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Franz Kafka : l’impossible liberté ou l’insoluble conflit avec son père.

 

En visitant le musée Kafka à Prague cet été, je découvrais un texte que j’ignorais,  à savoir une lettre écrite par  Kafka s’adressant à son père pendant près de 80 pages.

Bien que ce texte fût écrit en 1919 , il ne fut pas transmis au père, mais publié bien après le décès de Kafka, et bien après le décès du père.

Mais chacun sait bien qu’une lettre qui s’adresse à, n’a pas pour seule fonction que celle de parvenir au destinataire....

L’année où Kafka rédige cette lettre est une année de tension extrême avec le père qui s’oppose au projet de mariage de son fils, lui proposant d’aller plutôt au bordel que d’épouser la première venue.Ce conflit n’est pas le premier et relance un fort ressentiment construit dès l’enfance.

Cette lettre, qui est un vrai témoignage autobiographique frappe à plusieurs niveaux.

D’une part, Kafka y exprime avec force ce qui le ronge, mais surtout les thèmes des livres de Kafka, son univers bien spécifique qui a marqué l’imaginaire collectif ( chacun a pu dire ou entendre parler d’une situation Kafkaïenne), semblent se tisser et se construire à partir de cette dynamique familiale bien particulière que décrit l’auteur.

Ayant lu cette lettre bien après des livres comme la Métamorphose, le Procès, ou le Château, cette lettre a  éclairé quelque chose qui restait énigmatique, m’en dévoilant le socle, l’origine.

L’oeuvre de Kafka a suscité de nombreuses études, et mon propos n’est pas d’en rendre compte( ce serait un travail de thèse !) mais de choisir quelques passages, qui invitent à faire des liens, qui ne sont pas si loin de la clinique qui nous concerne.

Freud disait qu’être parent est un métier impossible, Kafka aurait peut-être dit qu’être le fils de son père est un métier impossible.

Dès les premières lignes Kafka énonce un point essentiel : ce qui unit père et fils est une relation de peur, Kafka probablement choisit le mode épistolaire pour se mettre à l’abri des reproches, mais il reste aussi probable que la peur ait empêché Kafka de transmettre cet lettre.Cette peur sur laquelle il revient avec tenacité et précision se construit dès l’enfance par des situations d’abus de pouvoir, où Kafka se sent recroquevillé, écrasé.

L’attitude du père mais aussi son corps véhicule cela, Kafka cite l’appétit du père, sa puissance vocale, sa force, le don d’élocution ...

-«  Mais tu étais trop fort pour moi en tant que père, en particulier parce que mes frères moururent jeunes et que mes soeurs ne sont nées que bien plus tard, et qu’il me fallut supporter tout seul un premier choc pour lequel j’étais beaucoup trop faible »

Ce que cette peur a de singulier c’est qu’elle s’associe à un danger psychique portée par l’image singulière d’un corps qui pourrait être anéanti .

«  Quoiqu’il en soit, nous étions si différents et si dangereux l’un pour l’autre du fait de cette différence que, si l’on avait voulu prévoir comment nous allions, moi, l’enfant tardif dans son évolution, et toi, l’homme fait, nous comporter l’un envers l’autre, on aurait pu supposer que tu me foulerais aux pieds, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi ».

En d’autres termes ne peut-on dire que la force de l’un est la mort de l’autre, et que Kafka se sent menacé psychiquement par ce père, au point qu’il invente une image, métaphore peut être, incarnant ce sentiment de terrassement, image qui s’appuie sur ce trait de corpulence du père.Il l’appelle du reste à un autre moment –« cet homme géant » ou encore écrit

« Moi maigre, chétif, fluet, toi, fort, grand et large d’épaules.Déjà dans la cabine je me sentais minable, non seulement devant toi, mais devant le monde entier, car tu étaits pour moi la mesure de toute chose ».

Mais il est à noter que Kafka a la finesse de saisir que le père lui-même est mis en danger par le fils, car si celui-ci résiste, s’oppose,surgit alors la crainte de tuer le père dont il dénonce une tyrannie certainement alimentée elle-même par la peur.Je reviendrais là dessus tant le caractère paranoïaque du père alimente les obsessions de l’oeuvre de Kafka.

A partir de multiples scènes de la vie de famille où le père fait preuve d’autoritarisme, de vexation, d’humiliation psychologique se forge en Kafka un sentiment d’anéantissement.

