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La bouche cousue
Non loin de la statue de Tristan Bernard, qui avait déclaré ne haïr que la haine, se trouve la petite Mercerie de Me Tackels.
D’origine anglaise, Me Tackels est arrivée en France dans les années 70 après avoir rencontré son mari, français en voyage à Londres et fait de nombreux trajets, avant de se décider à quitter sa terre natale.
A vrai dire, une terre natale depuis peu, son granp-père étant écossais,de même que les générations précédentes issues de la région d’Aberdeen.C’est certainement pour cette raison qu’elle s’obstina à porter son nom de jeune fille, comme une trace, un hommage.
Me Tackels est une femme de principe, elle dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit.
Plutôt hostile au monde moderne et ses péripéties techniques, c’est volontairement qu’elle essaya de maintenir la poésie propre à son enfance, en vivant dans un univers à part.
Par d’exemple, Madame Tackels fabrique ses vêtements elle-même, comme l’avait fait sa propre mère, et les générations précédentes.
C’est dans cet esprit qu’elle a ouvert sa mercerie il y a quelques années, et y retrouve des clientes régulières éprises de tissus,parfois écossais, matériel de couture, boutons colorés, et rubans.
Me Tackels change ses draps deux fois par semaine, et ne supporte pas les plis.
Sa coiffure rigoureuse mais tout de même féminine n’en révèle aucun, pas plus que son visage, quelque peu irréel, à la peau fine et quasi translucide, mettant en valeur l’éclat de larges yeux clairs.
Ce sont ces deux mêmes yeux que rencontra son mari alors qu’il se posait quelques minutes dans un grand magasin anglais, où Me Tackels était vendeuse.
Son aspect irréel, comme sorti d’une histoire voire d’un conte l’avait saisi d’emblée.
Il fût maladroit en s’adressant à elle, et leurs premières paroles échangées n’eurent rien de romanesque si ce n’est l’accent français de Monsieur, qui ne manqua pas de faire discrètement sourire Madame.
Il est vrai que tout accent lui faisait immédiatement pensé à ce grand-père écossais, figure ancestrale de son enfance, raconteur de légendes, de ballades et aventures dans les Highlands.
Le caractère de ce grand père fantasque et érudit contrasta avec la monotonie de ses parents.
Mr et Me se quittèrent sur une discussion sur les machines à coudre.
Mr se sentant intimidé, feint d’avoir à réfléchir à l’achat ,et tourna ses talons, comme pour dissimuler qu’il rougissait.
Le lendemain, il revint acheter une machine dont il n’avait pas besoin.
Le surlendemain il proposa à Me de prendre un thé après le travail, tout en rougissant avec ferveur.
Deux ans après ils se marièrent, dans une église du Cantal, parmi quelques anglais et quelques auvergnats de la famille de Mr.Tous étaient rouges, les anglais par nature, les auvergnats par abus.
Jusque là, une histoire ordinaire à un détail près qui se produisit un matin à 7h45 devant la glace de la salle de bain.
Me Tackels nota ce matin là que sa bouche était plus claire du côté gauche que droit.C’était à peine visible, mais tout de même, elle le remarqua.
Jour après jour, la bouche de Me Tackels disparaissait petit à petit.
Biensûr, Me Tackels consulta toutes sortes de médecins éminents, en dermatologie, O.R.L, mais nul ne pût expliquer ni résoudre cet effacement progressif.
Bientôt, il ne resta de sa bouche qu’une étroite ouverture, permettant tout juste d’y introduire à manger ou boire, mais rendant le langage impossible.
Le ridicule de cette situation, et l’angoisse inhérente obligèrent Me Tackels à fermer sa boutique faute…de bouche cousue.
Mais ne rions pas de cette pauvre femme.
Des plis apparurent sous ses beaux yeux marquant le souci et l’anxiété.
Son propre mari était traversé par divers sentiments, tristesse, mais aussi honte comme s’il abritait chez lui, une créature étrange et inédite.
Il lui écrivait, elle répondait.D’abord beaucoup, puis elle cessa de lui répondre et partager ses tourments.
Elle perdit aussi le goût de cuisiner ou coudre.
Un matin de printemps, l’envie de peindre s’imposa à elle, nouvelle et insistante.
Cachée dans une large étole, elle sortit acheter des toiles et des couleurs.Quelque chose semblait faire irruption en elle, venant de loin, indomptable.
Un élan qui lui faisait penser aux plaisirs presque éteints de l’enfance, et notamment à son caractère volontaire, et parfois intrépide sur une balançoire ou un tobbogan.
Un élan longtemps mis de côté, relayé au second plan pour des valeurs plus sûres et raisonnables.
Ses mains se mirent à peindre comme automatiquement, guidées par une force par laquelle elle se laisait portée, confiante.
Au premier jour, elle fît une toile large représentant un paysage sauvage, grandiose, étrange.
Elle n’attacha plus ses cheveux.Elle retourna au magasin, toujours cachée.
Au deuxième jour, elle contempla la lumière, rien de plus.
Au troisième jour, elle fît deux autres toiles, magnifiques, des paysages encore étranges encore comme issus d’un conte.
Les jours et toiles se succédèrent sous les yeux ébahis de son mari, comme en attente d’un événement qui ne tarda pas à advenir.
Devant sa huitième toile, plus claire, plus détaillée, avec dominant une vallée, un château en ruine, il lâcha spontanément « Mais….c’est l’Ecosse ! ».
Alors, comme un volcan longtemps inanimé réveillé par son propre feu, Me Tackels se mit à sangloter violemment ressentant tout à coup massivement l’absence de son grand-père, l’absence d’elle même.
Cette douleur, longtemps déniée, longtemps impossible devint apprivoisable.
Elle cessa de peindre.Elle se prépara à parler.Sa bouche fit l’ouverture.Et, elle se raconta pour la première fois.
E.Peltier
Elena