Emogramme II 1, Poussière
Vendredi, dix sept heures trente, comme des millions de contemporains je suis dans les embouteillages, coincé entre le CMP qui sert de base à mon exercice professionnel et les ruines en restauration de mon CHS de tutelle. Deux passagers avec moi, tout deux vivraient aux "states", tout deux seraient vraisemblablement morts ou en approche imminente.
L'un en bout d'un couloir d'assassinat d'état, l'autre dans la détresse des psychotiques errants.
Mr Levert, m'expliquait que Bachelard avait tout compris en me décrivant le chemin qu'il traçait du feu jusqu'au gin. "Je vais être bien à la campagne" nous interrompait sans cesse Mme Bèque sourde à toutes les réponses que l'on pouvait bien lui faire.
Tout deux quittaient le CMP pour prendre la navette qui relie l'hôpital aux structures délocalisées, c'est comme cela que le directeur appelle les poches maintenant. Pas besoin d'autoradio dans une voiture de secteur quand on n'est pas seul.
Trois feux plus loin Claude (M L.) en était a repenser à la décision prise d'acheter un carnet pour noter tout ce qu'il aurait à me dire a son retour dans trois semaines. "je noterais tous les conseils que l'on me donnera…"
Zut, j'avais pas relevé la première fois quand je lui ai demandé s'il voulait bien écrire les pensées dont il voudrait que l'on discute la prochaine fois. Il m'avait déjà répondu qu'il noterait ce qu'on lui dicterait.
"vous croyez que je vais grossir si on me fait des piqûres, je vais faire un régime, vous croyez que l'on y mange bien.." c'est Martine, (Mme B.) qui lâche subitement une rafale. Trois jours qu'elle met la pression pour se faire hospitaliser, et là, au moment d'y aller, le temps du cheminement, la croûte saute. Depuis qu'elle sait qu'elle va être hospitalisée, elle ne parle plus de son envie de mourir, d'être euthanasiée.
Heureusement, ce discours énervait beaucoup Claude et leur cohabitation dans le T5 qui héberge notre structure d'hospitalisation temporaire au deuxième étage du CMP en était que plus périlleuse.
Martine demande un cocon avant l'IRM qu'elle doit passer dans deux semaines et on n'a pas mieux à lui offrir qu'un séjour à cent bornes dans un pavillon déglingué. Le cadre et l'équipe compenseront pour elle la pauvreté de notre offre de soin mais quel gâchis.
Claude reprend la corde au moment d'entrer sur la rocade en me signalant qu'il prendrait contact avec son frère afin de le revoir lors de son prochain séjour coupure au CMP. J'aimerais bien aller au resto avec les deux frères si c'est possible.
L'hosto, l'attente dans un vent glacé devant le standard rafistolé. L'équipe de relève. L'un qui dit avoir réussi a ne pas mettre les pieds dans son CMP depuis l'explosion, une jeune qui en rajoute, affirmant avoir été embauchée pour travailler à l'hôpital, pas pour faire de l'extra hospitalier. J'abandonne. Ma pensée s'évade sur le fil de la longue conversation que nous avons eu grâce aux embouteillages.
Je repart quasi en automate. C'est en passant la barrière de l'hosto que me revient à l'esprit que je dois effectuer une visite à domicile au retour vers la ruche. Trop tard je roule déjà à l'opposé. Vive les ronds points ornementés.
J'avais pas revu Lola depuis des mois avant l'explosion. L'objectif écrit quantifié, normalisé, pmsifié, quasi nomenclaturé de l'ordre de mission de la visite et de "superviser le remplissage du pilulier hebdomadaire fait par la patiente elle même".
Ça m'a pris trois quarts d'heure. je suis pas vraiment rentable comme fonctionnaire, mais Lola voulait tant parler depuis le temps.
De son obsession durable à se croire enceinte, de la visite de TF1 et de l'interview qu'ils n'ont pas diffusé. Son appartement associatif est a un kilomètre du cratère et elle n'a eu aucun dégât. Sa sœur est venu de Paris la voir. Et puis ses nouveaux meubles, et encore ses neveux, et toujours le viol déjà ancien qu'elle a subie et dont les effets oblitèrent encore gravement son autonomie de pensée. il fallait au moins trois quarts d'heures, non?
L'autoradio manque sur la dernière partie du trajet. Je repense à l'entretien que nous avions eu avec M Levert en milieu d'après midi. Habituellement Claude se sent responsable de toute les catastrophes, naturelles ou humaines. Conflits armés, épidémies, élections, inondations, il a fort à faire au quotidien avec toutes ces occasions de culpabilité. Par contre quand AZF a pété, il n'a pas incorporé cet élément dans son délire.
Déjà nous avions évoqué son vécu quatre jours après l'explosion et malgré ses blessures l'événement était verbalisé comme s'il avait juste effleuré les limites de sa perception. Quant il est stressé, persécuté il voit le décor se dissoudre à la périphérie de son champ visuel, quand il est très tendu il voit des points blancs… plusieurs centaines de tonnes de nitrates se sont transformés subitement en lumière bruit chaleur et souffle dévastateur à quelques centaines de mètres de lui et il n'en manifestait rien. On a repris tout ça aujourd'hui.
La grande bâtisse ocre entourée de terrains vague qui abrite au quotidien l'essentiel du catalogue des activités qu'un secteur peur entreprendre (CMP, CATTP, HJ, HN, HC, consultations médicales, sociale, psychologiques et infirmières, dispensaire, restaurant, atelier, secrétariat …), la ruche est redevenue une villa. Parler d'un vaisseau fantôme serait une image bateau mais vue du parking enténébré, la lumière solitaire qui émane de la véranda du second fait penser à une dunette. Seul reste à cette heure présent mon collègue qui a assuré accueil éventuel, permanence téléphonique et fast food thérapeutique au besoin.
Bien qu'il ait déjà fait trois heures sup pour cause de carence à la relève. Il doit rester un moment pour m'expliquer comment je dois noter mes actes sur le cahier.
"alors le traitement retard injecté au patient en consult mensuelle c'est: HJPT, le pilulier en VAD, c'est un HADTO, l'accompagnement à la navette ça doit être un HXPTT, mais il faut en compter deux, l'entretien infirmier il compte pas c'était en cours d'HC. Ouf!
En début d'après midi j'ai laissé à un des infirmières certifiée cadre de santé la reproduction du texte de Fridom avec les articles de loi. Pas moyens d'en causer le mur des plannings se dresse encore. Espérons qu'après lecture les seconde réactions seront plus enthousiasmantes que les premières. Le climat hiérarchique d'ensemble est exécrable en ce moment et les défauts de chacun en occulte les qualités tant la tension est forte. Idem entre intra extra et toutes les sortes de clivages qui peuvent se mettre en place dans une société aussi diversifié que celle d'un CMP post cataclysmique. Ça me pousse a des pensées autoritaristes et a claironner a chaque occasion que la régulation devrait être obligatoire. C'est pas la faute des acteurs, mais passer du répertoire à l'impro sans avoir le temps de dire ouf ça secoue.
C'est comme un songe. Nous vivons un présent condensé, et nous ne sommes que poussières agitée par l'événement. Notre pensée doit gagner en cohérence pour se mettre a peser et pouvoir se poser, pour passer d'une activité réflexe adaptative à un réflexion prospective. Ça vaut autant pour les agents d'un secteur sinistré que de tout autre.
Avec un grain de sable ont peut gripper un machine mais ça n'apporte pas grand chose d'autre, avec des grains de sables en cohésion on peut bâtir... sur son propre modèle.
Jivé