Pour Kafka le père est omnipotent, il détient la vérité, la loi, toute différence est impossible à reconnaitre sans que le père lui-même ne soit en danger.Il ne s’agit pas d’une loi partageable, éventuellement juste mais d’une loi despotique.

«  De ton fauteuil tu dirigeais le monde.Ton opinion était juste, tout autre était folle, extravagante, insensée, anormale.Ce faisant, ton assurance était si grande que tu n’avais pas besoin de rester logique avec toi-même pour avoir toujours raison.Il pouvait arriver aussi que tu n’eusses aucune opinion du tout sur une affaire et qu’en conséquence toutes les opinions possibles étaient obligatoirement fausses, sans exception.....Il suffisait que je porte quelque interêt à une personne....Pour que sans égard pour mes sentiments ni aucun respect de mon jugement tu interviennes brutalement avec des injures, des calomnies, des propos avilissants »

Il ajoute judicieusement «  tu ne respectais pas les exigences que tu m’imposais ».....(....)

«  C’est pourquoi le monde se partageait pour moi en trois : un monde où je vivais en esclave, soumis à des lois qui n’avaient été inventées que pour moi, et auxquelles, en outre, je ne pouvais jamais satisfaire pleinement, sans savoir pourquoi ; puis un autre monde qui était infiniment éloigné du mien dans lequel tu vivais, occuper à gouverner, à donner des ordres et à t’irriter parcequ’ils n’étaient pas suivis ; et finalement un troisième monde, où le reste des gens vivait heureux, dispensés d’ordres et d’obeissance »,à noter que cette construction se rapproche de l’ organisation des espaces et relations dans les livres le Château ou le Procès.Positivement après un énoncé aussi poignant, j’aurais envie de dire que Kafka créa un quatrième monde, celui de son écriture, où là, il déployait ce qui l’écrasait dans les autres dimensions de sa vie, construisant des scénarios dont la trame semble se nourrir des différentes impossibilités et souffrance de son enfance.

 En 1912, soit quelques années avant l’écriture de la fameuse lettre, Kafka écrit La Métamorphose.

La Métamorphose se présente à la manière d’un cauchemar.Le personnage principal, Gregor Samsa, se réveille un matin transformé en cancrelat, insecte répugnant. Il n’est pas fortuit que cette image soit à rapprocher des sensations induites par la relation avec le père.En effet, de nombreux passages cités auparavant ont, j’espère, permis d’appréhender la tyrannie singulière du père et la subjectivité de Kafka face à celle-ci.La peur s’inscrit dans une sensation corporelle tout en se liant à des représentations, images et pensées qui nourrissent l’univers des livres.Par exemple, Kafka dans la lettre écrit-«  J’étais terrifié(...) quand tu proféras une menace comme-Je vais t’écrabouiller comme un poisson ».

Il est aisé de saisir le nombre de passages associant terreur, humiliation, et sensation corporelle d’écrasement, d’inferiorité.

La  Métamorphose recoupe deux aspects, voire trois, l’insecte est vulnérable, étranger, en même temps il véhicule laideur et agressivité, de fait, il reprend bien l’idée de la lettre, d’un danger pour chacun dans la relation père-fils, d’une impossible reconnaissance réciproque.

Cela est curieusement repris de façon inversée dans un autre passage de la lettre où Kafka compare son père à une vermine «  Et il y a le combat de la vermine, laquelle ne se contente pas de piquer, mais encore assure sa subsistance en suçant le sang des autres.C’est ce que l’on appelle à proprement parler le mercenaire, et voilà ce que tu es ».

La transformation en cancrelat dans la Métamorphose met rapidement en scène le conflit avec le père, qui, incapable de saisir la tragique destinée de son fils Gregor le poursuit comme un vulgaire insecte « le père chassait Gregor impitoyablement en poussant des sifflements de sauvage(...) ».Cette scène est à la fois terrible et drôle, terrible parce que Gregor est en danger et incompris, drôle d’une façon amère car le père en devient plus grotesque que l’insecte lui-même dans son acharnement aveugle.

Au début du livre, Gregor a beau s’exprimer, il n’est ni audible ni compris, une porte fermée à clé le sépare dans un premier temps de sa famille, incarnant dans sa materialité la butée dans la possible reconnaissance du monde de chacun. Le père de Kafka tenait un commerce et ne donnait que peu d’importance à l’écriture de son fils.

