit pour faire avancer les choses. Quand nous faisons disparaître l’agressivité, le conflit, nous faisons disparaître également le désir d’avancer, la joie d’imaginer et d’aimer. Nous manquons de vitalité politique, de friction, d’imaginaire.

Dans le Vieux Quartier, en voie de démolition afin d’optimiser une meilleure qualité de vie, il y a un Hôtel qui s’ancre autant dans un passé ancestral que dans un futur en perpétuel devenir. L’ Hôtel du Cul Tourné (2), passage des Solstices, résiste contre vents et marées. Et ce depuis des siècles. Loin de toute colonisation intellectuelle par les bons sentiments… «
Tout le monde est beau, tout le monde est gentil  »… Loin de la coca-colisation du Bien contre le Mal… Brigitte Fontaine y chante régulièrement… «L’amour, c’est du pipeau, c’est bon pour les gogos  » (3)… L’angélisme aussi, c’est bon pour les gogos.
Drôle de lieu, cet Hôtel du Cul Tourné. La chambre 33, c’est la plus demandée. Une histoire de pouvoir dit la patronne, Lucie La Rousse. 90 kg de masse osseuse, sourire en coin, visage ridé, yeux ancestraux pétillants. Une histoire de pouvoir…
A côté, impasse de la Dés Errance, dans le réfectoire du Cloître d’une très vieille Abbaye, Ousmane Sow (4) expose ses sculptures façonnées dans une matière secrète, qu’il fait macérer pendant des années. Jamais les corps n’ont été aussi magnifiés. Il dit un truc Ousmane Sow 
…« On lutte pour conquérir la femme qu’on aime, on lutte pour conquérir l’espace, la lutte est une façon d’exister et de reconnaître l’autre…C’est aussi cela l’Afrique, un champ de lutte et de combat »…
Violence fondamentale qui fait avancer. Flux de vie…
Chez l’ethnie des Noubas, en voie d’extermination, au sud du Soudan, le combat des lutteurs est envisagé comme un rituel qui élève l’esprit.
Ritualisation de cette violence fondamentale afin qu’elle ne déborde pas et n’entraîne pas la société dans le chaos.
Vainqueurs ou vaincus, les corps sculptés d’Ousmane Sow exaltent la force…celle d’un continent, d’un peuple qui n’a pas dit son dernier mot…celle de la vie tout simplement.
A notre époque de consensus mou ou l’affrontement est évité, nié, dénié, tout se passe entre gens de bonnes manières…Mais bizarrement, la violence déborde, s’infiltre partout entraînant peur et insécurité. Mais bizarrement, au fil des lectures, il arrive parfois de tomber sur des petites annonces pour stages de développement personnel réhabilitant la figure du Guerrier. Epoque en mal, mâle de re(pères). Posséder les femmes, se livrer à des combats de coqs ne sont plus exigés mais défendre les limites de son territoire personnel et familial est encore possible. S’affirmer en respectant l’autre. Tout un programme… Il est possible aussi de tomber sur les nouvelles techniques pour managers confirmés, arts et techniques du pouvoir. A ce jour, le tutoiement est «
out », l’autoritarisme fait joyeusement son «come-back ».
Bref, une histoire de violence fondamentale, de pouvoir…

