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Hier, début Février 2003.

"Bonjour, je m'appelles jules Maillart, je suis infirmier au pavillon K Dick, vous êtes bien la sœur de Janine Peggy,

-…

-excusez moi de vous déranger si tôt mais il nous est impossible de contacter votre père, je n'ais que vos coordonnées, et je suis au regret de devoir vous annoncer le décès de votre sœur, cette nuit, pendant son sommeil.

(La voie ensommeillée qui m'avait accueilli il y a un instant se met à égrener lentement une chaîne de " c'est pas possible" avec une tonalité de désespoir contenu).

Je reprends,
"Il nous est nécessaire de vous contacter au plus tôt afin de convenir des formalités…
-je comprends, m'interromps la voix, nous vous rappelons plus tard."
J'ai juste le temps d'articuler un "bon courage madame" avant qu'elle ne raccroche.

Il n'est pas loin de huit heures du matin, réveillé depuis la veille, sauf à compter une sieste d'épuisement d'une heure sur un relax inconfortable, je suis dans le brouillard sonné un peu plus par les évènements de cette fin de nuit.
Raccrocher le téléphone, avaler un autre café en roulant une clope, en automatique, jeter en vrac mes affaires dans le panier, prendre congé en douceur de la relève affairée dans cette atmosphère décalée d'une collectivité dramatiquement éveillée, prématurément.
Un autre réel m'attend dans quelques minutes à la maison. La cadette à réveiller, si ce n'est déjà fait, la préparer pour l'école pendant que le benjamin son biberon terminé, enchaînera son répertoire d'activités exploratrices sollicitant mon attention jalousement observé par sa sœur. Et puis passer à d'autres activités aussi prenantes jusqu'à 13h30, heure à laquelle je retournerais au pavillon pour la réunion clinique mensuelle. Je me sens un peu comme au pied d'une falaise abrupte.

Où ranger, stocker, écarter, les deux dernières heures écoulées depuis que tout a basculé avec la découverte du corps inanimé de Janine à la ronde de six heures, Où ranger, stocker, écarter les cinq ou six ans écoulés des soins à Mlle Peggy dont j'étais un des référents infirmiers.

Il y a à peu prés cinq ans.

Mlle Peggy était juste majeure quand elle nous a été adressée par une clinique. "Son comportement dépassait les limites de leur tolérable, et chimiquement ils avaient tout fait." D'ailleurs l'ordonnance accompagné du courrier du psychiatre qui a précédé l'entrée de Juliette était éloquente de l'abominable combat chimiothérapique mené par son médecin, pas moins de deux feuillets comprenant dix huit spécialités à visée psychotropes dont trois ou quatre somnifères et les inévitables correcteurs.

Caractérielle, violente, psychotique/pathe (psycho pathétique j'entends dans ces cas là) c'est ce que véhiculait la rumeur qui la précédait à son admission dans le service.
La première année a passé au cours de laquelle Janine a effectué un sevrage massif, son humeur s'est vaguement stabilisée et elle a commencé des aller et retour entre son appart et l'hospitalisation. Puis sa mère est décédée, l'état de Janine s'est aggravé jusqu'à un passage à l'acte plus violent que les autres qui a abouti à un placement en UMD. Je ne sais plus ce qu'elle a fait, mais à l'époque on a eu une série de patientes qui, quand elles voulaient partir à Montfavet, commettaient des crimes de lèse administration. Raid sur les ordinateurs du bureau des entrées, scandale aux tutelles etc…, avec les agressions à médecin c'était le plus court chemin vers l'UMD.

Pendant son absence, je suis tombé sur un article d'abécédaire dans un site de recherche en soin psychiatrique (SERPSY) traitant de l'abandonisme. Ce texte collait a peu de chose prés avec les dominantes du comportement de Janine en institution. Seul hic, aucune forme d'abandon dans son parcours, si ce n'est le deuil bien postérieur au début sa maladie.
Je suis assez ancien pour connaître le fonctionnement des équipes qui attendent un retour d'UMD, d'abord on refoule l'évènement au plus profond du subconscient, puis se joue le choc de la pseudo surprise de l'annonce du prochain retour à laquelle succède une période de conversations animées qui ressuscite les mauvais moments en les magnifiants au besoin. Bien entendu par le fait des superstitions locales, il est malséant de parler d'un patient absent, "ça le fait revenir".