Dans la Métamorphose, un personnage intrigue, il s’agit de la soeur qui lui apporte régulièrement de la nourriture, mais qui le fait en manifestant une grande angoisse, ce qui rend ce moment douloureux pour Gregor.Son affection et ses objectifs sont ambigus, et au fur et à mesure du récit, elle est ressentie comme de plus en plus hostile Les parents restent de l’autre coté de la porte dans un premier temps, Kafka insiste sur ces scènes où les espaces sont clairement représentés.Cette symbolisation des lieux et des espaces est également importante dans le livre Le Château où des lieux représentent et organisent le pouvoir du comte du château et de ses différents subordonnés.

La Métamorphose de Gregor vient justifier son impossible intégration à la cellule familiale, on devine aussi que Gregor bien avant sa transformation est lasse de sa vie professionnelle qui semble exempte de sens pour lui, alors que le père est soucieux des finances.Ces thèmes se retrouvent aussi dans sa lettre, et dévoile le fossé de désirs qui faute de se rencontrer, se dénigrent.

La Métamorphose révèle un état anterieur latent, même si Gregor semble autre.

Puis la mère se différencie du père et entre dans l’espace de Gregor pour la première fois.Il est alors question entre la soeur et la mère des aménagements de la chambre de Gregor, des meubles à laisser, à enlever.La soeur veut enlever et la mère garder.L’opinion de la soeur, plus autoritaire, semble l’emporter alors qu’intuitivement la mère est plus apte à savoir ce que voudrait son fils, sans toutefois le défendre avec force.Ce remue ménage bouleverse Gregor qui se voit ôter les vestiges de son identité passée, et s’enfonce dans la dépression.

Dans une scène terrible, sa mère,en le voyant s’evanouit.

Gregor se sent alors responsable de ce qui pourrait engendrer la mort de sa mère, le rapprochement est source de danger encore une fois.Ni sauvegarde, ni issue.

«  Gregor était maintenant séparé de sa mère qui, par sa faute, était peut -être maintenant près de la mort ».

Dans un second temps, suite à cet incident, le père fait irruption dans la chambre, plein de fureur.Gregor s’étonne de la taille gigantesque des chaussures.Encore une fois, la Métamorphose de Gregor permet de justifier de la subjectivité de celui-ci et illustre encore une fois l’obsession de Kafka qui ne cesse de se comparer au père au niveau de son corps.

Le père est un géant, et il est un géant parcequ’il pourrait écraser son fils ; voilà donc ce qui s’organise en toile de fond de cette scène terrible du livre.La présence du père dans la chambre déclenche des sensations corporelles qui évoquent angoisse et hypocondrie.

Il est noté que Kafka était depuis toujours très préoccupé par sa santé, se sentant peu assuré et rassuré par son corps.Il se décrit comme chétif, faible.....Quand son père est dans la pièce, Gregor a du mal à respirer «  ses poumons(...) n’avaient jamais particulierement été dignes de confiance ».L’ombre de la tuberculose, responsable du décès de Kafka en 1924, plane.

Il est important de noter que l’arrivée du père est directement liée à la venue de la mère.

Est-ce le rapprochement qui le rend colérique, ou la conséquence pénible de ce rapprochement ?

Quoiqu’il en soit, un long passage de la lettre à son père évoque les modalités de sa relation avec la mère, directement en prise avec ce qui se joue entre le père et le fils.

Dans la Métamorphose seule la mère a de l’empathie pour Gregor, et peut s’identifier à ce qu’il ressent ; malheureusement elle ne peut soutenir cela face à l’hostilité de sa fille et la fureur de son mari.Voilà qui revient dans la lettre.La mère souffre de l’hostilité entre son mari et son fils, mais semble irrémediablement ne pas pouvoir défier l’un pour défendre l’autre, elle souffre mais ne change rien à la destinée familiale, de même que la mère de Gregor ne le sauve pas de ce qui le poussera à mourir, à savoir le mépris du père, le désaveu.

Dans sa lettre Kafka écrit au sujet de sa mère «  Si je voulais fuir, il me fallait aussi fuir la famille, y compris ma mère.Certes on pouvait toujours se réfugier auprè d’elle, mais ce n’était encore que par rapport à toi.Elle t’aimait trop et t’était trop fidèlement dévouée pour pouvoir à la longue représenter une puissance spirituelle indépendante dans le combat que livrait l’enfant...(..).La position de maman dans la famille était douloureuse et épuisante(...) ».

