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Emogramme 22
Dimanche 14 Avril
Demain je vais me lever a 6h, j’irais à mon CMP qui est à 30 km d’ici, je prendrais un voiture de secteur et partirais prendre mon service dans le département voisin, à 100 km, de huit heures à vingt heures. Je devrais être de retour a 22h à la maison. Normalement il y a une navette qui fait le trajet, mais comme j’ai fait un projet de sortie avec deux patients il me faut un moyen de transport autonome.
Les patients vous les connaissez, Mr Levert et M Durouy, je les prend en charge pour la journée dans le cadre de leurs projets respectifs. Six ans que je côtoie M Levert, presque cinq pour M Durouy. Ils ont en commun de percevoir des choses que je ne perçoit pas. Pour M Levert ce sont des conseils, des consignes qu’il reçoit directement dans sa tête, ainsi que des phénomènes visuels angoissants, pour M Durouy ce sont des voix bruyantes qui l’empêche parfois de dormir des jours durant.
Les conseils que reçoit M Levert ne sont pas toujours judicieux, sa grand mère y a laissé la vie, plus tard deux infirmières ont été très prés de subir le même sort. Quant au voix de M Durouy elles le hantent depuis plus de trente ans, et s’il a pu les tenir à distance en fournissant un travail acharné pendant presque vingt ans, il s’est effondré psychiquement il y a une dizaine d’années et depuis n’a plus pu retrouver une vie vraiment autonome sauf sur une période de quelques mois plutôt agitée.
Ils ont aussi en commun une solide culture scolaire et universitaire en sciences humaines qui enrichie nos conversations dans les périodes de rémission autant qu’elle alimente leurs résistances.
Il m’a fallu trois ans pour approcher M Levert et bien un an de plus pour que notre relation se noue permettant un échange. Ça aura pris un an avec M Durouy, ce qui n’était pas mal vu qu’à l’époque il était persécuté par le services secrets et que les soignants bien sûr étaient de mèche sinon à leur solde.
Pour me faire valider par lui on a monté un piège logique avec le surveillant de l’unité à l’époque. Au bout de quelques mois j’étais un soignant avec qui il pouvait parler. Rien de magique, je me suis concentré pendant un long temps sur la prise en charge de personnes présentant des tableaux cliniques analogues à ceux qu’il avait connus dans sa carrière médico sociale. L’approche d’un ISP n’est pas semblable à celle d’un éduc spé et quand il a manifesté des signes d’intérêt pour les scènes auxquelles il assistait on a su que c’était gagné. Il a juste fallu attendre qu’il m’interpelle.
Pour M Levert ça a été investir son univers extrêmement lentement. D’abord être juste une présence dans le fonctionnement de la structure, puis travailler sur la densité, la qualité de la présence. Et puis accompagner un temps l’évolution vers une liberté de vie toujours plus étendue, commencer a en parler les difficultés, les échecs. Peu à peu être accepté physiquement, matériellement, et à partir de là construire la validation du soignant.
Ces dernières années tout les deux ont démontrés à leur façon les limites des capacités du réseau hors psychiatrie. Maisons de repos, familles d’accueil, foyers logements, centres d’aides par le travail, centres de postcure, cliniques, maisons de retraite, et j’en oublie. Il existe pourtant des lieux de soins susceptibles de les accueillir autrement que dans un centre hospitalier , seulement ils n’existent que dans la tête des soignants la plupart du temps.
Depuis que la tutelle, passage à l’acte oblige, nous a lâché la pression sur des hospitalisations au long cours comme M Levert, son évolution est lente certes et limitée, mais elle est constante. Automutilation et agressivité ont disparu, les crises d’angoisse se sont espacées. Elles sont verbalisées et le plus souvent prévenues, repos et entretiens infirmiers y suffisent en général. Ça tient quand même un peu de la jonglerie de funambule.
Pour M Durouy la période est néfaste, son fils est mourant, son ex femme très malade, sa fille qui portait le reste de la famille a bout de bras est en dépression et nous sommes en pleine période électorale, ce qui alimentent bien des délires. Au mieux, il tourne en rond dans sa chambre en fumant paquets de gitanes sur paquets de gitanes.
Demain je suis sur mes terres, comme ils sont hospitalisés a peu de distance de ma ville natale, je pourrais leur faire un programme touristique sur mesure.
Difficile depuis l’affaire de Nanterre et un certain appauvrissement culturel d’échapper à la question « est ce que ça vaut le coup de soigner ces gens là ? ». Que je déteste ce « ces gens là », mais il paraît d’après les médias qui l’entretiennent que nous vivons un remontée des communautairismes. La population se fragmente paraît il, serions nous après la fracture en pleine schizophrénie sociale ?