Dans ce contexte l'article tombait pile. Impression, photocopies, j'en laissais traîner quelques exemplaires dans la salle de repos. Fatalement on a fini par en parler, comme par hasard le parallèle avec Janine a été fait, et puis ce n'est pas d'en parler qui allait la faire revenir, nous savions tous que son séjour n'excèderait pas six mois. Pour une fois c'est d'une dynamique de retour plus pensé et moins fantasmé qu'ils s'est agit.
Le texte sur l'abandonisme finit sur une impasse, ça n'a pas facilité la démarche au départ, mais en fait le défi qu'il suggérait à été moteur, de plus sa conclusion pessimiste libérait en quelque sorte les esprits d'une quelconque obligation de réussite.

S'est posé la question du "cadre " qu'il "faut toujours poser", dont acte. Comment et quel cadre poser avec quelqu'un qui ne craint pas l'escalade de la violence, dont une des manifestations de souffrance est justement de s'attaquer à la règle et qui est capable de faire le gambit de sa liberté de mouvement au service de l'expression de son mal être. Souplesse et improvisation ont été nos pistes, dans tous les cas, ce serait toujours ça de gagné sur l'affreux binôme crainte contention.

A son retour Mlle Peggy s'est retrouvée dans un cocon de sollicitations renforcées pour lui offrir une palette d'activités propres à finir par l'intéresser, nous espérions, en attendant qu'elle veuille bien un jour éclairer sur ses goûts. D'autre part les règles institutionnelles n'engendraient plus pour elle les mêmes conséquences qu'avant. Ses transgressions étaient tolérées et accompagnées.

Bien sûr ça a demandé un autre engagement de l'équipe auprès d'elle. Janine ne tenait rien en continuité, certains ateliers avaient accepté à leur tour d'assouplir leurs règles de fonctionnement, de toute part elle était confrontée de façon explicite à la volonté de ne pas se laisser prendre à la spirale de la surenchère du chantage et de la violence.

Son passif de pyromane faisait que ses cigarettes et tout moyen d'ignition autonome de sa propriété étaient détenus par le personnel. Cette dépendance rendant obligé la demande nous a permis au fil du temps de nous apercevoir au travers son tabagisme nocturne que son sommeil était sérieusement perturbé. Nous avons tout d'abord mis ce problème sur le compte de l'énurésie rapidement révélée. Mais l'énurésie réglée, les demandes nocturnes et répétées de cigarettes et de feu aux veilleurs ont persisté.

Janine était aussi connue pour être une redoutable ronfleuse, du fait de notre présence assidue auprès d'elle pendant la cure de son énurésie nous avons été alerté sur la qualité de ses ronflements et du fait que ceux-ci étaient tels qu'ils la réveillaient.

Avec deux trois collègues ont a commencé à profiter de ses fréquentes visites la nuit à la salle de repos pour tenter de sortir des stéréotypes de conversation dans lesquels elle nous cantonnait. Un soir qu'elle tâtait nos dispositions pour savoir à partir de quel moment nous risquions de refuser d'alimenter tabagie et insomnie, je lui ai refusé en plaisantant sa cigarette à moins qu'elle ne reste discuter avec nous le temps de la fumer. Rien qu'à l'idée de fumer dans notre pièce Janine a sauté le pas, et on a causé, tous les trois.

Pendant deux clopes on a discuté.
Le sujet récurrent était les tubes qui passaient sur la radio en sourdine. Quelque soit le thème abordé, toutes les 2 minutes trente cinq on avait droit à un "je l'aime celle là", "celle là elle est belle" ainsi de suite. Les soirées passant la fréquence des visites de Janine s'est stabilisée entre deux et quatre et les entretiens se sont ritualisés.
A la fin du premier entretien, mlle Peggy malgré les deux cigarettes fumées entre temps nous demanda en riant si elle pouvait avoir sa clope maintenant. Elle avait pointée que les vingt minutes écoulées étaient un temps autre, comme un temps de travail, ça méritait bien une cigarette, non?

La corrélation entre la qualité de ses nuits et son humeur diurne était facile à constater.

Par la suite nous avons vite appris que Janine avait un répertoire très étendu de chansons dont elle connaissait paroles et musique par cœur. Janine nous révéla à cette époque ses talents de chanteuse. Sa mère "avait des radios partout", nous appris t'elle et elle passait, enfant, de longues heures ensemble à la maison, Janine en difficulté scolaire ne fréquentant plus assidûment le collège à l'époque.

Puis, l'angoisse tapie sous son comportement commença à sourdre dans ses propos ce qui eut pour conséquence de lui permettre de se rendormir plus facilement après chaque réveil. La longue maladie de sa mère, l'irritabilité de son père ont pu être formulées.
Malgré tout Janine se réveillait toujours deux à quatre fois par nuits, l'angoisse persistant à chaque réveil.