La mère ne peut lui porter secours, elle est comme la mère de Gregor, à qui Gregor porte son dernier regard «  son dernier regard frôla sa mère, qui était maintenant tout à fait endormie ».

La rivalité avec le père se révèle mortifère, des mouvement d’agressivité de Kafka alternent avec des temps de culpabilité et de dépression.La destinée de Gregor est identique, après sa vaine tentative de trouver une place dans cette famille, même une place à part du fait de sa métamorphose, il tente d’abord de s’opposer, en imposant ce qu’il est à la vue, et face à la peur de sa mère, le dégout de sa soeur et la terreur du père, il se replie, se distancie de tout y compris de lui-même, ne se nourissant plus, proche de la mélancolie, et meurt.

Que pouvait-il faire devant cette phrase terrible du père le condamnant quoiqu’il fasse ? 

En parlant du cancrelat, le père dit «  Si c’était Gregor, il y a longtemps qu’il aurait compris qu’il est impossible de faire cohabiter des êtres humains avec un tel animal, et il serait parti de lui-même ».

Situation d’impasse emblématique de ce qui se joue entre Kafka et son père.S’il existe, il perd car il doit partir, s’il reste, il n’existe pas.

Quel devenir psychique ? Kafka écrit qu’il attendait de chaque instant la confirmation de son existence.

Seule issue pour Kafka mais peut être insuffisante pour lui sauver complètement la vie : l’écriture.

Triomphe amère de Kafka, même si c’est un temps.

D’une part, les écrits lui permettent de se libérer un peu de son immense souffrance « Mes écrits traitaient de toi, je ne faisais qu’y deverser toutes les souffrances que je ne pouvais pas deverser sur ta poitrine »

Passage fondamentale à ce propos

« Ton aversion pour mon travail d’écriture et pour tout ce qui s’y rattachait et dont tu ignorais tout, était plus juste.Il m’avait en effet réellement permis d’acquerir un fragment d’indépendance par rapport à toi encore que ce fût un peu à la manière du ver qui, l’arrière écrasé par un pied, s’aide du devant de son corps pour se dégager et se trainer à l’écart. »

Là encore, la métamorphose est palpable dans les thématiques et images d’autant que le pauvre Gregor est précisemment blessé au niveau de son dos par son père qui lui a lancé une pomme dessus : scène terrible dans laquelle la mère de Gregor supplie son mari d’épargner la vie de son fils.

L’écriture qui est un espace qui ne souffre d’aucune rivalité est une planche de salut, mais néanmoins insuffisante, là encore le dégagement n’est que parcellaire à l’image de ce corps à moitié écrasé et retenu par le père.

Certes me direz-vous, il est toujours probable que les écrits de tout écrivain convergent avec ce qui fondamentalement le porte et constitue sa vie.

Ce qui est peut-être plus spécifique chez Kafka est la possibilité d’utiliser l’imaginaire, le surnaturel, la construction d’un monde particulier et étrange pour porter et incarner les traits d’une position psychique.L’écriture donne corps à la problématique de Kafka et la scénarise avec des thèmes récurrents.

Il est important de comprendre combien Kafka nous donne des clés pour saisir la souffrance psychique.La question de la Métamorphose n’est pas pure plaisir de l’écriture, et fantaisie intellectuelle.Si l’on y prête un peu d’attention, il est aisé d’en saisir des questionnements renvoyant à la vie psychique et « ses phénomènes ».Ne dit-on pas souvent qu’un patient est métamorphosé, transformé , que l’on ne le reconnait pas, qu’il y a un changement d’état ?

Dans la Métamorphose, et l’étymologie le rappelle, il est question de forme(morphê, fome).

Je pense à deux aspects forts de la clinique, le délire d’une part, et la mélancolie.

Je pense que ce que vit le personnage de Kafka n’est pas si loin de moments vécus par certains patients.A mimina, j’ai en tête de nombreuses paroles de patients sur l’éprouvé de l’angoisse associé à des sensations de transformation du corps(gorge nouée, boule dans la gorge, palpitations, étouffement, pic dans poitrine, vertiges etc), et à l’extrême des délires cenesthésiques.