Ce qui me ramène à mes complices de soins, tout à l’heure, comment une société pourrait elle se passer de ce qu’ils nous enseignent.
Mardi 16.
Demain je vais me lever à sept heures, j’irais à mon CMP qui est à 30 km d’ici, je prendrais un voiture de secteur et partirais prendre mon service dans le département voisin… c’est presque une répétition, sauf que cette fois c’est pour rencontrer M Durrouy, pour faire le point sur son projet en accueil familial thérapeutique, accompagné d’un collègue qui coordonne ce réseau. Lundi en fin de matinée M Durouy, pendant l’excursion, a eu une réflexion menaçante.
Nous étions tous les trois solitaires bavardant sur un belvédère isolé. Quand M Durouy m’a dit de ne pas aller plus loin, sèchement. M’interpellant directement par mon prénom. Mon esprit était suffisamment préoccupé par les pensées dédiées à un confrère de Lyon, Mohamed dont je ne connais que le prénom, brutalement décédé au cours de sa pratique, pour qu’un vif frisson me parcoure avant d’éclater de rire. On n’entendit plus subitement que le pépiement agité des oiseaux et le bruissement lointain et la rumeur du torrent au loin.
« Enfin M Durouy regardez autour de vous, où nous sommes. »
Le regard portait sur la confluence de plusieurs vallées bordées de collines abruptes derrière lesquels perdu dans la brume se devinait par instant le massif montagneux. M Durouy s’est arrêté, à écouté, a vu et entendu un instant avant de reprendre ses déambulations nerveuses en sens contraire.
« C’est beau convient il .
-Regardez où nous sommes, le bâtiment en ruine en contrebas c’était le pavillon des agités, et sa cour, dans laquelle nous nous trouvons, possédait le plus beau point de vue habité de la région. En ce temps là ça devait faire partie des thérapies imaginées, il y a toujours eu des soignants sensibles à la beauté de et à la force de la nature pour apaiser les souffrances, même pour les plus fous, même en 1838, ça rassure non. »
Mais je ne l’ai pas lâché pour autant et tout en me levant du banc accompagné de M Levert, nous avons descendu le sentier en colimaçon et j’ai continué sur sa situation actuelle pour l’informer que j’étais au courant de ses préoccupations.
« Je suis fatigué Jules, me dit M Durouy quand nous eûmes regagné le chemin goudronné qui serpentait dans cet ancien palais épiscopal, allons manger ».
L’incident s’est répété l’après midi, nous visitions un cloître quant aux trois quarts de la visite quand M Durouy qui nous précédait à fait brusquement demi tour. Nous précédent mais sans trop de hâte il cherchait à sortir, incapable de terminer le tour, incapable de retrouver les bonnes issues pour quitter le cloître et sortir de la cathédrale. Il s’est laissé guider plus tranquillement cette fois ci. À condition de ne pas tourner en rond ou en carré.
Il n’y a que ce soir que j’ai fait le lien entre ces deux incidents. Ça promet pour l’entretien de demain.
Quant à M Levert il a oublié de délirer de toute la journée. Même le chapitre des élections il l’a abordé de façon cohérente pour la première fois depuis que je le connais. Il a émis le vœux d’aller voter, faisant même de l’humour, m’expliquant que si Chirac était élu il demanderait plus d’argent de poche à ses parents pour les responsabiliser d’avoir voté a droite et participé selon lui à la dégradation des prestations de soins.
Tout ne va pas pour autant pour le mieux pour lui, il est empêtré dans des préoccupations d’ordre sexuel, ce n’est pas nouveau. Ces dernières années un délire amoureux développé à l’encontre de la chef de service succédait aux phase de replis anxieux. Nous avons longtemps travaillé dessus puis ils s’est mis a avoir des geste invasifs ou démonstratifs à l’encontre des autres patients, tous sexes confondus, mains au panier, frôlements, se grattant les génitoires en public de façon démonstrative.
Nous avons abordé la question au cours du repas au restaurant. D’abord il s’est adressé à M Durouy qui l’a remis en place lui indiquant qu’il devait s’adresser au soignant et laissant entendre qu’il avait été lui-même soumis à un harcèlement.
«Jj’ai une sexualité normale, répétitive » m’affirma t’il. Alors que nous développions le sujet M Duurouy nous a interrompu par une toux paroxystique, il avait un Jospin coincé dans la gorge nous expliqua t’il par la suite. Les toux Jospiniennes mises à part le repas a été très convivial.
