Quand j’aurais consommé ma vie comme une cigarette, nez au vent, peut-être, alors sera venu le temps de parler.
Ouvrir sa bouche. Trouer sa vie.
Il me semble que la planète entière pourrait s’y engouffrer. Les oiseaux vastes comme mes pensées, ton air de planqué et surtout l’escalier.
Ouvrir la bouche : comme un « o »; oui, il faut que je te parle.
L’escalier est au fond du jardin.
A gauche, l’allée des cerisiers.Tu me nommas les bigarreau-o, les cerises Nap-o léon, et puis les anglaises, fatalement non loin des Napoléons.
A droite, l’allée qui longe le jardin des voisins, des vilains arbustes piquants, comme des paroles émises 20 ans plus tard.
Entre les deux, des pins de cent ans, terrassés eux aussi des années plus tard par une tempête emportant les ancêtres, pourtant promis à la postérité.
Et, vue du ciel, assise entre cerisiers, Napoléon, et les piquants, une petite fille, un escalier, et des minuscules plantations, qui arrachées, font jaillir des fourmis militantes par centaines.Elle adore cela, bousculer les fourmis, les voir s’affoler.
Ce fond du jardin, c’est son lieu de bouderie.Et pourtant, elle y refait le monde.Elle y construit des fondations, ce que le monde est, ce qu’il n’est déjà plus,et surtout ce qu’il pourrait être.
A l’occasion, entre deux terrassements de fourmis, elle va droit aux cerises, et en mange autant que son chagrin.
Plus au fond mais sur la droite, il y a cet escalier curieux, qui mène à un large sôcle de pierre, entouré de branchages.
C’est un lieu insolite.Une ruine dénuée de sens. Souvent, elle y amène quelques jouets.
Tu vois, te parler c’est te dire cet insolite ignoré.
Cela en vaut’-il la peine ?
Le vois-tu désormais cet escalier ? Peu importe.
Il y a des lieux où chacun se construit.
Ouvrir la bouche pour dire l’immuabilité de ses fondations.
Alors, vois-tu ces temps particuliers expliquent peut-être l’émotion et le trouble devant un simple étalage de cerises au marché.
Je suis happée.
Parler, c’est te dévoiler ce mouvement. Discret.
C’est énoncer cela même qui faisait que tu ignorais.
Des années plus tard, celle qui faisait patiemment les clafoutis aux cerises décéda, happant, et emportant avec elle la mémoire partagée de ces lieux.
Elle emporta son tablier suspendu au vent, devant le potager. Elle emporta le plaisir vif et bruyant. Elle emporta l’art de mettre le couvert.
Le soir, elle disait «c’est l’araignée qui monte qui monte» en promenant ses doigts le long de mon bras, et je riais dans une peur feinte et joyeuse. Elle emporta l’araignée et ma joie.
Je me promène désormais comme une caméra le long de ces chemins, sortant et rentrant en moi-même, tournoyant dans l’odeur verte du jardin le matin.
Des années plus tard, les pioupious des oiseaux de mars, à l’entrée du vaste parc de l’hôpital Esquirol me happent dans ces mêmes années.
Que vit-on du présent ?
Il me semble peindre successivement l’ébauche que de ce que je suis depuis toujours.
Tu vois, tu voulais ma parole. Et tu y trouves la tienne. C’est certain.
Elle est comme toutes les enfances, un lieu de retour en même temps qu’un lieu clôt. Chacun porte cet écho. Il suffit que je parle de la mienne, et tu penseras à toi.
Un port aux bateaux toujours amarrés, que l’on peut encore visiter, mais qui ne partent plus en voyage.
Depuis, les années ont couru, des milliers de mots sont sortis de ma bouche, la plupart inutiles, sonores, inadéquats.
Les bateaux un à un sont restés, jetant l’ancre de l’irrémédiable, et emportant dans les tréfonds maritimes le brouhaha oublié de tous mes jeux d’enfant.
Après, tu fermeras aux autres l’escalier.
Je retournerais auprès de toi. Et cela, tu ne le sauras pas.
Je serais nez au vent, comme une cigarette consommée.
Où sont partis les pins et les cerises ?
Une bouche énorme, glabre semble happer tout cela.
Et tout ça n’existe désormais que -si je parle.
Condition du vivant. Condition du témoin. Condition d’ex-ister.
Quand j’aurais consommé ma cigarette comme une vie, et mangé autant de cerises que de chagrin, peut-être que sera venu le moment de clore une longue phrase, une partielle discussion, inutile, sonore, inadéquate mais toujours nécessaire.
Ce lieu, vois-tu, ce fond de jardin, fût le lieu d’une décision sur les autres et moi-même.
Je décidais alors et conclu pour toujours, amarrant mes pensées comme des bateaux dépourvus d’aventures.
Désormais je vis les termes de cette juridiction.
Humains, méfiez vous des enfants au fond du jardin !.
E.Peltier