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Sur les bords.



Avez-vous un jour songé à tout ce que vous laissez au bord ?

-Au bord des lèvres, des mots, comme l’écume des flots bretons qui cognent contre les falaises, pour se disperser , puis redevenir écume.

-Au bord de son assiette, un tri savant, elle laisse ce qu’elle ne mangera pas.

-Au bord de son lit, elle a posé un pygama, celui qui l’attend dans ses rayures, fidèle à ses courbes, toute la journée, pour prendre forme la nuit, puis abandonné au petit matin pour des plus nobles habits.

-Au bord de ses yeux , un peu de mascara, d’éparpillement qui rappelle et la fatigue et l’empressement d’une vie.

Au bord de la seine, une barque qui n’a d’autre alternative que suivre le mouvement répétitif de l’eau, qui la soulève, l’abaisse, et la soulève de nouveau.

Au bord des larmes, au bord du monde, et surtout au bord de soi-même et au bord de sa vie : voici donc l’histoire d’un de ses bords.

Il était une fois, et des milliers de fois, une jeune femme qui s’appelait Marion.

Dans son village, précisemment au centre du monde, les habitants l’appelaient Marion – la folle. Marion était pleine d’habitudes étonnantes et visibles. Chaque jour, elle faisait le tour de sa maison avant de se coucher pour en vérifier tous les bords, et elle répétait tout haut dans un monologue que nul ne pouvait interrompre « est-ce que ça va tenir ? » à de nombreuses reprises. Du coup, dans son village cette phrase était devenue une blague répétée à toute occasion, générant à chaque fois le même rire plein de moquerie. Parfois, elle s’appuyait sur le bord des murs en répétant cette phrase, parfois elle tapotait seulement les murs de bas en haut, puis ajoutait « un-deux-trois-quatre-cinq ».

Quand elle rencontrait quelqu’un dans la rue, elle faisait comme pour sa maison, elle passait sa main au bord de son visage, dans un sens, puis en sens inverse, puis comptait « un-deux-trois-quatre-cinq ».Surtout, elle regardait au bord, et nul ne pouvait croiser ce regard.

Chez elle, impossible de marcher normalement sur le sol, à chaque pas, Marion, avec son pied, passe sur la ligne qui démarque chaque carrelage, ainsi son pied, devenu très adroit, longe chaque carré, et ainsi de suite, jusqu’à l’arrivée salvatrice sur la moquette de la chambre, où là, tout à coup, libérée des bords du carrelage, Marion fait quelques pas tranquillement.

La vie de Marion est une lutte preque constante contre et pour la périphérie des choses et du monde.Ces périphéries, celles qui pourtant constituent- de fait ce qu’elles bordent, sont sans cesse réinterrogées.Marion refait son monde chaque jour, parce que ce qui fait tenir son monde, ne tient que s’il elle peut réiterer cette factice maîtrise.

Marion ne peut ouvrir une porte, que si préalablement, elle a passé son doigt sur le contour de celle ci.A chaque moment, Marion tente de donner naissance à ce qui existe déjà. Le monde en soi, déjà constitué, n’est pas possible, elle redessine alors celui-ci évoluant comme une danseuse envoutée par les bordures, opérant des gestes grâcieux et fous,impassible. Alors Marion vit aussi et uniquement le bord de sa vie, destituée du centre.

Les bords constituent parfois des béances, et Marion y est suspendue, hors temps, hors champs, définitivement happée.

Cette petite histoire effrayante me fait penser à chacun de nous. Impossible de penser au bord, sans joindre ce que le bord désigne du centre, et ce que le centre désigne du manque.

Chacun, comme un voilier navigue dans cette oscillation entre bordure et centre.

Chacun comme un voilier s’abîme parfois contre les falaises, ou sombre sous une vague trop forte. La vie sans bordure, un monde à ciel ouvert, un langage de l’essentiel, des émotions jamais retenues, des désirs qui nous imergent ; une vie de bordure, des émotions non déployées comme des pensées étriquées, une chappe de plomb, le refoulement de tout, jusqu’à n’être plus rien ou presque, que le bord de soi-même, et son ombre peut-être. Cette navigation, avant tout psychique, chacun l’opère à sa façon, dans une alchimie particulière entre bordure et centre.

L’écriture est comme le fleuve qui traverse les villes et campagnes.Un fil qui borde la vie tout en inscrivant son centre ; un compromis, un ballet possible autre que celui de Marion, pour être et dedans et dehors, Paris et la Seine, l’alter ego.

Cependant Marion pose une question « -est-ce que ça va tenir ? ».

Quand le centre s’effondre, il entraine avec lui ses bords, le plus souvent. Mais parfois, il reste, au gré du vent, un mur pathétique érigé pour lui même, ne soutenant plus rien que la bordure elle même.

E.Peltier


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