Ses ronflements sont alors montés en haut du tableau de la démarche de soin imaginaire de l'équipe. Ceux-ci n'avaient rien de la paisible ronflote de l'épicurien assoupi, sonores, puissants, irréguliers, entrecoupés de sifflements de bruits de clapets et parfois de pauses, qui agitaient son sommeil, allant effectivement jusqu'à la réveiller, une ou deux fois par nuit.
A l'époque j'avais lu un bouquin qui traitait du ronflement, "le ronfleur apprivoisé" (O Saint Drome, Seuil). Mes collègues furent facile à convaincre de l'aspect peut être pathogène de sa ronchopathie.

N'allez surtout pas croire que tout allait paisiblement par ailleurs, pas de miracle. Un soir par exemple, Janine est rentré dans la demande irrecevable, du style aller réveiller un autre patient en pleine nuit pour la dépanner en tabac, ce que nous lui avons refusé. Refusé aussi de nous focaliser sur le moyen exclusif de résoudre son problème immédiat. Quant elle nous a quitté, toute en rogne, on savait qu'il allait se passer quelque chose. Nous avons eu à peine le temps de nous le dire ma collègue et moi qu'un fracas identifiable comme l'atterrissage d'un pot de fleur sur du carrelage nous interrompit.

Tant qu'elle s'en prenait aux plantes en pot du réfectoire il n'y avait pas péril et nous ne voulions pas enclencher un cycle qui pouvait se traduire par intervention, agitation, injection avec ou sans renforts, et peut être isolement. Nous n'avons rien trouvé de mieux que de nous poster sur les dernières marches du bas de l'escalier devant lequel elle devait passer pour rejoindre la partie nuit et d'attendre. Trois pots furent victimisés ce soir là, dont un pas trop sérieusement. Un moment après elle a sursauté en passant devant nous.

"Vous étiez là?
-Oui depuis le début.
- Et vous n'avez rien fait.
-Non.
-Vous ne me piquez pas?
-Non.,"
Janine se retourne alors, et part vers sa chambre en nous lançant quelques tirades fleuries sur notre incompétence et notre fainéantise. Le temps pour nous de réparer un maximum de dégâts, Janine ronflait.

Le lendemain et les jours suivant notre absence de réaction de cette nuit là a occupé l'essentiel de ses préoccupations et de ses conversations avec les collègues.
Doucement la socialisation de Janine avançait, et après avoir passé les obstacles que représentent toutes les plaisanteries et le manque de sérieux propre à toute discussion au sujet des ronflements les démarches pour s'occuper de ce phénomène avaient été entamées puis… le 21 septembre 2001 nous a pété à la gueule.

Mlle Peggy a fait partie d'un groupe d'une vingtaine de patients issus de trois secteurs regroupés dans une unité désaffectée d'un CHS Ariégeois.
La première semaine de l'exode j'ai fait trois nuits dans cette structure.
La dynamique clope, entretiens nocturnes, a servie à faire le point, non l'explosion en tant que telle ne l'affectait pas outre mesure, ses séismes intérieurs étaient autrement plus violents. Dans ce nouveau pavillon fait d'un groupe bricolé de bric et de broc elle avait perdu cet équilibre que nous avions sus tous ensemble construire patiemment.

Après ces trois premières nuits je ne suis pas revenu sur la structure "extériorisée" pendant de longs mois, cantonné au CMP transformé en hôpital de jour, repas thérapeutiques, et mini unité d'accueil continue. J'y ai revue Janine, elle y a été hospitalisée en séjour coupure une semaine afin de permettre aux collègues exilés de souffler un peu. C'est dire la tension qu'il y avait là bas.

Les discussions que l'on a eu pendant ce court séjour pouvait faire craindre le pire.
En résumé je citerai cette phrase d'un infirmier d'un autre secteur entendue à Marchant quelques semaines plus tard., "toi qui est du VIII, tu es au courant que certains de tes collègue font des entretiens parfois en pleine nuit, ils sont barjots, y a des limites… y a un cadre …" Sûr que les membres de l'équipe d'origine ne doivent pas l'avoir facile pour continuer à soigner comme nous le faisions avant.

Un mois plus tard Mlle Peggy partait pour Montfavet en HO après avoir incendié la moitié du pavillon qui l'hébergeait.

Le temps a passé, quatre unités de suite ont rouvert, récupérées sur les ruines de l'hôpital, celle où je travaille à été recomposée à partir de deux services, les soignants et les patients qui avaient été déplacés dans les départements voisins ont donc pu réintégrer l'hôpital neuf mois après l'explosion. Une partie du noyau dur de l'équipe à laquelle j'appartenais a pu se regrouper accompagnant les six patients encore hospitalisés depuis l'explosion.

