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Lundi 16/12/02
Tout a commencé de travers ce matin pour le mieux du monde.
J'avais quitté mes amis serpsyens vers deux heures du matin et quand le réveil a sonné peu de temps plus tard j'étais un peu dans le cirage. A tel point que je me suis accordé, chose que je sais d'expérience fatale, le plaisir de refermer les paupières une seconde. Seconde subjective qui a durée en fait une demi heure. Allo les collègues, pas d'affolement, je ne suis pas malade, j'arrive. Sans même leur laisser le temps d'en placer une.
Rigolade des filles à mon arrivée, je ne bossais pas d'équipe de matin mais d'après midi.
Heureusement, une autre collègue ayant téléphoné quelques minutes avant pour annoncer qu'elle était en arrêt de travail rendant ma présence indispensable pour qu'une sortie programmée puisse avoir lieu. Mon erreur tombait somme toute bien.
Premier café, première clope, je me pose. On traîne un peu, les sujets de préoccupation sont nombreux, RTT, notation, devenir de l'hosto, le procès des pneumo, les indemnités AZF, les projets d'activités, de séjour. Le catalogue de " treize voyage " nous inspire. Le pavillon finit par s'éveiller et nous emporte dans la séquence toilettes, soins, petit déjeuner. On est rodés, assez nombreux et tout s'enchaîne en souplesse.
J'avais déjà le mathos tout prêt sur la paillasse du labo quand Robert est venu se faire poser son filtre trachéal. Y'a rien qui énerve autant Robert que de nous voir tâtonner maladroitement pour emboîter les divers éléments du dispositif. Et Robert quand il s'énerve vraiment ça dure des jours, des semaines. La dernière fois que ça s'est produit, c'était peu après son retour de Lannemezan où il avait été délocalisé plusieurs mois avec le reste de l'unité de soins suite à la destruction de son unité de soin par l'explosion d'AZF.
Ce jour là il y avait au pavillon un buffet offert par un labo, beaucoup d'invités, ouvriers, agents administratifs, soignants, c'était la reprise de l'activité sur site. L'inauguration après coup des unités remises en service après réparations.
Beaucoup de monde donc, une salle bondée, mais les patients de l'unité exclus de la fête. C'était la seule salle disponible dans l'hôpital et les dispositions ne nous ont été connus qu'au dernier moment. On n'a pas vu venir le coup assez tôt pour y parer, on a monté une stratégie pour en annuler les effets négatifs et on a presque réussi.
On en a rajouté pour que le repas des patients soit au mieux, en expliquant se qui se passait, on a fait l'impossible pour amortir sachant que de toute façon il faudrait que tout le monde soit de la fête.
La première partie des agapes s'est bien déroulée, salle bondée, bruyante, comme je l'ai dit précédemment mais c'est quand la foule à commencé à se disperser que l'artifice s'est rompu. De tous les candidats et candidates possibles c'est Robert qui a mené le premier et seul l'assaut du buffet. D'avoir attendu ce moment dès le début nous y étions préparés. A peine Robert eut il le temps de secouer la poignée de la porte que celle-ci était déverrouillée, j'exagère un peu nos réflexes pâtissant un peu de la première partie du buffet, et Robert fermement escorté devant les plateaux de pâtisserie avant que quiconque ne s'interpose. La brèche étant ouverte rien n'empêchait plus qui que ce soit de participer à l'évènement. Nous avions là aussi anticipé à quelques uns en réorganisant les plateaux de façon soigner la présentation et signifier que nous ne les avions pas oubliés.
Nous pensions nous en être tiré à bon compte, mais c'était oublier que si Robert s'était un temps apaisé, il traînait trop de choses en lui pour que ça s'arrête là.
Comprenez, monsieur Dessambre, Robert Dessambre, depuis des décennies qu'il hantait cet hôpital s'était retrouvé il y a moins d'un an au milieu des ruines de son quotidien ritualisé après une secousse pire que toutes les crises qui ont émaillée sa longue carrière.
Déplacé de nuit dans un hôpital lointain où il lui faudra des mois pour retrouver des repères et profiter des services locaux, cafétéria, déambulations, cinéma… Pendant ce long séjour il a continué tout de même d'appartenir à un environnement connu, l'équipe et les patients de l'unité d'origine regroupés, partageaient les mêmes conditions que lui et avaient suivie.
Le voila revenu à Marchant, dans SON pavillon, plus neuf qu'avant. Mais si son pavillon est neuf, rien du reste ne correspond. Des ruines, des chantiers, pas de cafétéria, pas de ciné, rien d'autres que des grillages incongrus qui interdisent l'accès aux bâtiments anciens. Ses déambulations devenant sans objet sur des chemins qui ne trouvent plus d'issue. Et puis il y a pire, si dehors ça a changé, ça a changé dedans aussi. Les patients et les personnels ont aussi changés.
