Fracture
Les champs de blé, tu sais, je te parle de ceux qui
dérobent au soleil un éclat le long de chaque épis, comme s’ils étaient trempés
de lumière.Ils se sont écartés ce matin , ouvrant un fin passage que j’ai choisi d’emprunter.Alors, j’ai perçu sur
chacun de mes pieds une cadence nouvelle et un son différent dans sa rencontre
avec le sol, c’était certainement là encore l’éclat du soleil, ou peut-être
autre chose.
Pas une maison, pas une silhouette, pas de repère, le chemin s’est refermé sous mes pas peu à peu.Me vient la crainte de ne plus pouvoir rebrousser chemin, et je pense alors que
je suis perdue.Je suis perdue, mon corps me fait défaut et l’angoisse monte rendant vives les sensations de chaque partie de moi, j’ai le souffle coupé, le cœur qui s’accélère, le ventre noué.Panique.Pourtant le ciel est majestueux, bordant les champs d’une lumière mauve.
Je me sens et me vois, petite silhouette au milieu des kilomètres de blé, avec ce désir imbécile qui m’a mené à cette situation étrange, je me regarde du ciel, et l’obscurité tombe comme un rideau de fer.Les épis ressemblent désormais à des soldats menaçants, fusil en l’air,nouvelle muraille de Chine à perte de vue.Alors sans trop savoir pourquoi, je me mets à chanter, et ce chant qui me tient compagnie, me console, me permet d’avancer, et de reprendre courage.Je chante la même chanson inlassablement, variant les intonations jusqu’à ce qu’une grande bâtisse apparaisse au loin.En m’approchant, tant épuisée qu’inquiète, je m’aperçois qu’il s’agit d’un petit château un peu délabré, entouré d’arbres superbes et anciens.Je doute, y’a t’il quelqu’un à l’intérieur, et si tel est le cas, cette personne me viendra t’elle en aide, m’hébergera t’elle pour la nuit.S’agit-il du propriétaire des champs ? A l’instant même apparaît à la grille quelqu’un qui se présente d’emblée, d’un air tout à fait réjoui :
-Je suis Arthur Rimbaud dit-il, en personne.
Un peu bêtement, je me présente à mon tour.Elena Peltier, et j’ajoute
-Je suis perdue, comme pour expliquer l’inattendue d’une présence qui ne l’étonne pourtant pas.
Mais entrez, madame ou mademoiselle Elenapeltier dit-il, ne détachant pas mon prénom de mon nom.
L’homme ressemble en effet à Arthur, cheveux souples, visage long , joli regard.
J’entre.L’interieur du château est déboussolant, il n’y a pas de meuble, ou presque pas, mais des piles, piles de livres anciens, pile de papiers, pile d’outils, piles de courriers, pile de chapeaux, pile de pots de confiture, pile de boites.
-Vous regardez mes piles, dit-il.Mademoiselleelenapeltier est fatiguée n’est-ce pas, elle a pris le passage des épis, et voilà, la voilà !!!
Je garde un peu de contenance, je ne sais pas bien si ce drôle de Monsieur est cynique ou content de ma présence, l’ensemble de la situation me semble à la fois dramatique et légère.
-Madame Peltier lui répondis-je, un peu bêtement encore une fois.
-Vous aimez le thé au lait ?
-Ben, oui je lui réponds, sentant que nulle autre réponse ne ferait l’affaire.
Alors mademoiselleelenapeltier…. va falloir faire des rimes !
-Des rimes ? Des rimes pourquoi ?
-Des rimes, des qui-riment-à quoi, voyons !
Sinon pas de thé, pas d’hospitalité !
Alors là, c’est clair me dis-je, il est complètement frappadingue….
-Assise à la table mademoiselleelenapeltier (il pointe une chaise), je prépare le thé, et je veux la rime de ….
Il ajoute un peu grave
-Et entre nous….mademoiselleelenapeltier quelqu’un qui marche une journée entiere à travers un champs, pour se perdre puis me trouver, elle est….un peu…..beaucoup…..C’est quoi votre mot : « frappadingueelenapetier ???? !!!! »
-Allez la rime, vite….je chauffe l’eau…..
D’un coup sec,il mit du papier sur la table, un stylo.Et il me regarda fixement et répèta
-Des qui riment ….hein, sinon crack !
A mille lieux de chez moi, le
ciel…..
Arthur revint, je tendis la main pour saisir la tasse…..
-Hththt ….grommela t’ il, d’abord la rime
Alors je la lus…. « à mille lieux de chez moi, le ciel »
Bien, bien.Il posa alors la tasse.
Et je répondis…..un peu effrayée….
Pas mal mademoiselleelenapeltier, moi j’avais écrit
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Mais j’étais un peu triste ce jour là.Vous croyez pas ?
-C’est que, surtout je suis inquiète, on va m’attendre…
-Vous attendre ?
