… A l'Hôtel des courants d'air, personne ne s'arrête. Tout le monde passe… Il y a ceux qui ont les yeux fixés sur la ligne bleue des lendemains qui chantent. Ceux qui applaudissent et s'ébaudissent de l'idéologie économique. Ceux qui se braquent, hurlant leurs griefs en unique posture protestataire. Ceux qui se replient dans le désintérêt et la désimplication. Ceux qui explosent dans des passages à l'acte terrifiants. Ceux qui se réfugient dans les valeurs sûres religieuses et identitaires. Ceux qui se sauvent sous divers prétextes…
A l'Hôtel des courants d'air, les ardoises de la toiture s'envolent, se fragmentent sur le sol. Les murs vacillent, se trouent en plaies béantes. Les fenêtres et les portes n'ont de nom que dans le souvenir de leur existence.
A l'Hôtel des courants d'air, y a plus que du vent. Du vent qui fait rage, soufflant le froid et le chaud et laissant de longues plages de silence.
A l'Hôtel des courants d'air, le patron et la patronne se sont tirés. Il y a bien quelques voix qui essayent de se faire entendre. Mais, la dissonance règne dans l'opéra à quat'sous. Il y a comme un air de répétition. Chacun accordant sa voix, mais selon son bon plaisir, sans pour l'instant prendre le temps d'écouter l'autre et de s'harmoniser.
A l'Hôtel des courants d'air, tout se disloque. Le vent vide et froid, ou exaspérant de moiteur rend fou. La violence dérape et arrache des lambeaux de papier peint. Le discours sécuritaire chantonne et prédomine la cacophonie des voix, faisant entendre son discours vieux de plusieurs siècles… Il s'engouffre dans les interstices…
Un soir de ce mois d'avril… le tissage de la chronique mensuelle s'est interrompu net. Immolé à l'autel de la violence. Figé, glacé… Le chaudron s'est pris un 39 fillette dans les flancs et s'est renversé. Les niaiseries étalées sur la page blanche se sont déchirées au gré du vent. Les guerres qui palpitent dans mon inconscient sont retournées voir leur année de naissance, 1870, 1914, 1940, l'Indochine, l'Algérie… La violence au cœur des hommes et des femmes. La violence meurtrière qui n'en finit pas. Surdosage de faits divers, de meurtres, de guerres… Violence, haine, peur, irrationalité, réalité des faits, amplification médiatique ou non, discours sécuritaire… Help ! C'est quoi, l'antidote ?
Ordinateur déconnecté, Télévision et radio débranchées, journaux jetés à la poubelle… Je suis allée compter les gouttes de pluie …
La pluie
Un jour de pluie, un passant surprit Zaïd en train de compter à haute voix.
- Que comptes-tu, Zaïd ?
- Je compte les gouttes de pluie.
- Mais, pourquoi ? demanda le passant surpris.
- Parce que personne ne le fait.
- Mais, quelle utilité as-tu de compter les gouttes de pluie ?
- Je compte les gouttes de pluie, car c'est préférable à celui qui compte son argent. (1)
Il y a un soignant, là-bas, à Lyon, qui est parti en voyage pour l'autre monde. Lui aussi s'était décidé pour un métier où l'on compte, conte les gouttes de pluie. Un métier qui ne fait aucun bénéfice. Un métier de funambule. Un métier, où lorsqu'on accueille quelqu'un ce n'est pas forcément parce qu'il est fou… "
Mais parce qu'on l'a jugé assez intelligent pour réussir sa
vie " et poursuivre son chemin (2)… Seulement, des fois, la relation s'éraille, déraille.
Le terme " jugé " sorti du contexte peut sembler péremptoire, fascisant. De quel droit peut-on juger qu'un être humain, quel qu'il soit, est " apte " à réussir sa vie ? Mais je trouvais intéressante cette formule renversée. Ce n'est pas parce que le patient, l'homme, la femme est fou/folle que nous l'accueillons mais parce que ça vaut le coup de tenter un p'tit quelque chose pour qu'il/elle réussisse sa vie et trace son propre chemin avec le moins de souffrances possibles. Elle est si belle la vie… !