Retour au présent.
Janine est revenue de Montfavet fin novembre.
Le premier mois on a revécu comme en accéléré sa précédente hospitalisation, comme si certains repères se remettaient en place. Sans injections si besoin, sans contention, Janine a même très rapidement investi les "activités thérapeutiques médiatisées".

observations écrites au cours des deux mois :

Autour du 20 décembre 2002

Au petit déjeuner, pendant que je distribue les médocs en gardant un œil sur le chariot du café, lait, chocolat, confiture, beurre, pain, biscottes, que j'ai laissé en autogestion, Peggy m'évite, elle fuit mon regard. Elle garde la tête baissée et me répond par monosyllabes alors que je sers sa table.

Il y a deux nuits de cela, après maintes demandes et un long entretien elle avait fini par s'endormir vers minuit. C'était ma troisième et dernière nuit, Peggy a repris l'habitude de me solliciter la nuit pour ces entretiens. Subitement la voilà qui déboule titubante à quatre heures du matin, pleine de sommeil pour me demander une clope. Elle n'en a plus et ayant fini mon paquet de tabac je ne peux la dépanner. Elle exige que j'ouvre un paquet d'un autre patient pour lui permettre de fumer, je refuse et lui demande de se recoucher et d'attendre le matin que son copain soit éveillé pour qu'elle puisse lui en taxer une. Je lui signale en outre que je trouverai déplacé qu'elle aille importuner quelqu'un par caprice.
Ce mot (caprice) l'a fait réagir violemment, elle quitte la salle de repos vivement et part se venger sur les décorations de Noël qui agrémentent le couloir du pavillon en scandant, caprice! Caprice!... Après s'être défoulée sur son chemin elle a regagné sa chambre et s'est endormie sans plus de problèmes. Tiens une répétition.


Aujourd'hui elle me fuit, je sais par mes collègues que son passage à l'acte la tracasse et qu'elle hésite à en affronter les conséquences, elle leur a confié qu'elle craignait mon retour, j'ai le temps. On avait pourtant convenu cette nuit là qu'aujourd'hui elle me sollicitera pour que l'on s'occupe de joindre son tuteur afin de faire son bilan financier, j'attends. Dès qu'elle tentera l'ouverture je lui proposerai que d'abord nous remettions en place la déco qu'elle a sacrifiée.

Au cours de ces trois nuits nous avions eu de longues discussions sur son vécu en UMD d'où elle revient depuis peu, sur les conditions de survenu des " ses crises ". Peggy a déjà fait un gros travail d'élaboration, elle commence à lever le voile sur son enfance, la violence de son père, la dépression de sa mère puis la maladie qui a emporté celle ci il y a trois ans. Elle commence à comprendre un peu la violence dont elle a pu faire preuve à l'encontre de sa mère et laisse maintenant sa culpabilité remonter. J'ais aussi fini par apprendre incidemment que son père avait été abandonné en bas âge par le grand père.

Elle a plusieurs fois tenté de me pousser à bout, vers une réaction "cadrante" violente sans succès, pour retrouver des repères. Cette forme d'inaccessibilité la dérange. Comment puis je n'être pas indifférent sans la punir, ça la tracasse. Malgré l'éloignement provoqué par les délocalisations post AZF et son séjour récent à Montfavet elle retrouve assez vite ses marques dans notre relation.

Finalement c'est en venant demander une clope qu'elle devra rompre la glace. Et c'est en la fumant que nous avons remis en place ensemble les décos de Noël qui attendaient dans un coin de l'atelier. Entre temps le noyau de l'ancienne équipe d'avant AZF avait décidé de reprendre en main le dossier ronflement, passé à la trappe depuis le 21 septembre de l'année avant.

La mère de Janine est décédée un 25 Décembre, la tension chez Mlle Peggy fut croissante dans les jours précédent le réveillon. La veille elle demanda si elle pouvait se coucher tôt et manger seule dans sa chambre.L'équipe accepta.
Janine fit le repas du 24 avec le reste du groupe et fut une des rares patientes qui resta éveillée jusqu'à l'heure du réveillon qu'elle passa avec nous, dévoilant au passage outre son talent pour le chant celui des imitations.
Huit jours après le réveillon de noël, Mlle Peggy vint me dire qu'elle avait été fière de sa conduite ce soir là. C'est la première fois en quatre ans que ça m'arrive, renchérit elle.

