L'année précédente Jules avait cinq ans et le père Noël avait cessé d'exister. Non qu'il n’ait pas été aussi prodigue que d'habitude, un camion de pompier avec une lumière rouge clignotante, une panoplie de Thierry la fronde, avaient empli ses yeux d'étoiles merveilleuses. Oranges, mandarines, dattes et pruneaux fourrés au chocolat avaient ravi ses papilles. Mais cette année là, Jules explorateur impénitent avait aussi fini par découvrir la cachette aux cadeaux. Sa curiosité aidant il en avait déballé un destiné à son grand frère et de la dispute qui en avait résulté, le mystère Noël avait succombé. Pour le père Noël c’était facile maintenant il faisait parti des grands, il avait été initié. Sa curiosité lui avait valu une bonne peignée par le frangin, il n’y avait rien perdu, il avait gagné de savoir.
Cette année Jules a perdu plus que le père Noël. Le père est parti, et le noël avec. Un sapin traditionnel, quelques mandarines, un porte monnaie publicitaire pour tout cadeau, et une fête triste, lourde d’émotions contradictoires, plus d’espace pour la joie dans cette brume de peines.
Jules ne comprend pas. Comment l’univers peut basculer de la sorte, comment des choses aussi intangibles qu’un Noël, qu’un père pouvaient disparaîtes comme ça. La vie n’était donc pas cette routine éternelle et merveilleuse qui des vacances d’été aux noëls et aux anniversaires, des œufs de pâques aux joies de l’école rythment la vie dans l’écrin merveilleux et protecteur des siens. Et la vie continue, la surprise arrive quelques semaines plus tard avec la naissance d’une petite sœur au foyer. Un vide et un plein, l’oublie d’un manque comblé naïvement par une arrivée inopinée. La vie arrivant à point pour en oublier les blessures. Des carapaces refermées sur des creux, des bourgeons nés de la surprise.
Bien des années plus tard, devenu père Jules dut à son tour quitter le foyer qu’il avait fondé. Comme sur un fil tiré dans le temps il passa la nuit de son premier noël tel un funambule effectuant des allés et retour de son enfance a ce jour. Interrogeant l’absurdité des conventions, interrogeant les artifices de la souffrance qu’on s’impose. Regardant du haut de son perchoir instable ses années à vivre en décalé sans joie la liesse des autres, à oublier les dates pour n’en rien montrer, n’en rien démontrer qu’une apparente insouciance des autres.
Une fois, une seule autant qu’il s’en souvienne il avait ressenti une joie immense. C’était quelques mois à peine après ce Noël archaïque, on était au printemps. Jules fêtait ses sept ans et il allait partir camper. Son groupe de louveteaux partait à une trentaine de kilomètres de la ville, en pleine campagne pour trois jours. L’aventure s’ouvrait à lui, fan du club des cinq, du clan des sept et des six compagnons, il allait à son tour découvrir le monde. De plus c’était le dernier jour d’école avant les congés de Pâques et le grand cirque Pinder était en ville, … et ce soir il ferait parti des spectateurs. Jules quitte l’école en courant, il rit il exulte, c’est une journée magique ; il court en riant… Jules ne se rappelle pas la suite, Jules se souvient du lit dans l’alcôve, son bras est bandé, aujourd’hui encore la trace des crocs du chien sont visibles sur son biceps droit.
Jules a grandi, les traditions ne l’affectent plus depuis longtemps, les émotions collectives sont réprimées en lui. Jules aurait honte, comment peut on se laisser aller a de telles exubérances devant les autres. N’allez pas en déduire que Jules est triste, c’est un fêtard, un déconneur, mais jamais les jours institués. Jules fera quinze réveillons s’il le faut, mais il y en a deux qu’il fuit. Il sait que quoi qu’il fasse il manquera à quelqu’un, il ne peut se résoudre à se réjouir, il joue, il essaie d’oublier. Jules s’est construit un espace de déni des rites et des commémorations.