Seulement nous travaillons sur la ligne glauque, sur les non-dits d'une société, sur ses interdits, sur ses lois, sur ses rejets, sur ses peurs, sur ses haines, sur ses illusions, sur ses utopies, sur ses désirs, sur ses croyances … avec tous les risques que cela comporte. Et nous le savons bien, au fond de nous-même qu'il suffit de peu ( peur, rejet, haine, état fusionnel, mécanismes délirants, recherche de limites…) pour que nous chutions. Personne n'est à l'abri… Et nous pouvons vite arriver là où personne n'a plus la moindre confiance dans la parole de l'autre, là où tout geste devient suspect. Parfois avec juste raison. Parfois par peur irrationnelle. Parfois par haine, colère. Parfois par désillusion.
Il y a comme un courant d'air glacé, un retour du réel qui nous bouscule… Loin de nos belles utopies du soin. Nous sommes aussi des gardiens, des tenants de l'ordre social. Nous sommes aussi des citoyens. Le meurtre est interdit. C'est un des interdits fondamentaux qui fondent la vie en communauté. Tout société se fonde, se structure sur des interdits. Interdit du meurtre, interdit de l'inceste. Et cela nous concerne tous. Il n'y a pas que l'autre, l'étranger qui tue, vole, viole. Nous avons nos propres mouvements de haines intérieures, nos propres désirs de violence… Seul le passage à l'acte ou le non-passage à l'acte font la différence. Et encore ! Lors de guerres, l'autorisation de tuer est donnée, encouragée, sanctifiée. Et tout un chacun peut s'y trouver entraîné, enchaîné. Nous pouvons être des monstres de toute-puissance… Il s'agit de ne pas l'oublier. (3)
En psychiatrie, le meurtre, le passage à l'acte est un geste incompréhensible, à l'absurdité révoltante. Il y a de la douleur, de l'émotion, de l'indignation, de la colère. Le travail soignant ne se fait plus dans un enthousiasme béat. Le retour au réel est terrifiant. Comment ? pourquoi ?… Autant de questions qui parfois ne trouvent jamais de réponses mais blessent au plus profond. Haine-Amour, Amour-Haine : les mécanismes décrits par la psychanalyse sont la base de toute relation humaine. Idem pour la Fusion-Séparation, Fusion-Différenciation. Autrui est à la fois du "
même " et du
" autre ". L'utopie, l'uchronie d'une société basée sur l'amour fondent pour une bonne part les avancées d'une société, ses idéaux. Mais il nous faut aussi connaître, reconnaître les mécanismes de la haine qui sous-tendent quelques unes des actions humaines. Idem pour les notions de fusion et de séparation. La fusion peut-être meurtrière. Et trop de différenciation peut renvoyer l'autre à l'état d'objet. Tuer un objet, c'est comme le jeter à la poubelle. C'est un acte banal. Trop de fusion, trop de "
même " entraîne une violence par mimétisme, imitation. Nous ne désirons rien tant que ce que désire l'autre. Nous orientons parfois toute notre vie à l'aune du désir des autres. Et si nous pouvions avoir le pouvoir, sûr qu'il y aurait des moments ou chacun anéantirait l'autre dans une rage de violence. L'humanité n'échappe pas à la violence, pas plus qu'elle n'échappe à l'amour… ça a démarré dans les cavernes préhistoriques, chez Lucie, son mec et la tribu dans laquelle ils vivaient. Parfois, un seul truc peut jouer le rôle de soupape en focalisant la violence et en la réduisant, c'est la notion de bouc émissaire. C'est pratique, ça décharge une société de toute sa violence intrinsèque. Le bouc émissaire est soit négatif (le mauvais, le mal), soit positif (touchant au sacré, prenant sur lui toute la responsabilité sociale). Il permet le désamorçage de la violence originelle, intrinsèque à tout être humain. (4) C'est le chef de horde. Bon ou mauvais. Ou l'homme à abattre. La notion de bouc émissaire peut très bien ne pas rester figée sur une seule personne (le roi, le chef, le dictateur) mais s'équilibrer sur plusieurs (c'est la base de toute démocratie mais c'est aussi la base des camps de concentration). Quelque part, le choix du bouc émissaire c'est nous qui le faisons, en tant qu'appartenant à une communauté, en tant que citoyens.
