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EX NIHILO NIHIL. Tu aurais eu soixante cinq ans hier

 

Je me cogne les genoux , ils sont rouges de l’escalier : j’ai trébuché.

Je regarde ce qui m’entoure, immeubles de Paris, papiers au vent, visage d’une femme cherchant son chemin, vocifération d’un homme trop énivré.

Je trébuche.

Certains disent que je n’ai pas d’éducation.

Est -ce mes pieds qui se dérobent ou le sol qui me fait défaut.

En d’autres saisons, celles de l’enfance, dans ces temps de perte de l’équilibre, je faisais tenir mon corps droit en  inventant des rêveries retenant ma tête au ciel par d’immenses filets invisibles mais solides : ainsi je trébuchais sans buter pleinement sur le sol.

 

Je tombe.

Je tombe sur la matérialité même du monde, et ma condition humaine qui fonde cette espace d’une chute possible.

Je trébuche de ton discours, toi la JUGE nommée ainsi par ce monde imbécile dont les rideaux de théâtre sont usés à force de faire des croche pieds entre ceux qui savent et ceux qui ne savent plus.

Mon éducation ?

De qui parles - tu donc en me rappelant des règles, amas insalubres d’excréments syllabiques de pantins plus désarticulés que moi.

 

Toi , père à la voix lourde et dense, comme ton corps trop mal tenu par tes rêveries plus secrètes qu’ improbables, tu es désormais- MORT.

La réalité est elle cette colle sous mes yeux déposée pour clore ce qui n’est plus déjà, refermant sur toi et ton corps lourd, le marbre délivré par quelques marbriers , faute d’ériger des statues.

Je trébuche.

La réalité m’ explose depuis trop longtemps à la gueule, elle me cisèle la peau et les chairs comme une armée acharnée de soldats de pics lacérants mes rêves.

Je tombe sur une phrase parfois belle, et de mon arc je l’envoie entre le ciel et ma gueule pour tenir, tête droite, le visage juché sur mon tronc mal enraciné : ces arbres là résistent mal au vent, et la tempête emporta jadis les âmes  de mes fondements.

 

Père : tu n’as pas tenu ta promesse.Tu disais «  mourir ou mentir », j’ignorais que tu ferais d’une pierre deux coups.

Ira furor brevis est.

 

Père : dans quel espace s’évade désormais ta voix , est-ce le long des océans l’hiver là où le gris l’emporte sur le bleu ?

Je tombe sur la matérialité même du monde : tu n’es pas mort encore mais mon front écrasé de douleur sur ta main, marque déjà ta peau, qui retient alors la forme de ma peine dans cette incurvation.

Des feux rouges médicalisés clignotent comme autant de guillotines tranchant mes tripes au fur et à mesure de ta propre chute. Matérialité des mots : saturation, oxygènation, tension, arrêt cadiaque.

Je manque comme mon frère d’éducation : de façon déraisonnable je te supplie de te battre même si tout est déjà foutu, depuis des siècles et des siècles, et pour des siècles encore. Ton fils  implore aux médecins un miracle.

Mes jambes contiennent leur propre élan, me précipant hors des murs pour ne pas voir ton dernier souffle, matérialité d’une réalité qui décroche peu à peu les minces filets de rêverie, qui tiennent ma tête sur mon tronc déraciné.

J’attends, avec déraison tes lettres sur mon écran.

Des bouches ouvertes ici et là me réapprennent qui tu es, et je te regarde à travers tous ces prismes.

Certains te qualifient, tes actes posés par delà ta mort, me rappelle que tu pouvais détruire tes propres chateaux de sable, emmenant tes enfants dans tes probables naufrages aux jouissances sombres.

Je trébuche.

Mes jambes m’emmenent ici et là, qu’importe, le monde est un théâtre où la comédie a fait place au cynisme.

Je pourrrais te reprocher encore cette condition humaine que tu engendras un jour de fornication, mais devant les Lys blancs et les roses rouges qui étreignent encore ton caveau le jour de ton anniversaire, une idée me vient.

Non pas de ma tête au ciel, mais semble t’il cette fois du ciel vers moi, et de tes océans moins profonds : les fleurs sont restées belles, la gelée a gardé leur fraicheur, et cette beauté m’écrase du poids salutaire de l’envie de vivre.

Mes jambes m’emmenent loin du cimetière, je ne me retourne pas, et je découvre dans mes propres filets, un peu des tiens, bleus plein d’aphorisme, roses de mystère, verts d’érotisme,  or d’ésotérisme et je me dis que – je suis éduquée ainsi.

Je trébuche, mais je reste digne.

Papa je t’aime.