Deux secteurs se partagent les locaux, deux secteurs censés fusionner dans ces locaux. Et tous ces nouveaux mettent trop de temps à comprendre les quelques demandes de M Dessambre. Souvent même ils sont obligés de demander de l'aide pour interpréter ses requêtes. Pas toujours de bonne humeur il a jusque là supporté, il sait que tout le monde fait de son mieux.
Mais ce coup du buffet ça a été trop loin, une barrière déplacée, une certaine communauté rompue et il n'a plus pu totalement contenir ses bouleversements. Dans l'après midi qui asuivi il s'est mis a distribuer de façon imprévisible des coups vers les soignants qui s'approchaient de lui. M Dessambre ne s'est calmé qu'à l'annonce de la chambre d'isolement.
C'est çe qu'il voulait, en quelque sorte.
On a pu très vite décoder que M Dessambre ne voulait plus rien avoir à faire avec son unité de soin et les gens qu'y s'y trouvaient. Et M Dessambre a bénéficié de l'entorse réglementaire d'une chambre d'isolement non verrouillée dans une autre unité. L'agitation cessant dès que tout ce qui lui rappelait son pavillon s'éloignait, il n'y avait plus lieu de le contenir mécaniquement, mais vu le manque de place sa seule voie d'admission dans une autre unité passait par une prescription de chambre d'isolement.
Au bout de plusieurs semaines de repli au service d'admission M Dessambre a accepté la visite d'infirmières de l'unité, et puis un jour il a été invité à venir passer quelques heures. Quand il est reparti ses yeux larmoyaient et le lendemain il réintégrait l'unité. Ça a pris plus d'un mois.
Il a essayé depuis de m'apprendre à monter le filtre, mais encore plus malhabile que moi il a renoncé. Il y a des fois ou l'humain doit céder devant l'incommodité de certains systèmes.
Robert aura fait faire des progrès inappréciables à l'amalgame d'agents qui travaillaient dans cette nouvelle structure sur le chemin de sa mue en équipe de soin. On essaie aujourd'hui avec l'atelier collage d'imaginer des supports pour faciliter les échanges avec lui.
Bref, quand on n'est pas speedés, je peux anticiper son soin et je n'ai plus qu'à m'occuper du nettoyage des mucosités de l'orifice de trachéotomie, de la pose du filtre et d'assurer la conversation. C'est le gage d'une journée bien commencée.
Au petit déjeuner, pendant que distribue les médocs en gardant un œil sur le chariot du café, lait, chocolat, confiture, beurre, pain, biscottes, que j'ai laissé en autogestion, Peggy m'évite, elle fuit mon regard. Elle garde la tête baissée et me répond par monosyllabes alors que je sert sa table.
Il y a deux nuits de cela, après maintes demandes et un long entretien elle avait fini par s'endormir vers minuit. C'était ma troisième et dernière nuit, Peggy a pris l'habitude de me solliciter la nuit pour ces entretiens. Subitement la voilà qui déboule titubante à quatre heures du matin, pleine de sommeil pour me demander une clope. Elle n'en a plus et ayant fini mon paquet de tabac je ne peux la dépanner. Elle exige que j'ouvre un paquet d'un autre patient pour lui permettre de fumer, je refuse et lui demande de se recoucher et d'attendre le matin que son copain soit éveillé pour qu'elle puisse lui en taxer une. Je lui signale en outre que je trouverai déplacé qu'elle aille importuner quelqu'un par caprice.
Ce mot la fait réagir violemment, elle quitte la salle de repos vivement et part se venger sur les décorations de Noël qui agrémentent le couloir du pavillon. Après s'être défoulée sur son chemin elle a regagné sa chambre et s'est endormie sans plus de problèmes.
Aujourd'hui elle me fuit, je sais par mes collègues que son passage à l'acte la tracasse et qu'elle hésite à en affronter les conséquences, elle leur a confié qu'elle craignait mon retour, j'ai le temps. On avait convenu cette nuit là qu'aujourd'hui elle me solliciterai pour que l'on s'occupe de joindre son tuteur afin de faire son bilan financier, j'attend, dès qu'elle tentera l'ouverture je lui proposerai que d'abord nous remettions en place la déco qu'elle a sacrifiée.
Au cours de ces trois nuits nous avons eu de longues discussions sur son vécu en UMD d'où elle revient depuis peu, sur les conditions de survenu des " ses crises ". Peggy a déjà fait un gros travail d'élaboration, elle commence à lever le voile sur son enfance, la violence de son père, la dépression de mère puis la maladie qui a emporté celle ci il y a trois ans. Elle a plusieurs fois tenté de me pousser à bout, vers une réaction violente sans succès, pour retrouver des repères. Cette forme d'inaccessibilité la dérange. Comment puis je n'être pas indifférent sans la punir, ça la tracasse. Malgré l'éloignement provoqué par les délocalisations post AZF et son séjour récent à Montfavet elle retrouve assez vite ses marques dans notre relation. Avant l'explosion d'AZF, une nuit avec ma collègue on lui a laissé saccager les plantes vertes de la salle de jour sans intervenir, ça l'avait choqué et par la suite nous avions pu enfin mettre en place des projets avec elle.