L'autre truc qui peut désamorcer la violence, c'est la culture et la mise en place du symbolique. Passer du geste à la parole, passer de l'acte au symbolique conduit hors du champ de la violence. La culture, les réflexions solitaires ou collectives amènent des solutions. Réalisables ou pas, aucune importance. Elles ouvrent le champ de la pensée, de l'imaginaire. Elles ouvrent sur une mise en chantier, une tentative de construction ou de reconstruction. De soi-même ou avec d'autres. Elles ouvrent sur des perspectives personnelles de projets de vie ou sur des perspectives collectives de projets communautaires, de projets de société. C'est du politique. Nous sommes là encore dans l'espace du "
même " et du "
autre ", dans l'espace de la "
fusion " et de la "
différenciation ". Cela rejoint aussi les notions de "
dedans " et de "
dehors ", de "
privé " et de "
public ". Ce sont les notions d'être-sujet et d'être-social, les notions d'individu et de groupe. Dans une démocratie, l'homme social est intrinsèquement impliqué dans la réalité dont il est partie prenante par choix. Il infléchit la réalité collective. En tant que sujet-individu et en tant que sujet-social. Etre un sujet autiste ou passif ou fuyant, c'est pratique : on n'est jamais coupable, ni responsable. C'est l'autre, le coupable, pas nous.
Cela peut paraître schématique mais ce sont des pistes de recherches… Et notre quotidien soignant. Que l'on soit infirmier, psychiatre, éducateur, psychologue…etc, le soin dans le champ de la folie nous confronte nécessairement à tous ces questionnements. C'est de l'ordre de la vie.
Entre deux gouttes de pluie à compter, je suis tombée sur une phrase de René Char qui datait de 1941 :
… " Nous vivons des temps qui font de nous des simplificateurs claquemurés.
Nous sommes des monstres de justice et d'intolérance. "… (5)
Vous ne trouvez pas qu'il y a un air de cela aujourd'hui même si nous sommes débordants de bons sentiments vis à vis d'autrui… ? Même si la situation sociétale n'est plus semblable ?
La violence semble être comme une onde de choc qui se propage trop rapidement en ces temps modernes. Les gestes confinant à l'absurde, à l'incompréhensible sont pour certains une occasion de sauter à pieds joints dans le discours du " risque zéro " et dans le discours sécuritaire. Et même si nous avons l'impression d'être exclus du droit de comprendre par les passages à l'acte terrifiants, fous, gratuits, sans raisons… il y a danger à amalgamer la question de l'insécurité et les actes de folie… il y a danger à amalgamer santé mentale et psychiatrie… il y a danger à amalgamer économique et politique…il y a danger à amalgamer l'être humain à un kleenex jetable, corvéable juste le temps nécessaire à faire du fric… Nous finissons par oublier qu'une société a autant besoin d'interdits que de projets. Nous croyons être des petits monarques en toute puissance mais nous sommes des êtres humains qui vivent ensembles et non des sujets autistes. Passer d'un ordre étatique, institutionnel pesant à un individualisme exacerbé où l'individu est sujet-roi tout puissant donne l'impression de conduire à une impasse. Troupeau obéissant ou pré-carré personnel ?
La violence semble s'insinuer de plus en plus dans le collectif. Est-ce du médiatique ? Est-ce une réalité tangible parce que nos société s'acheminent vers une post-modernité industrielle ? Est-ce les trouées béantes d'une société psychotique ? Est-ce parce que l'homme ne croit plus en l'homme ?
Les piliers de la violence sont au nombre de quatre : le pouvoir, le territoire, le sexe, l'argent. Sans oublier la part de la folie qui elle, ne rentre pas dans la case pré-formatée d'un raisonnement cartésien poussé à l'extrême.
Pouvons-nous essayer de comprendre et de réduire les risques ?
Si la psychiatrie reflète une société… Eh bien, entre le travailleur isolé qui bipe pour tout acte de violence, les augmentations d'HO/HDT, les UMD et pré-UMD dont les enveloppes budgétaires sont très intéressantes, les psychotiques qu'on dégage à vitesse grand V direction dehors, l'augmentation de leur clochardisation et de leur suicide, l'augmentation des hospitalisations de jeunes, très jeunes adolescents, le turn-over in-out des patients, les restrictions budgétaires qui délivrent non pas du constructif mais du tout-jetable, le malaise grandissant des soignants qu'ils soient psychiatres, infirmiers et autres, les dégradations volontaires du service public, la montée des urgences style feuilleton télévisé…J'en passe et des meilleures.
