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Sonia avait un secret.



Sur le haut de sa tête, Sonia avait un petit couvercle en fonte, dissimulé par ses cheveux. C’était son secret.
Qui n’en a pas...
C’était il y a bien longtemps, un matin brumeux d’hiver, qu’elle s’était réveillée avec cela sur la tête. La veille, elle s’était sentie la tête vide, comme un bocal.
Dans la nuit un cauchemar étonnant l’avait réveillé. Dans celui-ci, son crâne était devenu un aquarium, un poisson bleu formait le même cercle inlassablement, et avec sa main, Sonia tentait en plongeant dans son crâne, de récupérer le poisson, qui à chaque fois se faufilait entre ses doigts.
Le lendemain matin, passant les mains dans ses cheveux, elle sentie un mince couvercle.
Trop effrayée, elle n’en dit rien, ni n’osa le soulever.
Ce jour là, comme tant d’autres jours, elle partit à son travail. Un travail sot qu’elle n’aimait pas. Elle pesait des clous, et les mettait dans une boîte à clous. Là bas, elle ne parlait à personne, et elle n’était personne.
Dans la rue, longeant le fleuve, elle redevenait quelqu’un. Quelqu’un que la pluie trempe, et dont les pas enrobés de bottillons en plastique font flic-floc, presque comme un cœur qui bat. Elle redevenait cet être gracieux qui s’ignore, au nez mutin,  signant un visage à la fois drôle et pathétique, qui ne l’est pas...
Et toujours en rentrant, ce même rituel, boire un chocolat chaud, cuillère dorée à gauche, biscuit beurré à droite ,assise dans son salon, en chantant «  debout les gars, réveillez-vous !. ».
C’est à ce moment là, qu’elle retoucha au couvercle. C’est son étrange rêve qui lui revenait, et la peur, au delà du couvercle d’entrer en elle-même. Alors, elle n’en fit rien, préférant l’ignorance à la frayeur.
Des milliers de clous pesés, et des dizaines de chocolats bus, Sonia avait toujours ce curieux couvercle sur la tête. La présence de celui-ci amenait un bouleversement graduel dans la vie de Sonia. Désormais, chaque matin Sonia se demandait « mais qu’est-ce que j’ai dans la tête ? ».Une nuit, elle se réveilla d’un nouveau cauchemar en hurlant : en ouvrant le couvercle, sa main s’était piquée contre des milliers de clous.
Le matin, il pleuvait. Sonia longea le fleuve, puis au moment d’ouvrir la porte de son usine, voilà ce qu’elle vit : tous ses collègues étaient là, devant les machines, boîtes et cartons, comme toujours, et comme- pour toujours. A la place de leur tête, des clous, des clous, des clous.
Saisie, et par cette image, et par le son douloureusement quelconque des milliers de clous qui s’entrechoquent, Sonia, claqua la porte, bottillons en avant et courût comme pour échapper à son propre destin.
Ce soir là, dans un rêve dérisoirement bon, elle sentit dans sa tête un immense bol de chocolat chaud. Comme elle ne travaillait plus, elle longeait le fleuve du matin au soir en chantant «  debout les gars,réveillez-vous ».Elle redevenait quelqu’un dans ce plaisir répété : le bruit de ses propres pas, et le son de sa voix, mutine comme son nez, et libre comme l’air.
Chaque soir, elle tâtait son couvercle, se posant la même question, devenue une formule magique ouvrant à des rêves élaborant toutes les hypothèses. «  De quoi est donc remplie ma tête ? »Poisson bleu, clous sots, chocolat chaud, fleuve, pétales de rose ? Ce matin là, n’importe quel quidam aurait pu clamer «  c’est le printemps ».
Le soleil peignait le fleuve de reflets plus heureux, et surtout Sonia ne portait plus ses bottillons. En entrant dans sa pâtisserie unique et préférée, elle fût troublée. Non seulement, ses biscuits beurrés n’apparaissaient pas sur l’étalage, mais la grassouillette vendeuse s’était métamorphosée en jeune homme. Du coup, Sonia n’acheta rien. Toute la journée, le visage du jeune homme lui revînt. Ce soir là, pour la première fois depuis quatre années et vingt deux jours, il manqua avec le chocolat chaud de Sonia, les biscuits.
Le lendemain, Sonia revint dans la même pâtisserie. Juste pour demander quelque chose « qui n’se fait plus m’zelle ».Voir ce visage lui était devenu aussi indispensable que le fleuve.
Et son regard le longeait de la même façon.
Sonia ne pu se résoudre à demander autre chose que ce qui n’existait pas. Du coup, chacun la regardait comme une créature étonnante. Parfois, la patronne lui proposait autre chose à la place. Mais Sonia restait hébétée, répétant la même phrase et obtenant la même réponse, juste pour longer le visage du jeune homme.
Ce visage désormais, elle le connaissait tant, qu’elle aurait pu en dessiner chaque trait, chaque détail. Elle aimait, devant son chocolat chaud sans biscuit, repenser à ses yeux longs et noirs, à sa mimique singulière de désolation réitérée quand il lui disait chaque fois «  j’suis navré y’a plus ça ici ».
Ce soir là, elle ne toucha pas au couvercle. Elle s’endormit, et les rêves aussi manquèrent.
Le lendemain, le jeune homme manqua aussi dans la pâtisserie.
 Les jours suivants furent similaires. Sonia désormais ne buvait que sa propre désolation sans biscuit. Elle ne chantait plus.
Ce soir là, elle ne se demanda même pas ce qu’elle avait dans sa tête. Elle répétait , à la fois drôle et pathétique,et  qui ne l’est pas, où est-il, où est-il ?
Sa désolation la rongeait comme un vers s’empare d’un fruit. Elle avait perdu le goût de longer le fleuve, et restait chez elle jour et nuit. Même ses habitudes, elle les avait perdues. La seule chose qui lui restait, c’était son secret.
Sonia était devenu un secret, retiré du monde.
Elle s’endormit tard. Cette nuit particulière, lui apparût le couvercle, comme un point brillant dans une vie sombre.
Sans peur, elle plongea au creux de sa tête et y trouva un visage aux yeux longs et noirs. Toute la nuit, elle extirpa le visage, l’arrachant avec ses mains pleine d’abandon et de colère. Il revenait sans cesse, parce qu’elle l’avait eu  sans cesse dans sa tête, jour après jour, chaque instant. Et  à chaque fois, elle l’arrachait de nouveau encore et encore, si bien que des dizaines de visage du jeune homme l’entouraient désormais. « j’suis navré y’a plus ça ici » répétait il comme un disque rayé.
Son propre cri la réveilla en sursaut.
Elle se sentait mieux, légère, le couvercle avait disparu, laissant entière l’énigme.
Sonia ne sait pas trop ce qu’elle a dans sa tête. Et vous ?
Un chagrin lui fit croire qu’elle avait quelqu’un d’autre dans sa tête. Ni poisson bleu, ni clous sots, ni chocolat, ni fleuve, ni pétales,ni jeune homme mais tout cela en même temps et plus encore.
Sonia me raconta un jour son histoire et me transmit ce secret trop lourd à tenir : chacun a dans sa tête ce qu’il croit qu’il a. Ni plus, ni moins, au delà la vie demeure une hypothèse à laquelle il importe de croire.
Elena Peltier

 


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