Les femmes, là-dedans  Coincées entre Harems imaginaires et fantasmés (5), coincées entre réalité et images parfaites scotchées sur les abris-bus…nous n’avons que «
pouvoir impossible » (6) et l’obligation politique de parité. Egérie, Muse, Madone, Mère, Pasionaria…clichés qui nous neutralisent, niant nos actions… figures qu’entretiennent les médias nous figeant dans cette idée qui a la peau dure, celle de l’incapacité fondatrice des femmes (sauf celle de procréer)… Nous inscrivant délibérément dans le registre du passionnel, des émotions. Ou tout au contraire, nous inscrivant dans le registre de la Dame de fer…comme si entre trop plein d’émotions et excès de retenue, la femme avait toujours tort. Comme si nos actions s’inscrivaient plus «le temps désordonné de l’émotion et non dans la durée maîtrisée de la construction » (6). Harpie, Sorcière, Fée bleue, Dame de fer… et j’en passe. Sans oublier le célèbre «Bonne, ni Conne, ni Nonne » 
Pour nous aussi il existe des stages de développement personnel…
Peut-être que le pouvoir féminin se résume à la chambre 33, Hôtel du Cul Tourné…Emprisonnées consciemment ou inconsciemment parce que coupable du désir des hommes, des peurs et interdits du patriarcat. Chambre 33, nous continuons comme nos grands-mères et arrières grands-mères à y coucher sans franchement nous l’avouer. Le matriarcat pur et dur sera peut-être un passage obligé mais ce n’est certainement pas la meilleure solution. Un équilibre reste à trouver. Et puis nous ne sommes pas plus nettes que les hommes au sujet du pouvoir. Et nous pouvons nous aussi être d’une violence extrême…

Et la psychiatrie, là-dedans  Déstabilisée, en pleine restructuration et reculs divers… elle aussi convole en tristes noces à l’Hôtel du Cul Tourné, chambre 33. Cul Tourné entre pouvoir médical et pouvoir para-médical, entre pouvoir des soignants et pouvoir administratif et gestionnaire, entre pouvoir des différents intervenants… La psychiatrie rejoint elle aussi les lutteurs-guerriers d’Ousmane Sow mais sans ritualisation, juste de la violence sous-jacente au consensus mou. Guerres des clans et chefs de hordes absents… Le patient lui, est l’enjeu des pouvoirs. Dans le même temps il est hors-sujet, hors-piste. Choséifié, dénié, oublié…il s’engouffre dans les failles.


Le Grand Duc.



Le médecin est petit et porte des lunettes cerclées de noir. Il est jeune et ressemble à un premier de classe dans son costume anthracite étriqué. Sa cravate mordorée reflète brièvement la lumière du néon. Il tient un stylo de luxe entre ses doigts, prêt à dégainer sa plume comme pour nous faire la faveur de nous montrer son talent de chef d'orchestre. Il a appris le premier degré du pouvoir, semble-t-il, faire attendre les gens.

L'homme sans nom est toujours nu. Il se tient, devant le bureau, dans la position immobile du soldat prêt à exécuter un ordre. Dans le même temps, c'est comme s'il voulait s'empêcher de basculer dans le vide et entraîner le monde avec lui. C'est une attitude bizarre, à la fois raide et souple. Ses bras ont d'imperceptibles mouvements, ses jambes sont longues et élancées comme celles des gazelles. Son sexe est rentré, enfoncé à l'intérieur de ses cuisses, dissimulé à la vue. C'est un homme androgyne, un ange au regard absent. Juste un signe d'humanité : un tatouage représentant un serpent ailé. Il a toujours son collier d'oreilles racornies autour du cou.
Nous nous tenons derrière lui, en demi-cercle. Les mains dans les poches ou les bras croisés, nous attendons le bon vouloir de l'apprenti-toubib... "Le p'tit con,... j'espère qu'il va pas nous la jouer à l'intellectuel !"... sussurre Le Grand Duc... "Va pas nous barber longtemps"... lui rétorque son voisin.
J'en pense rien. L'homme sans nom -à qui je viens d'en donner un, l'Ange- m'ouvre un horizon de réflexions.