Si nous sommes le reflet d'une société démocratique, eh bien nous avons du souci à nous faire. L'Etat en démocratie n'a pas pour seules fonctions régaliennes, l'armée, la justice, la police. Il n'a pas non plus à livrer tout le fonctionnement d'une société au marché, au credo économique. Le seul discours financier, le tout marchandise n'est qu'un discours idéologique. Pas la voix d'un dieu quelconque qui transcende notre réalité d'êtres humains. C'est la seule question à se poser dans le débat politique actuel. C'est la seule question à se poser pour essayer de résoudre le malaise de la Santé publique. Mais tout se passe comme si l'immense majorité était définitivement persuadée qu'il n'y a rien à faire puisque tout est écrit, puisque tout est naturel dans les prises de décisions… déterminées par la puissance des progrès technologiques, déterminées par la main invisible des lois du marché et de ses mécanismes broyeurs de l'humain. Les investissements hors des activités productives dans une espèce de virtualité financière ne reposent que sur une idéologie et non sur un projet de société. Faut-il attendre que le système financier pris dans une spirale incontrôlée s'effondre de lui-même ? Comme cela commence à se produire dans certains endroits du monde ? Comme la faillite, le krach électrique en Californie, la situation des chemins de fer britannique, l'effondrement de la Silicon Valley sur le versant chômage… ? Faut-il attendre plus de paupérisation, plus d'actes violents, plus de malaises sociaux…? Faut-il faire comme si… ? Comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes ?…
Nous sommes tous perdants dans cette situation, en tant que salariés, en tant que consommateurs, en tant que citoyens. Je ne dis pas qu'il faut complètement exclure l'économique. Le don et le contre-don sont eux aussi la base de nos sociétés. Mais il serait temps d'y réfléchir. Des droits universels doivent être garantis à chaque être humain et il y a de l'importance à mettre hors marché financier l'eau, la terre, la santé, l'éducation, le logement, la culture, les transports, les énergies, la communication…Ou tout au moins équilibrer les choses. Leur accès est vital et l'être humain est à mettre au premier plan. L'être humain n'est pas du tout-jetable. Il ne se remplace pas en flux continu enveloppé sous du cellophane et retour à l'expéditeur si défaut.
Un projet de société c'est une interrogation éthique, politique. C'est un questionnement sur les actions et les valeurs qui la fondent. Et pas une espèce de résignation comme si l'on avait renoncé à penser, à vouloir, à bâtir. Ni une explosion de violence pour tout détruire, pour peut-être recommencer. Ni juste une question d'argent, d'économique. Ni une fuite en avant, style après moi le déluge. Ni une béatitude de paradis où on risque plus rien. Ni du tout et du n'importe quoi…
La psychiatrie a un air de morosité comme si nous avions perdu notre ligne de force. Comme si nous aussi, nous ne savons pas bien où nous allons…
Mais si nous, juste déjà en psychiatrie, nous n'imaginons pas d'autres positionnements que la résignation, la rétraction, la fuite en avant, l'incantation…Nous irons à d'autres enterrements.
Le récit-conte qui suit… c'est pour un vieux de la vieille à la barbe blanche qui a un discours vieux de trente ans et pour les jeunes collègues qui affrontent leurs premiers suicides en service.
Le Décrocheur de Pendus.
Le pyjama est par-terre. En tas froissé. L'Ange l'a refusé. Le drap, lui, s'endort dans les bras de P'tit Louis, fin saoul comme chaque jour de l'année. Lui aussi dort, les yeux grands ouverts. Il a revêtu sa peau de feu, P'tit Louis. Il est pas là. Aujourd'hui encore plus que d'habitude. C'est l'effet du collier d'oreilles.
… "
Tu sera un homme mon fils "… P'tit Louis m'fait toujours penser à cette parole qu'on entend quand on est gosse. L'emmerdant, c'est qu'un homme, ça se transforme en bourreau plus vite que son ombre. Et ça, P'tit Louis, il digère pas.
" Le mec, y s'est pris une pluie de coups. Des beignes sur les oreilles, des beignes sur la tête, des coups de pieds sur le ventre…Des bourre-pifs qui ne se comptent plus. Seul contre cinq... ". Un seul témoin : P'tit Louis. Qu'a osé rien dire. Qu'à rien fait. Qui s'est tu. Qui s'est recroquevillé à l'intérieur de lui comme s'il pouvait échapper à sa lâcheté… Y'a pas eu que ça. C'était que le début, pendant les classes. Là-bas, y'a eu pire. Depuis, y picole P'tit Louis. Y s'fait une peau de feu, une barrière infranchissable au regard d'autrui.