-Bien oui, mes enfants, mon mari…..
Arthur se mit alors très en colère et je sentis que j’avais dit le mauvais mot…..
-Et moi, j’attends, je vous attends depuis tellement d’années, va falloir rimer avec moi, et plus vite que ça si vous voulez rentrer chez vous.
-Je suis fatiguée……S’il vous plait, implorais-je un peu…..Ce type m’angoissait de plus en plus, et je rêvais d’une heure, une seule heure de repos.
Comme un expert comptable du mot, il mit ses petites lunettes , ouvrit un cahier tout frippé, et regarda dans des colonnes….une heure de sommeil…hm, ça fera 6 rimes, on y va !!! mademoiselleelenapeltierquirimeavec moi.
Votre cœur l’a compris, ces enfants sont sans
mère
-
Et l’âme en lambeaux, les voilà donc sans
père
-
Délaissés par la vie, évidés de
pensées….
Tourbillonner , danser une danse
sonore
-
et fuir dans le repos où même la peine
s’endort
La chambre des parents est bien vide
aujourd’hui
-
Aucun reflet vermeil sous la porte n’a
lui !!!!!
Je vois que mademoiselleelenapeltier connait Arthur !
Monsieur, croyez moi, je n’ai plus de force, je vous en supplie, laissez moi dormir…..
-Comme de
beaux oiseaux que balancent les branches
-Suivez moi mademoisellelarimeusée…..
Il y avait une clé sur la porte et au moment où je me rassurais de ce petit objet rouillé, Arthur la prit.
-C’est mauvais pour les rimes, une porte fermée.Mais croyez moi, mademoiselleelenapeltierlarimeusée, je ne franchirais pas la porte.
Je savais que le fou tiendrait paroles, et je m’endormis, au milieu des champs, au milieu de rien, trop usée pour nourrir mon inquiétude, dans des draps humides et sales, et un lit complètement incliné…..
Le matin Arthur chantait
« Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles
Comme lui je me consume
Je me consume
Mademoisellepeltier
Quinerimepasassez »
Les yeux plein de croutes, et complètement affamée, je me levais pour arrêter ce chant agaçant et provocateur.Je commençais à connaître Arthur et je savais que quitter les lieux serait difficile….
-Contrairement à ce que vous croyez quitter les lieux ne sera pas difficile !
-Vous lisez mes pensées !
-Tartines… !!!.Il fit tinter une cloche….J’ai de la confiture de mûre, framboise, cassis, baies sauvages, cerises, pommes vertes, tomates, citron, melon, pastèque, courge, abricot, poire cannelle, banane des tropiques, oranges amères…..Voyons une rime pour oranges amères madem’…
-Demandeàmamère ! Route pour l’enfer ! laisse moi me taire ! gant de velours-gant de fer !
-tu veux détendre l’atmosphère ! mademoisellerime pour me plaire ?
Arthur ne parla pas le temps des tartines, et son café fût bon, contre toute attente.
-Pourquoi vous dites que vous vous appelez Arthur ?
-Pourquoi vous dites que vous vous appelez mademoisellepeltier ?
Ben , c’est moi.
Bencémoi dit il, se moquant de ma réponse.
Mais on est en 2006…..
Un peu de poésie, mademoisellepeltierquiraisonne.
J’vous préfère en rimes, on s’y remet de suite.
Aujourd’hui liste de mots, c’est parti….
-J’voudrais informer ma famille….
-Mais personne vous croira,
réfléchissez un peu….
Allez, pas d’enfantillage,
-Brame
-Rame
-Nette
-Tête
-Acacias
-Pois
-Vois
-Autrefois
-Moi
-Pas moi !
-Cédron !
-Salomon !
-bouille
-rouille
-fériale
-exhale
-horizon
-blond
-route
-goutte
-étrange
-mon ange
Quelques heures après mademoisellepeltier et Arthur avaient fait rimer beaucoup beaucoup de mots, et mademoisellepeltier avait remplacé sa crainte par une joie soudaine, inattendue.
-A la bonne heure dit il, à la bonne heure !
J’attendais cela depuis si longtemps…..
-Quoi donc ? Ma bouche forma un O immense.
-Que rime à rien rime à quelque chose !
Il m’attrapa par la veste sans dire un mot de plus, et m’amena à la porte du château, il poussa mon corps dehors avec une élégante fermeté et curieuse bienveillance, et étrangement, cet Adieu me transperça le cœur.Je me sentais désormais abandonnée.
Je sentais aussi que je devais me taire.
Je dis seulement
-L’hiver, nous irons dans un petit wagon
rose….
Il ajouta
-Nous serons bien.Un nid de baisers fous
repose.
Il ferma la porte, les champs s’ouvrirent alors sous mes pas.
Les champs de blé, tu sais, je te parle de ceux qui dérobent au soleil……
Elenapeltier