Le Grand Duc a un contentieux, vieux de quelques mois, avec le médecin. Une histoire d'honneur quelconque, à propos d'une jeunesse dodue en passe d'être embauchée. Histoire, qui en recouvre une autre au sujet encore plus banal. Une prise de bec pour la possession d'un bureau. Chacun veut enfermer l'autre dans un placard... Enfin bref, c'est truffé de testostérone et d'omnipotence.
Le Grand Duc, de son vrai nom Robert Zarrec, ressemble à Lino Ventura. Il a la même dégaine. C'est un militant de première, toujours prêt à crapahuter dans des carambouilles de pieds-nickelés et à lutter contre des moulins à vent. Son étoile à lui, c'est la C.G.T... ça lui donne des regards perdus, au loin, dans la lutte contre le pouvoir patronal. Il est surveillant aussi, promu chef d'une section d'infirmiers passablement louches. Quelque part, il s'est fait avoir... et il le sait. Ca le fait rire et l'empêche pas de tonner des discours ravageurs. Il a un flegme structural qui m'étonne toujours.

A l'hôpital, quand une grande gueule militante voit le jour, on fait tout pour la récupérer... L'intelligence au service d'une cause syndicale, ça fout la merde dans les embrouilles du pouvoir. Alors, on leur trouve un poste de surveillant... ça a le goût du pouvoir, l'odeur du pouvoir, mais c'est un leurre. Une arnaque de première, fomentée par une oligarchie-caviar, pas prête du tout à lâcher ses prérogatives... On paume pas la grosse galette comme ça.
Là-dessus, Le Grand Duc a des théories. Le pouvoir, c'est comme l'entretien des machines, ça s' polit, ça s'huile... Et, la hiérarchie, c'est soit-disant la super élite que l'hôpital extrait de son sein par distillation fractionnée... en fait, c'est comme la reproduction des amibes, c'est une parthénogenèse en vase clos.
Des fois, il y a des amibes à coquilles... ce sont les syndicalistes qui font furoncles aux cocktails du peloton de commandement.
Il nomadise, Le Grand Duc. Il flirte avec l'internationale... En institution, il faut mieux se la jouer partition personnelle que prêcher les grands principes.
Première leçon, faut s'occuper à ne rien foutre.
Deuxième leçon, dans la guerre de tranchée de la renommée, faut être délicatement hypocrite.
Ses propos font pas dans la dentelle, ils mettent plutôt les nerfs à vifs... Ca renforce son charisme, qu'il dit. Le comble, c'est qu'il persiste dans l'autocritique, en affirmant que l'individualisme forcené au service de la carrière rend pas hommage au service public.
Il dit autre chose, aussi, Le Grand Duc... il dit qu'on prend goût au commandement.

Suite aux conversations, je trouve qu'il a raison... Il y a des mecs, ils sont comme des geckos. Ils s'accrochent à n'importe quelle surface, plafond lisse compris et y restent collés. Ils marcheraient sur les morts, pour obtenir ce qu'ils veulent.

D'un coup, d'un seul, je suis balancé hors de ma torpeur. Brutalement. La rêverie est une pratique qui fait perdre le fil.
La rafale de mots trace, ricoche, claque...tonitruante. Le Grand Duc a giclé de sa réserve et pilonne sec la position du toubib.
... «
Hors de question de se battre pour lui enlever ses pendeloques de cristal humain... Hors de question d'enrichir une bande de charognards qui s'font mousser, sur le dos des pauvres hères.
Des cas intéressants, mon cul... D'la viande à diplôme, voilà ce qu'ils sont. Vous, les toubibs, vous êtes comme des mouches qui tournent au-dessus d'un tas d'ordure.
... Pigez-pas que son collier, c'est comme un papier officiel... C'est la seule preuve de sa réalité, de son identité. Si on lui enlève, c'est foutu. Il est vraiment mort...
Putain, ce type, il vient de là-bas. Il a du être rudement secoué en Algérie pour nous revenir, avec juste ses trophées. Quoiqu'on fasse, c'est le seul truc qui lui appartient, c'est le seul truc qui lui donne une identité.
Y-a pas, c'est un ancien de l'Algérie. Donc il a été bidasse... Commandos... sûrement. C'est tout ce qu'on a... Alors, son collier, il l'enlèvera quand il se sera retrouvé. » ...