… "
Tu sera un homme mon fils "…. Mais un homme ça se transforme en bourreau plus vite que son ombre.
Chacun d'entre nous s'installe. C'est parti pour un moment. Le silence s'étourdit de lui-même. L'Ange est toujours dans la même position. P'tit Louis peut dormir.
L'apprenti toubib et le Grand Duc jouent leur partition en duettistes consommés. Quand ils le veulent, ils sont assez doués pour accorder leur voix. En général, ça donne du bon boulot. Là, les deux tessitures mâles s'entrelacent autour du silence.
Le téléphone sonne mais la gendarmerie locale n'a aucun signalement. Rien. Nada. L'Ange est désincarné du monde de l'Etat Civil.
Alors, on s'installe, au mieux, dans l'attente… De la fenêtre, je vois l'Evêché. Une maison de briques rouges entourée d'un petit jardin et cernée par un mur. De briques rouges, lui aussi. Il y a un arbre qui déborde de cette gangue de briques rouges. C'est un cèdre du Liban. La nuit on dirait qu'il veut décrocher la lune. Le jour, il déploie ses forces. A ses côtés, il y a un peuplier tremble qui chante. Un if au poison de longévité. Un frêne amoureux et un bouleau incandescent comme l'étoile polaire. Le jardin est plus grand qu'il en a l'air. C'est là qu'habite le Vieux, le Cheikh, le Décrocheur de Pendus.
D'ailleurs, quand on parle du loup… voici sa silhouette qui traverse le couloir. Il me fait signe. Juste un instant. Le temps de lui serrer la main et de lui filer le carré. Il en a besoin pour ouvrir la pièce du fond. Celle qui loge les archives. J'm'attarde pas. J'le vois ce soir, chez Lulu.
Le Cheikh est grand, sec, maigre. Une auréole de cheveux blancs, des moustaches à la Hongroise et une barbe à la Turque. Toujours une vieille pipe qu'il remplit en gestes lents. Bleu de travail ou salopette. Chaussé de vieilles savates ou de hautes bottes cavalières. Elles datent bien d'la guerre de 1870, les bottes. Une présence imposante épousant le vide ou le plein… ça dépend. Théo Granville, y s'appelle. La soixantaine touffue ou monastique… ça dépend.
Le Cheikh a une étrange cicatrice sur le haut du front, comme la marque d'un fil barbelé encastré. Ses yeux sont d'une douceur de soie mais il lui arrive parfois de regarder à l'intérieur de son interlocuteur. En général, il évite.
Le Cheikh habite l'Evêché. Normalement, c'est la maison du curé. Mais l'autre préfère la Ferme. Y dit qu'il s'y sent mieux, qu'il a besoin de la terre et des cris de la basse-cour pour aider ses ouailles. Bien gentil le curé mais un peu casse-bonbons. Surtout quand il nous assène ses sermons à la Racine… ça déclame tant, que tout le monde s'endort. Il a raté une carrière à la Comédie Française. C'est pas quelqu'un à tirer de l'huile d'un mur, l'curé mais y donne parfois l'impression de fuir l'indicible.
A croire que c'est le Vieux qui est en lien direct avec le sacré… ça doit être de décrocher les pendus. Ou d'avoir pris les vents de l'obus au plus profond de ses tripes. Enfin, j'crois.
Théo l'Vieux pour les uns, Théo l'Cheikh à ma façon… Derrière son dos, quand il a tourné les talons, on chuchote… Presque en se signant… Théo le Décrocheur de Pendus.
C'est pas du commerce avec le diable de décrocher un pendu. Mais ça nous rebute tant qu'il nous rend bien service, le Théo.
Théo Granville est le jardinier de l'Hôpital. Homme à tout faire aussi. Gardien des songes. Il pratique l'accueil en tout genre. Mais sa particularité, c'est d'être le spécialiste des pendus et morts violentes en tout genre.