Lundi 27 Janvier au matin

J'accompagne Mlle Peggy en consultation pneumo pour ses ronflements, j'ais relus le bouquin dont le contenu m'avait alerté il y a presque trois ans de cela maintenant. Ses ronflements s'appellent en fait syndrome d'apnée du sommeil.
J'avais bien essayé de me décharger de cette tâche d'accompagnement, le fait d'être reconnu par un des pneumologues contre lesquels j'avais récemment porté plainte en qualité de secrétaire syndical risquait de perturber la consultation. Rien n'y a fait, des collègues présents aucuns ne se sentait le courage d'affronter un accompagnement en consultation avec Janine et tous les problèmes que peuvent représenter pour elle l'attente et la réalisation d'une action programmée. Certains gardaient encore en mémoire le calvaire qu'avaient été auparavant les tentatives d'explorations endocrino pour son obésité.

Bref nous voilà tous deux à pieds d'œuvre ce lundi matin à 9h30 pétantes, heure du rendez vous devant le secrétariat des consultations de pneumologie.
Il faut aller faire des radios thoraciques, premier contretemps, et nous voilà partis dans les souterrains sombres et glaciaux de l'hôpital. En chemin nous repérons un distributeur de café, la promesse d'une halte au retour devant la machine pour boire un caoua et s'en griller une redonnèrent à Janine un courage qui commençait à lui manquer.

Mlle Peggy met du temps à sortir de la cabine d'habillage, la porte s'entrouvre mais elle ne sort toujours pas, je l'entends alors sangloter. Elle sort enfin de la cabine en pleurant. En chemin pour le distributeur de boissons elle me raconte que quand il lui a fallu se plaquer contre la plaque radio elle a ressentie une vive douleur à l'omoplate et que se rhabiller a été la cause de grandes souffrances. De retour à la salle d'attente ça va mieux. Sauf que très vite Janine s'impatiente. Elle semble avoir oubliée que l'on doit lui faire une gazométrie, je me garde de le lui rappeler, on verra bien sur le moment.

L'attente s'éternise et après une demi heure de conversation Mlle Peggy lance un "ça va bientôt être à nous" sûrement audible depuis le service de cardio voisin. J'essaye de la raisonner. Janine me rétorque que des gens arrivés nettement après nous étaient déjà passés.

Le claquement des talons de l'infirmière qui vient chercher les consultants s'annonce au bout du couloir, pourvus que ce soit pour Mlle Peggy. Raté la dernière personne encore présente est appelée. Janine me fait la grâce de ne pas exploser devant tout le monde, mais une fois qu'ils ont été partis j'y ai droit. J'essayer de lui expliquer, sans plus trop y croire que plusieurs médecins consultants, le sien devait être en retard. Janine se lève fait les cent pas dans le couloir en claquant des talons et imitant l'infirmière déclame "c'est à vous Mme Machin, c'est à vous Mr Chose, et Mlle Peggy?". C'est au moment ou Janine m'annonce qu'elle à soif et qu'elle va demander à la secrétaire de la réception de lui donner sa bouteille d'eau minérale qu'enfin l'infirmière vient la chercher.

Je demande à Mlle Peggy si elle désire que je l'accompagne pour la consultation.
Nous sommes presque arrivés au bureau du médecin lorsque l'infirmière qui feuillette le dossier s'aperçoit que la gazométrie a été oubliée.
La réaction de Janine à cet énoncé a fait que c'est à l'unanimité que je l'accompagne aussi jusqu'à la salle de soin pour la prise de sang.
Janine pâle, semi inerte, s'assoit sur le fauteuil, tends un bras à l'infirmière, je lui tiens doucement la main en tenant des propos rassurant lui expliquant ce qu'on va lui faire, pourquoi, et ce qu'elle risquait de ressentir. C'est passivement que Janine réagit, pleurant en silence de grosses larmes qui tombent sur la manche de la malheureuse infirmière chargée de la ponction. Loupé.
L'infirmière s'excuse, propose de recommencer croise le regard de Janine qui pour le coup ne pleure plus et regagne subitement en tonicité.
Elle se tourne vers moi et conclue que pour cette fois ci vu l'heure le résultat de gazométrie n'est pas trop important mais qu'il faudra le faire tout de même plus tard, elle explique à Janine que si elle le désire on l'anesthésiera localement. Sourire de l'intéressée. Mais pourquoi donc on ne pense pas plus souvent et plus tôt à ces fameux patchs et autre pommades.

Le médecin pneumologue a été charmant, courtois, a pris le temps de répondre aux questions de Janine pour lui expliquer ce qu'il voyait sur sa radio. Il nous a annoncé qu'il fallait que Mlle Peggy soit hospitalisée une nuit pour faire des examens complémentaires. Renseignements pris, une place était disponible le vendredi suivant. Dans cinq jours!