Il a la rage, Le Grand Duc. Une rage qui vient de loin.
Il y a comme un vent de contestation qui souffle sur ses troupes. On vibre, on grommèle, on s'agace. On est d'accord, on participe plus...
Ses injonctions, le grand inquisiteur, il peut se les carrer.
Forcément, l'autocrate du savoir grince. Mais il capitule. Pour le moment… (7)
.




Clin marianne. Amiens, le 14 mars 2002.



-    (1) Quelques pistes à suivre chez un psychiatre-psychanalyste qui surfe sur l’actualité 
intimité surexposée » Serge Tisseron (éd. Ramsay 2001).

-    (2) Hôtel ou Auberge du Cul Tourné 
- Corps allongé à côté du votre mais orienté côté pile.
- Technique éprouvée depuis des siècles par les hommes et surtout par les femmes, pour signifier le désaccord ou les divergences de vue.
- Acte de rébellion silencieuse, genre opposition mutique.

Déchirure possible dans le monde du Soin, de l’alliance dite thérapeutique. Chacun regarde de son côté, et si possible du côté de son propre territoire et/ou pouvoir . Le tout en oubliant de regarder dans la même direction. Dans ces cas-là le sujet du soin n’existe plus. Peut-être aussi utilisé avec le consensus mou. (antagonistes  coopération, alliance, démocratie)

-    (3) «amour c’est du pipeau c’est bon pour les gogos »…Est tirée du génial album de notre feu-follette Brigitte Fontaine «KEKELAND» (Virgin France 2001).

-    (4) Ousmane Sow ou la splendeur sauvage des hommes. Sculpteur sénégalais, longtemps ignoré, aujourd’hui à la mode. Ancien kiné consacrant de plus en plus de temps à la sculpture et racontant des histoires profondément humaines… Un seul message  «Regarder les hommes bouger… »

-    (5) Une lecture et une seule  «Harem et l’Occident » de Fatema Mernissi (éd. Albin Michel 2001).

-    (6) «La femme, le Pouvoir impossible » Marie-Joseph Bertini. (éd. Pauvert. Essai. 2002).
Une réflexion dérangeante et un constat sévère aidant à porter un regard critique sur
les discours des médias, sur les discours politiques et publicitaires…
A lire de toute urgence en ces période pré-électorales.
… « Le langage est une Bastille symbolique dont le contrôle fait l’objet de l’attention sourcilleuse des pouvoirs établis, qui comme chaque fois qu’ils se sentent menacés, ne craignent pas de mobiliser le ban et l’arrière-ban de la mauvaise foi et de l’ironie. La prise de parole défie l’ordre dominant en ce qu’elle touche à l’équilibre même du système. Elle devra s’opérer au service d’une autonomisation des femmes inventant un langage propre, c’est-à-dire s’octroyant le pouvoir de produire leurs propres représentations du monde et d’elles-mêmes. Jusque-là, les femmes seront moins des actrices sociales que des objets d’une ethnologie médiatique dominé par le primat du masculin. A la fois négation (…) et affirmation (…), la parole libère un potentiel qui n’attend rien d’autrui mais tout de soi-même. Sans doute les femmes doivent-elles cesser d’attendre que le corps social s’amende progressivement à leur égard et se mettre en situation d’influer de manière directe, volontaire, efficace et mesurable sur les orientations de ce dernier  L’espoir réside ici dans ce courage ontologique Au risque de déplaire, au risque de déchoir, au risque de faillir à tous les attendus d’une société en panne du féminin, c’est au femmes qu’appartiennent les réponses à toutes les questions que posent les grandes lâchetés et les petites perversions de leur éviction généralisée de la sphère publique… » Marie-Joseph Bertini.
Il reste plus qu’à nous mettre au travail… 

-    (7) «Le conte a pour unique but d’amuser ; son mérite consiste dans la manière
piquante ou naïve de raconter des faits qui n’ont aucun fondement réel. »
Larousse du XIX° siècle.