Est-ce que Gregor, le personnage de la Métamorphose ne vient pas évoquer cela ?

Il vit son corps comme différent, ou son corps est-il vraiment différent ?

Fable, métaphore, quoiqu’il en soit la Métamorphose conduit Gregor progressivement vers l’isolement, le repli, la coupure familiale, et le desinvestissement du monde et de lui-même.

Difficile de ne pas repenser à la mélancolie, son évolution parfois tragique, en lisant les dernières pages du livre où le pauvre Gregor s’abandonne lui-même....perte de sommeil, perte d’appetit, douleur morale, tristesse.....

La trouvaille de la Métamorphose est liée à la grande capacité de Kafka à faire porter par les murs, et la matérialité, ce qui est plus habituellement d’un registre interne. Il donne corps, c’est le cas de le dire, et il met en scène des situations qui elles aussi ne sont pas si éloignées de la clinique.Pour ce qui est de –donner corps, je repense à un patient particulièrement riche dans sa possibilité de partager son monde, qui essayait de donner des images pour que je puisse accéder à ce qu’il vivait ; il m’avait dit qu’il lui semblait avoir une châtaigne dans la tête.

Pour ce qui est de situations Kafkaïennes, je ne peux m’empêcher de penser à un patient au délire paranoïde qui pensait que nous avions au sein du service des faux patients pour tester les vrais, que nous contrôlions sa vie en lien, et délégués par sa mère, forgeant autour de lui un monde hostile, impitoyable, et secret dans lequel il s’engluait, mais qui interrogeait avec force et parfois perspicacité notre propre relation au pouvoir.

Je revois aussi ce patient qui ne peut comprendre le refus d’une prescription d’antidepresseur qui pour lui est vitale, pour qui de façon paroxystique, nous devenons assassin là où nous pensons le sauver ou l’aider.

Chez Kafka l’individu semble toujours avoir affaire à un autre qui lui met de la glue au pied, qui lui rend la destinée impossible.L’enfer, c’est les autres, c’est bien connu, et notre clinique ne fait que redire cela, sous toutes ces formes, de la névrose familiale banale au complot paranoiaque.

L’ambiance est impitoyable dans le livre le Château.

K, personnage principal du livre, géomètre employé par un mysterieux comte Westwest au château lugubre, se retrouve englué dans le règlement absurde et omnipotent d’un village, sous le joug du très féodal comte, inatteignable et tout puissant.Au fil des rencontres et des discussions , K se retrouve dans une situation insoluble où sa place d’éternel étranger lui est toujours renvoyée.Certains ont vu là une référence à la religion de Kafka, le judaïsme, pour ce qui me concerne, il me semble que cela s’intègre de façon plus large à la problématique familiale de Kafka et en particulier avec le père et la parole de celui-ci.

Bien des passages du Château m’ont fait pensé à des échanges d’ « Alice aux pays des Merveilles », essentiellement dans le rapport au langage entretenu par les habitants du Pays des Merveilles, et d’autre part par le village dépendant du Château.Dans les deux espaces, le langage est un instrument du pouvoir, à savoir que le sens même des mots revêt le sens particulier de celui qui les utilise, de fait celui qui parle se donne la suprématie de redefinir sans cesse le sens des mots, des rapports des mots entre eux, et cela bien entendu en miroir avec ce qui se passe dans les relations entre les uns et les autres.Par exemple Humpty Dumpty dans « Alice au pays des Merveilles » décide de façon arbitraire qu’il est maitre des mots et que ceux-ci prennent donc le sens que lui leur prête.De fait, il met l’autre face à un impossible, ne s’adressant qu’à lui-même, excluant l’autre d’un langage détourné de sa fonction.Le langage, loin d’être ou de faire illusion d’un «  partageable », isole chacun dans sa tour, et dévoile la toute-puissance de celui qui parle.

K, lui se retrouve géomètre, d’un lieu qui l’aurait nommé semble t’il par erreur n’ayant pas besoin de lui, mot vidé de sa fonction, erreur orchestrée par une administration dont la préoccupation est davantage les liens hierarchiques et le secret, que le bien fondé des décisions.Personnage invisible mais suprême, le comte, référence absolue, fait régner sur le village une loi effrayante, que questionne K tout le long du récit.K questionne donc l’arbitraire de toute loi, là où celle-ci, poussée à l’extrême, revêt l’aspect d’une toute-puissance qui ne peut donc être remise en cause, telle la figure paternelle.

