La scène se situe à Paris, quartier des Gobelins. Des grandes avenues s’entrecoupent comme des longues cicatrices sur l’écorce terrestre. Des centaines de personnes s’entrecroisent dans un ballet cosmopolite qui ne s’apaise que la nuit tombée. Elle en fait partie, personnelle et impersonnelle, pressée et figée. Beaucoup de mouvements, une femme asiatique dans sa boutique qui dispose ses nems, une femme blonde et massive qui ajuste le bonnet de son enfant, deux hommes-coqs qui se disputent un taxi, une jeune homme en bicyclette, musique aux oreilles qui dévale l’avenue, presque en cavale, une jolie Africaine qui se dodeline en marchant, et puis très probablement, moi.
M.O.I : trois lettres pour définir et l’embarras et la multitude de pensées qui m’assiègent tandis que je tente de rassembler et mes sacs, et mon pas pour en finir avec la pénible traversée de l’avenue d’Italie, vent en poupe.
Dans le ciel, un ballon. Evidemment, elle pense alors à Paul. Quelques jours avant, il avait fait un choix. Garder le ballon au poignet, trophée du jour, mousquetaire de 6 ans,ou décider de le laisser s’envoler, le plaisir de le suivre quelques minutes dans le ciel l’emportant sur la perte. Un choix de poète.
Alors ce ballon devient un clin d’Sil, un signe irrationnel, comme si le monde se constituait autour d’elle. Quelqu’un vient de lui demander l’heure, l’effet d’une pile d’assiettes cassées en pleine rêverie.
L’heure, voilà quelque chose que je détiens, là à mon poignet, trophée du jour qui passe, reine d’un temps. A moins de laisser ce temps filer comme un ballon au vent. Il se passe tant de choses dans le quartier des Gobelins, et il ne se passe strictement rien.
Il se passe ce qui se passe en soi.
Est-ce que les vagues continuent à cogner contre les falaises de Sligo, en mon absence ?
Alors elle devient le ballon.
Le plaisir l’emporte sur l’adhérence à l’empressement et le ballet des fantoches. Un pas au sol, et un pas dans le ciel. Et puis échasses aux pieds, elle dévale toutes les avenues grouillantes dont émanent des slogans de mécontentement, qui se transforment en bulles de savon à quelques mètres du sol.
Les trois lettres, M, O, I, sont devenus des immenses toboggans transparents qu’elle dévale, en cavale de sa propre vie, de son propre mécontentement, et le plaisir l’emporte, ramenant dans cette altitude, les âpres soucis de l’existence à un mince brouhaha discursif et sans intérêt. Direction la mer.
A cette hauteur, plus personne ne lui demande l’heure, et surtout personne ne lui demande plus rien. Le seul compagnon de voyage, c’est ce joli ballon bleu.
Au loin, déjà elle l’aperçoit. LA mer. Un grondement qui s’enroule en lui-même, et qui inconsolé, recommence, réitérant le même son, à l’infini. Oui, les falaises sont là. Et les vagues se cognent. Le majestueux rencontre le pathétique. Avec mes échasses, je ne me cogne plus.
Les klaxons me font tomber de mes échasses, je quitte d’un coup sec le ballon, et les vagues,
Je redeviens ce pauvre moi englué, à qui l’on peut demander l’heure, des sacs plein les bras, des symptômes plein la tête, et qui court, court, court. Un coup d’Sil rapide au ciel. Plus de ballon. La tristesse me tombe dessus comme un rideau de fer.
MOI se sent alors d’une solitude impénétrable, bruyante mais sourde aux autres. Moi n’est pas une compagnie pour moi.
Moi ne comprends rien à moi. Moi n’est pas moi. Moi est sourd à moi même.
SE débarrasser de moi ! Tais toi, moi !
Un miracle soudain comme les miracles. La scène se situe aux Gobelins. Elle a fait un choix.
Un choix de poète. Elle pouvait garder son moi au bras, trophée du jour qui passe, ou le laisser s’envoler.
Le plaisir de le voir s’envoler l’emportant sur la perte, elle l’offrit au vent qui passe, et se regarda atteindre les nuages comme une petite bulle de savon ;
E.Peltier, mars 06.