Midi moins cinq, l'ambulancier compréhensif nous dépose devant la Recette, on a même eu le temps de reboire un café en fumant une sèche en attendant qu'il nous récupère devant le CHU. Tout va bien, car je ne vous avais pas dis, mais le soucis permanent de Janine toute cette matinée là était de ne pouvoir être à l'heure à la recette pour retirer son argent. Faute de quoi, elle ne pourrait se faire acheter son tabac par les permissionnaires de l'après midi. Ce coup ci la consultation n'avait durée somme toute qu'un peu plus de deux heures. Pendant l'attente Janine avait évoqué son séjour à Montfavet, de la paix qu'elle trouvait quand elle était enfin bouclée dans sa chambre pour la nuit. Qu'elle n'arrivait pas à retrouver ce sentiment depuis son retour

Je ne sais pourquoi, mais quand le médecin a annoncé que Mlle Peggy serait hospitalisé j'ai pensé que je risquai dans les prochains jours de passer plus de temps en pneumo que je ne l'aurais souhaité…

31 janvier, 1er février

Ça n'a pas loupé. Après ce lundi j'avais trois jours de repos et c'est le mercredi que la surveillante m'a contacté par téléphone pour me proposer de faire la nuit du Vendredi au CHU. Nuit à rallonge puisqu'il s'agissait de l'accompagner en fin d'après midi, de rester la nuit et de la raccompagner le lendemain matin. Nous étions trois, peut être quatre à être en capacité d'accompagner Janine en solo sur ce laps de temps et surtout faire en sorte que les examens contraignants aillent jusqu'au bout. En fait de contrainte il s'agissait pour elle de rester branchée sur toute une batterie de sondes enregistrant divers paramètres durant une dizaine d'heures.

Le samedi matin suivant, sortant du service de pneumo après la nuit d'examen, en attendant l'ambulance qui nous ramènerait au CHS Mlle Peggy a vraiment craquée. Donnant des coups de pieds et des coups de poings contre les portes et contre les murs du hall désert.
"Tu ne comprends pas s'écria, t'elle, ma mère a marché là avec ses petits pieds, la sur ces carreaux, peut être pas ceux là mais les mêmes, dans cet hôpital. C'est ici qu'elle est morte, et je ne l'ai même pas su. On me l'a dit que plusieurs jours plus tard. Elle a pris les mêmes souterrains pour faire des radios et pleins d'examens douloureux….".
Ça c'est vidé, d'un coup.
J'ai pu lui faire entendre qu'autant elle avait pu être fière d'elle pour le réveillon encore plus elle pouvait l'être maintenant. Pour la première fois elle avait mené une action difficile à son terme. Que d'après le rapport de l'interne notre démarche avait été utile, et quelle avait été extrêmement courageuse et patiente vu les conditions et les souvenirs que cela avait remué.

Janine a dormi pendant le retour en ambulance.
Quand j'ai quitté le pavillon vers onze heures, elle m'a fait au revoir de la main du bout du couloir en souriant. C'est la dernière fois vraiment que je l'ai vu en vie.

Le jeudi précédent en prenant mon service j'avais appris que le séjour prévu au CHU commencerait plus tôt du fait que s'y rajoutait une radio du dos, suite à la douleur ressentie par Janine lors de l'examen précédent, résultat je devrais prendre mon service deux heures plus tôt demain pour accompagner Janine.

La séance radio qui inaugura la journée se passa bien, bon accueil, passage rapide, salle d'attente confortable et le manip radio l'avait installé en douceur à ce qu'elle me raconta. Il nous a fallu traverser une moitié du domaine du CHU pour gagner l'unité ou Janine devait être hospitalisée. Là encore, bon accueil, ambiance fin d'après midi de fin de semaine. Seule mauvaise nouvelle il fallait retraverser deux fois l'établissement pour aller faire les papiers de l'entrée au seul secrétariat encore ouvert.
Il commençait à faire froid et gris dans ce dédale de bâtiments désertiques. Après une assez longue marche nous étions en vue de notre but, à une dizaine de mètre de l'entrée du bâtiment, quand Janine s'est figée:
"-je veux rentrer, je veux une voiture, je veux rentrer." Les larmes pointent.