M Levert s’est décidé pour une fois à ne pas manger comme un goret, démontrant qu’il « savait se tenir à table » comme il dit lui-même, et ne se servant du vin que une goutte juste pour teinter l’eau. Il se méfie de l’alcool et je ne désespère pas qu’il m’en narre un jour la cause. Tout ce que je sais c’est qu’un jour imbibé de gin lors d’une sortie avec ses copains il a pété les plombs. Il a failli en dire plus à table, là encore Jospin est intervenu.
Alors on a parlé voyages, celui en avion que M Levert aimerait faire un jour, ceux très nombreux qu’a effectué M Durrouy dans son enfance entre l’Afrique et la France.
M Durrouy par contre a eu du mal a gérer les cinquante centilitres de cru régional que nous partagions, il cherchait à s’anesthésier, et il a fallu recourir à son épicurisme pour faire durer le nectar jusqu’au fromage. Ce n’est que quand il va très mal qu’il recherche l’abrutissement par l’alcool, mais c’est son éducation qui l’a conduit à assurer le service de rouge tout le repas en veillant à partager de façon équitable malgré son envie de fuir dans les vapeurs éthyliques.
Après l’épisode du cloître, M Durrouy m’a demandé si on pouvait aller boire un café en ville avant que je les raccompagne à l’hosto. J’ai choisi un troquet accueillant que j’ai souvent hanté dans mon adolescence et j’ai vite copris que M Durrouy en avait fait aussi son quartier général quand il sortait. Quand le patron est venu chercher la commande il lui a demandé un double café accompagné et en retour il lui a été servi un verre de rhum avec sa tasse. Il a prestement vidé le rhum dans le café qu’il a bu d’un seul trait m’interdisant toute intervention au cas ou j’en aurais eu la velléité.
Il m’a raconté par le suite que les jours de foire et de marché il venait là s’installer en terrasse siroter des cafés améliorés en observant la foule.
M Levert, lui a commandé un indien. Je me suis contenté d’un café simple, la journée s’étirait et il me restait encore de longues heures à tenir.
À chaque fois que je relis ce texte de nouveaux éléments surgissent, se liants à ceux déjà écrits, c’est un des miracle de l’écriture, de labourer la mémoire pour y faire pousser les souvenirs.
Je n’écris pas tout ce qui revient, bien des choses sont de l’intime des personnes impliquées, mais tout cela finit par faire un tableau clinique qui s’étoffe dans mon implication dans les prises en charges pour lesquelles j’ai opté.
Jeudi 18
En fait je ne suis pas allé voir M Durrouy Mercredi, déjà la collégue du CMP qui devait venir s’était excusée, et le matin même celui de l’accueil familial thérapeutique s’est décommandé. La visite perdait de son sens. Et les rendez vous manqué sont légions depuis que l’hôpital a été détruit.
J’ai appris aussi ce jour là que l’affectation dans les futures admissions du service qui ouvriront mi mai me sera vraisemblablement imposée. Ça demande quelques explications.
En attendant ça me fout les boules comme on dit, et c’est justement une question de boules cette mutation. La hiérachie exige des hommes pour ouvrir les admissions et comme nous ne sommes que six disponibles dans les service…. nous faisons tous partie du voyage. Il va falloir que je cause discontinuité des soins, à quoi bon avoir patiemment tissé des liens pendant des années pour en perdre tous les bénéfices qu’ils pourraient encore apporter. Et puis c’est un sacré bêtise de ne laisser que des infirmières pour gérer la structure intra hospitalière de moyen séjour qui ouvrira le six Mai avec les patients de retour des structures délocalisées. Ceux qui sont gravement passé à l’acte par le passé l’ont fait sur des personnes de sexe féminin, c’est le cas de M Levert dont les réactions peuvent être dramatiques s’il n’est entourée que de soignantes. Ce n’est pas la question de savoir s’il faut des hommes pour garantir la sécurité, c’est question que la présence de soignants des deux sexes permet dans des phases aiguës de faire intervenir un soignant ou une soignante sachant que l’appartenance à un sexe ou l’autre aura un effet majorant ou apaisant en fonction de ce que l’on sait de la singularité du délire du patient concerné. Y en a au moins la moitié dans le groupe qui va être crée qui ont une image maternelle pour le moins perturbante et perturbée. Et ça tout le monde le sait. Je n’ai pas envie que la foudre qui a frappée à Lyon la semaine dernière frappe à Charmant demain parce qu’on aura rien fait pour éviter une situation qui là est prévisible.
Mais à bien y regarder de prés la situation sera aussi explosive dans les futures admissions que dans l’unité de moyens séjours, quel choix reste il donc. D’attendre comme on l’a fait depuis des années l’explosion statistique de la poudrière d’à côté ?