Commencer sa vie en étant confronté à un choix qu’on ne veut faire, c’est comme de glisser dans un étron frais de bon matin en sortant de chez soi et de se faire un bel hématome à la cuisse, y’a de quoi plomber votre journée.
Jules n’est pas indécis, il a appris a reconnaître les choix qu’il ne veut pas faire et à vivre avec, ou plutôt à se replier très profond quand il y est confronté pour le reste il surcompense, il en fait toujours plus.
Mais en ce noël il introspecte dur, tente un coup de télévision, le pire l’assaille. Comment son enfant va vivre son premier noël sans lui. Sa décision, être parti, n’est pas remise en cause, ce sont les conséquences qui sont interrogées. C’est l’heure des actu, reportage sur les restaurants, Jules pense à la petite marchande d’allumettes. Il sait que ce soir la peine, la souffrance et la mort sont aussi au rendez vous, et pourtant il faut être consensuellement joyeux. Noël, religion, inquisition, cadeaux, père noël, coca cola, solstice, enfants rois, enfants victimes, occident, misère du Sud, tout cela s’entrechoque dans son crâne, noël est dans l’essoreuse. Un godet de rouge, un stick, Thièfaine ou Wyatt sur la platine, un stylo et du papier au cas où et voguent les pensées.
On ne l’y reprendra pas, la solution est simple, le meilleur moyen d’oublier est de s’oublier. Jules est infirmier, dès lors les soirs symboliquement chargés d’émotions, il travaillera. Il pourra s’oublier au service des autres. Il ne s’agit pas d’éviter une situation traumatisante en aidant d’autres personnes à l’affronter, il s’agit plutôt que de ne rien faire qu’à se morfondre d’aller voir si on ne peut pas par sa seule présence faire du bien à quelqu’un dans des circonstances où l’on puisse se sentir bien à le faire.
Jules aura fait une parfois les deux fêtes de fin d’année au travail, parfois restant sur deux équipes. De ce lieu ou se condensent les émotions avec une densité telle qu’il n’y a pas d’autre choix que d’être totalement là pour les gérer, Jules a appris les vertus de l’ici et maintenant. Observateur et acteur, par choix, Jules a appris a comprendre ces moments là. Jules est en paix avec noël, il sait juste que ce jour là le courant coule plus fort que d’habitude et qu’à condition de maîtriser les finesses de la godille on peut aller très loin.
il a fait sien pour regagner l’humanité de s’occupe pour les fêtes consacrées avec ceux qui restent au bord, du mauvais côté de la vitrine. Il s’est fait passeur, propulsé par son sourire il mène sa barque d’une rive à l’autre de la nuit accompagnant ceux qui auraient pu suffoquer dans cette traversée. Au fil des ans Jules a regagné le monde, d’accompagner les autres il a peu a peu reçu en retour de l’apaisement qu’il procure sa propre sérénité, il a peu a peu reçu en retour de ces nuits enchantés le pouvoir à nouveau d’aimer. D’aimer sans partage, d’aimer sans posséder ni désirer, d’aimer sans exiger. D’éprouver de la joie en même temps que les autres.
Le dernier enfant de Jules a cinq ans. Explorateur impénitent il a découvert la cachette aux cadeaux. Il fait encore semblant de croire au père noël, ou plutôt il s’est construit un modèle rationnel à sa façon mêlant tous les éléments à sa disposition. Bientôt il fera parti des grands, des initiés.
Tout à l’heure au réveil ce sera l’émerveillement.
Cette année Jules ne travaille pas, Jules se demande de quoi le prochain Noël sera fait, il n’en sait rien, il n’en peut rien savoir, il aime, il aime trop pour les commémorations, les rites et les coutumes. Jules ne sait pas vraiment ce qu’il veut, mais les choix impossibles ne le rétractent plus, il a appris à faire avec. Dans son chaos Jules est serein.