K est face au groupe, seul, comme Gregor se retrouvait seul face à sa famille.Mais K davantage que Gregor questionne, il n’hésite pas à defier le système dans lequel il est pris, même si la conclusion est du côté de l’insoluble, il adopte souvent la posture de celui-qui defie.

Le poids du père de Kafka est tel que Kafka en arrive à dire « même à mes propres yeux, je n’avais aucun droit », et c’est certainement parcequ’en partie il ne peut complètement déloger son père d’une place écrasante et totalitaire, que sa situation est insoluble.Ce qui fait le pouvoir du comte, c’est la position subjective d’assujettissement des uns et des autres, plus que le pouvoir lui-même.

Il me semble que ce questionnement est sans cesse mis au travail dans ce livre.

Dans une discussion avec la patronne de l’auberge du Château, celle-ci dit à K

« Vous n’êtes pas du Château, vous n’êtes pas du village,vous n’êtes rien.Malheureusement, vous êtes cependant quelque chose, un étranger en surnombre qu’on a sans cesse dans les jambes, qui nous vaut constamment des ennuis(...) ».

Sentence qui n’est pas loin de celle imposée à Gregor, étranger à une famille qui le rejette et l’accuse.

Dans le village du Château,ceux qui détiennent le plus de pouvoir peuvent reduire à néant l’autre, et cette position est renforcée par le fait qu’il semble matériellement impossible de les voir et de parler avec eux. «  Très simplement dit le Chef.C’est que justement vous n’êtes encore jamais entré réellement en contact avec notre administration.Tous ces contacts ne sont qu’apparents mais, du fait de votre ignorance de la réalité, vous les prenez pour de vrais contacts.... »

La barrière est double, soit K essaie de parler avec les sous-intendants du pouvoir et se heurte à leur langage fou dont je parlais préalablement, soit il est «  interdit de langage et de vue », ce qu’ il ne manque pas de questionner y compris dans le fait que ses propres paroles, interdites, ne peuvent alors avoir le poids que possède intrinsèquement toute parole.

En parlant d’un puissant du village, K dit

«  Si je tiens bon, il n’est pas nécéssaire qu’il me parle, il me suffit de voir l’impression que font sur lui mes paroles ; et si elles ne lui en font aucune ou qu’ il ne les entende pas, j’y aurais tout de même gagné d’avoir parler librement devant un puissant ».

Parler librement, voilà une quête bien essentielle pour ce personnage, habité par la problématique de son créateur, qui dans son long courrier au père dévoile l’emprise dans laquelle il est.Il est tributaire du père, ne peut se libérer de cette position, si ce n’est dans ce que l’écriture lui permet de scénariser.Là, il lutte : malheureusement il ne l’emporte pas,et s’incline souvent devant  l’aspect insoluble des choses, parfois avec un humour noir et tranchant.

Faute d’êre libre, Kafka retourne souvent sa colère contre lui-même, en se condamnant, par une liberté paroxystique.

Ce mouvement psychique conclut la Métamorphose comme le testament de Kafka dédié à son ami poète, Max Brod.

«  Mon Cher Max, peut-être ne me releverai-je plus cette fois(...) Voici donc dans cette éventualité ma dernière volonté au sujet de ce que j’ai écrit : de tout ce que j’ai écrit seuls les livres Verdict, Soutier, Métamorphose, Colonie pénitentière, Médecin de campagne et le récit Un Artiste de la faim sont valables(...) Quand je dis que ces cinq livres et ce récit sont valables, cela ne signifie pas que je souhaite qu’ils soient réimprimés et transmis aux temps futurs ; s’ils pouvaient au contraire être entièrement perdus, cela corresondrait entièrement à mon désir(....) En revanche tout le reste de ce que j’ai écrit, tout cela sans exception doit être brûlé, ce que je te prie de faire le plus tôt  possible ».

Max Brod fit éditer les manuscrits sans se soumettre à la destruction sollicitée par Kafka, qui peut-être, tout de même, contenait aussi une sollicitation inverse !

Kafka avait un jour dit à Max Brod que le Chateau n’éxistait que pour être écrit et non pour être lu, là encore cela renvoie à la lettre au père jamais transmise à celui-ci.