C'est Lulu et le Grand Duc qui me l'ont fait connaître. Un soir de bringue intello. Depuis, je le rencontre souvent, le Cheikh. Surtout depuis que je m'y suis mis, à décrocher les pendus. J'fais mes classes avec lui… ça se passe toujours de la même façon. Avec des variantes. Corde, fil de fer, corde à linge, drap, foulard, cravate, ceinture, bretelle, chaussette, lacet, cintre… même une fois avec des barbelés. J'en oublie plein, d'ces morts, quand je les compte. Personne n'aime ça, ici. Pas même mézigue, mais faut bien que quelqu'un le fasse. Le Cheikh s'occupe des autres aussi, plus rares. J'peux pas. Les coups de fourchettes dans le ciboulot. J'peux pas. J'comprends pas. Le Cheikh dit un truc à propos d'ces morts : " C'est la plus radicale des castrations, la mort. Là, personne n'a de pouvoir soignant. On peut toujours courir pour réparer un mort… Y s'est échappé… à lui-même, à nous autres, à la vie. "… " Quoi faire d'autre que de l'accueillir, de l'accepter, de l'honorer et de le porter en terre dignement… Comme tout homme qui arrive au terminus de sa vie ". Quoi faire d'autre ?
Un matin, il m'a raconté l'histoire du seul pendu qu'il ait décroché vivant. Le seul en un demi-siècle.
… " …C'était un jour de mi-ombre, mi-soleil, un jour pourpre. On m'a appelé pour me signaler un corps se balançant à une branche du vieux frêne. Tu sais celui qui surplombe le mur d'est, derrière le pavillon Ey. J'y suis allé me préparant comme à chaque fois au pire. Acceptant l'idée qu'un autre être humain se soit décider pour la mort plutôt que pour la vie. C'est son chemin, celui qu'il s'est choisi. Même si la vie lui a tendu un miroir si sombre que rien ne l'a raccroché à l'existence. Je suis arrivé au bas du chemin, pas loin des premières racines du frêne. J'm'attendais à la langue pendante, aux yeux exorbités, à la douloureuse cambrure de la dernière extase, aux balancements des gouttelettes de sperme, d'urine…Et bien non, contre toute attente, c'était un jour dédié à la vie. Le type me regardait, accroché simplement par un pied. L'autre replié. Il m'a juste dit : " Quand est-ce que je nais ? J'nais quand ? Hein ! Dit ! J'nais quand ?... "
Il semblait parfaitement détendu. Pourtant il avait la tête en bas.
Ma surprise s'écrasant dans l'oubli, on a discuté. "… J'voulais savoir ce que ça faisait d'être une feuille suspendue à une branche. J'voulais savoir si on entendait la sève. J'voulais, j'voulais….C'était comme se livrer à la terre. J'suis né bête, j'ai oublié quelque chose dans le ventre de ma mère. J'sais pas quoi. Alors j'voulais savoir si j'pouvais encore naître. Pour de bon cette fois-ci…Tu sais quoi, un arbre et bien ça parle… ça cause d'ailleurs plutôt bien…ça gargouille de bruissements de vie. C'est joyeux, ça rigole un arbre…Tu savais ? "…
Y a un proverbe chinois qui dit :
" Il vaut mieux allumer une bougie plutôt que maudire l'obscurité "…C'est lui ma petite bougie. En général, ça sert à rien un arbre. C'est son principal atout, de servir à rien. C'est absurde un arbre. On a besoin d'absurde dans la vie. C'est comme une parcelle de liberté. Mais là, il a fait resurgir la vie. Et puis, le pendu, il m'a fait repartir en arrière. 1916. Pour dire que c'est loin. Une histoire d'arbre, là-aussi. Et une phrase en leitmotiv : "…
Je sais que je ne sais pas… ". Et un sentiment fort : on est tous des Janus à deux visages. Quoi que quelqu'un dise… ! Y peut s'calter…
Les avis c'est comme le trou du cul. Tout le monde en a… Surtout les psychiatres. J'en suis un. Diplômé de l'Internat des Hôpitaux psychiatriques de la Seine. Promotion 1912. Quoique, les politiques c'est pire que les psychiatres. Enfin, c'est pour tous ceux dont le savoir méprise autrui, pour tous les apparatchiks du pouvoir. Là, faut que j'm'allume ma bouffarde. Ma colère, ma pire ennemie.
J'vais te prendre du temps. J'vais t'raconter l'histoire. Ton médecin-chef, il a rendez-vous avec moi tout à l'heure. A deux, on s'équilibre. Chacun un bout du savoir. C'est un fin lettré ton médecin-chef…mais il aime bien mon p'tit vin de coteau. Y dira rien si tu reste. T'es ma relève. J'sens trop qu'mes os se refroidissent et qu'la Polaire, elle m'appelle… (6)