Il reste encore quelques étapes à franchir à nouveau avant qu'elle n'accepte de se projeter dans une dynamique constructive. Depuis le clash d'il y a deux jours elle est resté étonnamment calme, toute à la crainte de mon retour. Ne se consacrant qu'à la relation qu'elle entretien avec un patient de l'unité.
Après le déjeuné, celui du personnel, Juliette, rivale de Peggy vient me demander un entretien. Comme pour Peggy on retrouve chez elle un structure abandonnique, par contre là où Peggy casse tout, Juliette retourne souvent l'agressivité contre elle-même, témoin ses multiples cicatrices de scarification et ses membres plus ou moins bien correctement ressoudés après ses diverses défenestrations. Je lui donne rendez vous une demi heure plus tard au bureau infirmier. Le temps de gérer le labo et de m'organiser avec ma collègue restante, les autres étant partie avec deux patientes faire des achats de vêtements en ville.
" - Jeudi j'ai eu une petite crise, je n'ai rien cassé, mais j'ai crié et pleuré. Je ne supportais plus de trembler en public au moment du repas…
-quand j'ai ces crises je ressent comme quelques chose qui me pend entre les jambes, ça me le fait depuis que je suis ré hospitalisée…
-ça me vient parfois quand je ressens de l'envie pour un pensionnaire, je ne suis pas capable d'affronter ce que je pense…
-j'ai dit au psycho que je n'avais plus rien à lui dire, il était fâché…
-j'ai toujours eu envie de raccommoder mes parents, je me sens responsable de leur séparation…
-ma mère a toujours fait en sorte que je reste en famille…
-pourtant je suis curieuse, je veux savoir tout ce qui se passe…
-enfant je couchais dans la chambre à côté de la leur, j'ai mal aux oreilles…
-je me sens coupable d'avoir ressenti des sensations, du plaisir lors de mon viol…
-il y a un cauchemar qui me hante, c'est une grand-mère, lunette et chignon, elle monte des escaliers en faisant claquer ses sabots, j'ai peur, elle vient me taper, j'entend ses sabot qui tapent sur l'escalier, ça me fait mal aux oreilles…
-on s'occupait de moi enfant sans vraiment s'intéresser à moi, je voulais rester à l'école entre midi et deux, la bas il y avait une institutrice qui était violente. Elle tapait les enfants à coup de règle. Je ne la voyais pas je l'entendais.
-parfois quand notre maîtresse était absente c'est elle qui nous gardait, elle nous mettait dans une classe à côté de la sienne et on entendait ses cris et les pleurs des enfants…
-je le sais, je regardais par le trou de la serrure…
-comme pour vos parents ? (je l'interromps)
Elle acquiesce et reprend :
-on ne peut pas aimer un allemand, n'est ce pas, c'est ce qui se disait après la guerre, n'est ce pas ?...
-je me suis disputé avec ma mère, elle me cache qu'elle est juive, elle a changé son prénom en nom pour le dissimuler…
- je pense que j'ai été adopté, ce n'est qu'un histoire mais je le pense, j'aurais tué ma vrai mère, je suis allemande…
Tout en discutant Juliette dessine, un monastère avec une barrière qui le prolonge quatre oiseaux dans le ciel et un soleil. Elle me montre les oiseaux et me dit, c'est la liberté.
Je donne rendez vous à Juliette pour dans trois jours poursuivre l'entretien. J'ai encore Mrs Levert et Durrouy à voir rapidement pour faire le point.
C'est l'heure du repas de midi, puis arrive rapidement la réunion flash, celle où l'on passe en revue les dossiers de patients pour faire le point et préparer la semaine.
A la sortie de la réunion Juliette m'attend, elle à fait un autre dessin, le monastère, le soleil les oiseaux avec en plus une colline et un arbre. Le soleil sourit et un chemin mène à la porte du monastère. Peggy aussi m'attend, elle me fait au revoir quand je quitte le pavillon.
On a causé principalement de Peggy et de Juliette à la réunion flash, seul un médecin de mon secteur était présent, et comme les patients qu'il a en charge sont peu nombreux on s'est un peu concentré. En Janvier nous inaugurerons des réunions cliniques, la première sera consacrée à Peggy, nous étions plusieurs à y tenir. Je gage que Juliette va lui succéder rapidement. J'espère que sa servira à faire oublier l'opinion majoritaire dans l'équipe qu'à quoi bon, qu'il n'y a plus rien à faire, que tout a été fait, …