Dans le Château, K questionne et cherche à s’affronter, même si les habitants lui rappellent que –c’est impossible «  Il craignait tout de même la force d’un environnement décourageant, celle de l’habitude des déceptions, la force des imperceptibles influences qu’exerce chaque instant ; mais il fallait oser affronter ce danger ».

Le premier risque que prend K est de détourner Frieda de Klamm, figure d’autorité dans le village.La scène travaille directement la dynamique oedipienne, puisque  K ose prendre celle qui appartient au petit chef.Le passage litteraire est écrit à la manière d’un conte, où Klamm semble être un ogre endormi dans une pièce où K peut l’apercevoir à travers le trou de la porte, pour « fauter » en cachette, avec un plaisir à la mesure de l’interdiction.

Ce premier passage à l’acte fait de K un personnage insoumis au règlement du village même s’il se retrouve englué.

C’est important, car K est porté par sa finesse psychologique et son talent d’observateur, et  ne cesse de vouloir convaincre ses interlocuteurs de cette possible liberté de penser, interprêtée par eux comme de l’ignorance.Il est vrai que les choses sont disposées de telles sortes que le combat est perdu d’avance, mais si l’écriture porte ce combat, même perdu, elle reste tout de même essentielle. Bernard Lortholary dans sa préface du Château parle de l’immobilité acharnée de K.Il écrit

«  Il s’agit donc moins de parcourir un espace concret, que de comprendre la géometrie abstraite des structures de pouvoir, concentriques à l’infini.Telle est la tâche désesperante du géomètre K ».

 

Dans le Procès, un passage célèbre racontant une histoire entre un gardien et un homme sous son emprise,  publié du reste comme un apologue isolé, est au coeur même des thèmes de Kafka.  

 Il y aurait beaucoup à dire sur cette difficile histoire, pour ce qui m’interesse je voudrais juste en relever quelques points.

Une thématique constante de Kafka est autour de la relation entre l’homme de la campagne et le gardien.L’un porte une quête, quête tributaire de l’ autre, personnage suprême qui détient sans partage et jouit de la situation insoluble portée par les deux.L’un n’existe que par l’autre, l’homme de la campagne « bute », sans se résoudre à se libérer d’une quête qui l’emprisonne puisqu’il l’autre a seul le pouvoir de donner ou non.La question est donc pour moi de comprendre pourquoi l’homme de la campagne ne peut quitter son gardien.Et cela dure une vie, tant le lien qui les unit est fatal , lourd, essentiel.Cette histoire met bien en exergue l’importance de la loi, figure d’appât pour le gardien.

Il s’agit alors d’une loi particulière qui ne concerne pas celui qui l’impose, et qui triomphe de cette posture singulière.La loi dans ce texte est celle d’un père pour son fils, loi qui l’aliène plus qu’elle ne le protège, loi qui l’exclut , l’isole, et loi qui le rend prisonnier de celui qui l’énonce.

Bien entendu la porte ne sera pas ouverte, et la fin de l’histoire se double d’une cruauté glaçante, puisque l’accès à la connaissance ferme plus qu’il n’ouvre.En effet quand l’homme s’approche de la compréhension de la loi, à force de raisonner, alors que son désir a été entretenu pendant des années , la porte se ferme définitivement clôturant tout espoir.

Je ne peux m’empêcher de noter que le pouvoir du gardien sur l’homme de la campagne est également évoqué à travers des modifications corporelles, il ne s’agit plus de métamorphose, mais encore de différence de taille «  les différences de taille se sont modifiées au détriment de l’homme », cela se produit après la retombée en enfance de l’homme de la campagne.

Le gardien semble également fasciner l’homme, parce qu’il garde l’inaccessible.

Au fond, garde t-il autre chose que l’inaccessible ? Cela fait bien penser à la dialectique du désir et du manque,où finalement l’objet du désir n’a là que peu d’importance.

 

Kafka écrit à son père :

« L’impossibilité de communiquer sereinement eut une autre conséquence, bien naturelle en vérité : je perdis l’usage de la parole (....) Très tôt tu m’as interdit la parole ».

L’interdiction du père est toute aussi dramatique que l’obéissance de son fils, pas de gardien sans prisonnier, on en revient toujours à l‘infernal de cette dialectique..