J'ai aussi froid, je me sens aussi fatigué alors que ma journée commence à peine et qu'il y a juste une heure et demi que l'on est au CHU et qu'il va falloir tenir pour une vingtaine. C'est d'une traite que je l'ai exprimé à Janine concluant que le plus dur était fait, qu'on en était à la conclusion d'une série de démarches difficiles pour tout le monde, que l'on se soutenait depuis le début et que la c'était la dernière marche. Que là à dix mètres nous attendait un hall chauffé, des distributeurs de boisson et que quoiqu'elle décide moi j'y allais. Elle m'a suivi.

Moi buvant un café, elle un coca, une fois les formalités expédiées, nous nous réchauffons en prévision du retour. Avec la scène qu'elle m'a fait à l'aller, le retour s'annonce compliqué. Janine se plaignant de froid au mains je me rappelle que j'ai une paire de gants en polaire dans mon sac, je les lui propose.

Miracle, Mlle Peggy est enchanté de ces gants que je lui prête et le retour se fait dans la bonne humeur d'une conversation animée.
La nuit tombe et entre chien et loup la partie déserte du vieux CHU que nous traversons est sinistre. Nous sommes en train de parler de la situation présente de Janine de son actuel placement en hospitalisation d'office, des aménagement qui sont prévus dans un court délais pour son hospitalisation, quand, au détour d'un bâtiment empiétant sur la chaussée, je manque de me faire renverser par une voiture attardée. L'endroit étant effectivement dangereux et nous nous y étions engagés l'un derrière l'autre. Mlle Peggy me bouscule alors que je m'arrête pile pour éviter le véhicule. Une fois le danger passé Janine s'angoisse. J'ai failli vous faire passer sous la voiture, me dit elle. Vous imaginez. J'imagine bien, elle paumée dans un hosto un vendredi soir, mon cadavre à ses pieds, pas d'argent. Je le lui dis et rajoute en riant combien ma santé doit lui être chère car sans moi elle est en évasion, et avec son passif personne croira qu'elle ne m'a pas poussé. C'est en imaginant des suites ironiques à ce scénario que l'on finit le parcours.

On nous installe dans une chambre, le dîner en tête à tête amuse beaucoup Janine. Entre temps l'infirmier de service nous a indiqué le coin fumeur, sur un glauque palier d'escalier entre une banquette usée et un point phone. Justement, les clopes, il m'en reste neuf, Janine n'en a plus et il va falloir tenir jusqu'au lendemain avec ça. Avec la perspective d'une nuit blanche que craint Mlle Peggy.

Tant bien que mal on se fixe une règle et c'est en revenant de fumer celle digestive que l'infirmier de l'après midi nous salut et nous présente sa collègue de nuit. Elle nous annonce qu'elle viendra poser les appareils d'enregistrement vers neuf heures. Avec Mlle Peggy nous essayons d'imaginer en quoi peuvent bien consister ces appareils. Qu'est ce qu'ils peuvent bien enregistrer.

Les agents de service m'apporte mon lit d'accompagnant, comme le repas en tête à tête, la prise de conscience de Mlle Peggy que je vais dormir dans la même pièce qu'elle la rend subitement timide. C'est du luxe, prise en charge singulière haut de gamme, vous avez un veilleur attitré pour la nuit, je lui explique.
Elle me répond alors qu'elle est gênée parce qu'elle sent, s'ensuit une conversation sur ce que l'on pense que l'autre pense de nous, sur ce que l'on s'imagine, sentir, montrer, etc… sur l'enfer que ça peut être quand on ne se sent pas bien. Mlle Peggy se pense désagréable pour les autres à plusieurs niveaux. J'essaie de la rassurer en lui disant qu'une fois que je me serais déchaussé elle aurait une idée du réel, ça la fait rigoler.
Elle part faire sa toilette, se couche, on discute pendant que je prends des notes, assis sur le clic-clac. Et Mlle Peggy s'endort, et se met rapidement à ronfler.

Notes:

-(salle d'attente du bloc radio) "M D… je l'aime". Elle se plaint de ses accès de violence subite, rares mais impressionnants.

-(début de soirée)
"Roméo est mort, j'avais treize ans, on l'a eu cinq à six ans. Il a tué ma chienne Tussy, il l'a mise enceinte, elle était trop vielle, elle est morte. Quand Roméo est mort j'ai vu pleurer mon père pour la première fois."

Reprise de la phrase en chantant sur l'air de "stewball"…

-" ce n'était pas vraiement la première fois, d'abord pour un collègue de travail mort, mais presque jamais, fierté, macho."…

Huit ans encore dans un lit à barreaux.