Fascination, tyrannie, emprise,idéalisation, rivalité, anéantissement, beaucoup de nos patients sont traversés par de tels mouvements et s’enlisent dans des échecs répétitifs alimentant une plainte intarissable vis à vis d’une figure parentale.Par delà la tyrannie, il est possible que le père de Kafka soit paranoïaque, Kafka en observe sa méfiance, sa maitrise,sa posséssivité, son mépris, sa haine parfois.Notamment il rend compte des rapports entre Kafka père et ses employés «  qu’il crève donc, ce chien malade(...)disait-il de l’un, mes « ennemis payés » disait-il des autres.De même l’alliance entre ses enfants l’inquiète, il y voit des conspirateurs effrontés !

 (....) « Quand nous sommes ensemble(Kafka parle de lui et d’une soeur), ce n’est vraiment pas pour comploter quelque chose contre toi, mais plutôt pour disséquer avec toute notre energie,  avec humour, gravité, amour, obstination, colère, aversion, résignation, culpabilité, avec toutes les forces de nos têtes et de nos coeurs,(...) ce procès abominable qui plane entre toi et moi, ce procès dans lequel tu prétends toujours être juge, alors que tu en es dans une large mesure partie prenante, avec les mêmes aveuglements et faiblesses que nous. ».

Là encore comment ne pas être attiré par ce terme du procès dont l’écriture précède la lettre au père de quelques années.Du juge au gardien, les images prêtées au père se rejoignent, et nourrissent les thèmes forts de l’écriture de Kafka.

Dans le Château, K est obsédé par l’idée d’approcher Klamm, figure incarnant le pouvoir.

Tous en parle dans le village, telle une fratrie partagée entre la crainte, l’admiration et la rebellion.

Il ne peut être vu, mais en même temps rien ne peut lui échapper car chaque fait et geste est noté et consigné dans une legislation aussi folle que celui qui l’orchestre.En même temps, nul ne songe à quitter le village, tel est le paradoxe d’une histoire réiterant la relation au père :il n’y a pas d’issue.

Frieda, dans le Château questionne K sur son impossibilité à quitter ce village pourtant hostile. «  Je ne peux pas émigrer, dit K, je suis venu ici pour y rester (...) Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer dans ce pays désherité, sinon le désir d’y rester. »

Pour autant qu’il est pris, Kafka ne manque pas de savoir par quoi il est pris.De la finesse impressionnante de la lettre à son père, à la construction magistrale d’une histoire insoluble, Kafka possède ce don de nous amener dans des histoires où l’angoisse domine, avec un talent évident pour les dialogues et portraits, alternant cynisme,sarcasme, humour noir ou grinçant, cruauté et parfois poésie.

Mais Kafka est pessimiste ; s’il engage un combat, est-ce pour mieux le perdre ?

Est-ce une spéculation abusive que de penser qu’il a un plaisir à se laisser prendre dans la toile d’araignée ? Le texte du gardien dévoile combien l’homme est attachée à sa propre souffrance, il consacre sa vie à une attente dont il ne peut ignorer qu’elle se soldera par une clôture.

« Il y a un but, mais il existe aucun chemin qui y mène. », phrase célèbre de Kafka qui résume en quelques mots son histoire, et celle de ce récit ou du Château.

Névrose qui porte sa fatalité puisque la liberté n’est pas liberté mais perte de repère, Kafka ne semble pouvoir se definir qu’en opposition au père, au delà, seul le désespoir borde son existence.

 

Je finis donc sur ce terrible passage du Château, où K attend Klamm, figure paternelle du pouvoir, attente vaine dans le froid et la neige.

« Vous le manquerez de toute façon, que vous attendiez ou que vous partiez » dit le cocher

« Alors je préfère le manquer en attendant » répond K.

Au bout de tant d’attente ... « K eut le sentiment qu’on avait coupé toute liaison avec lui, qu’il était désormais plus libre que jamais et qu’en ce lieu naguère interdit il pouvait attendre aussi longtemps qu’il voulait, qu’il avait conquis cette liberté de haute lutte comme personne d’autre ou presque, nul n’avait le droit de le toucher ou de le chasser, ni même de lui adresser la parole, mais qu’il n’y avait rien de plus dépourvu de sens, rien de plus désespéré que cette liberté, cette attente, cette invulnérabilité. »

 L'homme souffre et jouit de son aliénation.

E.Peltier