Histo journée "je n'arrive à rien" leitmotiv.
-changements d'humeur ultra rapides, attitude souvent infantile.
-plongées hyper rapides dans le sommeil
-sommes entrecoupés de somnolences éveillées.
-compulsion à boire pendant toute le duré de ses moments d'éveil, parfois enchaînement des demandes, boire, clopes, Twix,… mais raisonnable
-à l'affût de la moindre des contradictions pour prendre l'autre en défaut (logique, mensonges,…)
-sommeil, 20h/20h30, 21/21h30, appareillage, 22h30/0h, 0h45/3h, 3h/5h15, 5h30/7h, 7h15/8h30. 9h3/4 de sommeil sans récupération.
-s'endort sur son bol.
-s'énerve quand elle est prise en défaut, sorte de jeu où elle est mauvaise perdante.
-globalement, pression minimale.

Au delà de la réduction aride de ces notes il y a des échanges très riches, il y a eu aussi des moments au bord de l'esclandre ou envisager d'appeler une ambulance et retourner au pavillon a été évoqué. Ça c'est quand à court de clopes elle a voulu aller réveiller un malade. Ça doit être sa façon de tester mes limites vu la répétition du fait.
Cette fois là je lui ait causé du respect de l'autre, identique à celui que l'on devait lui accorder.

Soulagement et problème supplémentaire, quand l'infirmière vient réveiller Janine pour lui poser les enregistreurs nous constatons que ceux-ci sont légers et peu encombrants, vite traduit par Mlle Peggy en "je peux donc me lever pour aller fumer alors!".
Sondes nasales pour évaluer la respiration par le nez, oxymétre auriculaire, laryngophone pour enregistrer les sons, sangle pour les mouvement respiratoires, et boîte noire enregistrant tout cela avec en sus la position du corps.
La grande question du moment après que l'infirmière s'en soit allée a été de savoir si l'appareil enregistrait les conversations.

Si c'est le cas il doit y en avoir des choses dedans.
Quand Janine m'a raconté les angoisses que lui suscitait le grand H d'un panneau face à sa fenêtre qui se transformait en monstre la nuit et faute de savoir se faire entendre sur sa terreur qu'elle avait finit par mettre le feu à sa chambre pour qu'on l'éloigne de cette menace. La moitié de l'unité a été détériorée.

A un autre moment de sa tentative de pendaison en UMD, avec son soutien gorge, ses heures passés au "cabanon" en isolement.

Il y a eu les moments de chantage, puis la crise quand la dernière cigarette a été fumée.

Il y a eu les longs moments où je manquais d'air à l'écouter ronfler, constatais des pauses qui se terminaient par des mouvements désordonnés jusqu'à reprise d'une respiration plus régulière. Etats qui finissaient par la réveiller, essoufflée, anxieuse, assise dans son lit.

Enfin l'heure du petit déjeuner est arrivée. Mlle Peggy était contente d'arriver au bout de l'épreuve. Même la gazométrie s'est bien passée, le patch anesthésiant a fait qu'elle n'a rien ressenti.

Nous avons attendu l'interne qui devait nous livrer un premier avis sur les tests. Rapidement il nous informa que l'hypoxie était sérieuse, qu'un rendez vous serait sûrement envisagé à court terme pour évoquer les mesures à prendre. Et …qu'un courrier suivrait.

Re Hier

En arrivant faire ma nuit j'ai été étonné que Janine ne soit pas passé dire bonsoir et réclamer une clope. Après lecture de son dossier j'appris que depuis trois jours elle s'endormait partout. Au point que sa sœur et son beau frère en visite s'étaient plaints de son état de somnolence et d'endormissement rapides.
A la ronde de quatre heure elle ronflait très fort, à tel point que je faillis proposer à l'élève qui faisait son cycle de nuit avec nous de venir l'écouter.
A la ronde de six heures, ma collègue m'a précédé dans la chambre de Janine, "c'est pas possible, mon dieu c'est pas possible", à ces mots je hâtais pour la rejoindre. Mlle Peggy était froide, pâle et cyanosée. Aucun doute possible sur sa mort.

Surveillant de garde, praticien de garde, une dernière toilette avec quelques personnes de l'équipe du matin arrivée en renfort aussi choquées que nous.

Et puis le téléphone, la surveillante de garde en nous quittant m'ayant rappelé de prévenir la famille, le regard de mes collègues me rappelant que je suis le référent de Mlle Peggy, que j'étais là, que c'est donc à moi…

"Bonjour…".

Après la réunion clinique de 13h j'ai appris que quand le service de pneumo avait été prévenu, et qu'ils avaient faxé le résumé du compte rendu des examens. Pour ce que j'en sais les troubles de Janine étaient sévères et le compte rendu faisait même allusion à la nécessité d'un appareillage.