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A l’automne 81 encore jeune diplômé je suis envoyé en renfort pour la matinée dans l’unité de soins contiguë à la notre qui est le pavillon « fermé » pour femmes. A noter qu’à l’époque un secteur compte en moyenne cinq unités de soins, 180 lits environs contre 38 de nos jours, mais c’est une autre histoire.

C’était plutôt rare à l’époque de devoir renforcer une équipe sur huit heures mais dans ce cas particulier on m’expliqua que dans l’unité de soins « Cerise » il n’y avait que des femmes, patientes et soignantes, et que l’état d’agitation d’une d’entre elles (patiente, mais ce n’est pas toujours évident) requérait la présence d’un homme et que de fait je devais m’y coller étant le seul homme de l’équipe. Ça puait le coup monté, sans parano excessive, vu que peu de temps avant on m’avait envoyé dans un traquenard à l’unité « de force » homme.

55 kilos tout mouillé, cheveux longs, jeans, camarguaises, bien sûr sans blouse et en retard, l’accueil ne m’a pas été des plus chaleureux. Même dans l’hosto de l’époque ce pavillon était considéré comme « traditionaliste », c’est dire.
Je suis rapidement conduit dans l’aile qui abrite l’infirmerie avec en bout de couloir les sanitaires et entre une demi douzaine de chambres fermées. Je ne sais pas s’il existe encore de par notre pays, mais je le crains, des lieux qui exhalent la souffrance et la déchéance comme ont pu l’incarner certains services de psy mais à postérori cette ambiance me semble irréelle, hors temps, inconcevable.

Je suis resté un moment indécis pour vous la décrire et puis m’est venu l’idée de la décrire en fermeture. En commençant par l’ouïe qui succombe la première au vacarme ambiant, les coups frappés aux cloisons ou aux portes, les cris des unes qui ordonnent ou exhortent, le cri des autres qui réclament ou refusent, il y a comme une série de boules de cotons sélectives qui obstruent très vite les tuyaux des neurones pour ne plus capter que l’essentiel. L’olfactif se délabre tout aussi vite que l’audition mais plus complètement, c’est un cocktail Molotov définitif qui explose les narines d’odeurs refroidies d’urine et d’excréments, de vielle serpillière et de javel, de savon de Marseille et d’eau du Mont St Michel. Tout ça porté par la vapeur tièdasse et collante qui arrive des douches et exacerbée par les corps drapés dans leur draps pisseux de quelques patientes qui attendent leur tour d’être lavées.

Une fois parvenue à l’infirmerie ça se calme à peine. Une majorité d’infirmières s’y sont rassemblées attendant la visite du « docteur », qui a annoncé son arrivée, pour aller faire les soins. Le toubib tarde, je retire de la conversation dont j’ai été prié de ne pas me mêler que la patiente, prénommée Yvette, je n’ais su son nom que plus tard, « faisait une phase maniaque… c’était pire que d’habitude… ça cédait d’habitude plus facilement… après le traitement elle devenait quelqu’un d’autre, très bien, mais que là elle cassait tout et était agressive… ».

Je ne me rappelle rien jusqu’au moment ou un grand jet de vomi a jailli de la bouche d’Yvette repeignant la chambre, dans l’axe du lit sur lequel elle était fixée, du mur au plafond. Tout ce que je puis dire des moments qui ont précédés c’est que Yvette avait été maîtrisée sans heurts dans sa chambre, qu’elle avait été changée de vêtements et frictionnée à l’eau de Cologne puis recouchée, qu’elle avait eu son injection et avait été attachée sur un lit propre pour « que le médecin puisse lui parler ». Il y a peu de temps de cela nous avions eu dans mon pavillon un problème somatique avec un patient qui avait souffert d’une insuffisance rénale aigue et qui en était mort. Ayant en outre fait un stage d’un mois en urologie j’avais encore tout frais en mémoire les signes de l’intoxication à l’urée, ces deux faits croisés avec un traitement sous lithium dans les deux cas m’ont fait alors rompre le protocole local et m’adresser directement au médecin pour lui faire part de mes observations. Bien que les infirmières présentes aient voulu me faire taire et aient tenté d’excuser le comportement de ce jeune infirmier, celui-ci, plutôt éclairé pour le lieu et l’époque a accepté un bout de discussion.

« -…C’est neurologique ! » conclut enfin aprés un docte et cérémonieux Babinski de façon péremptoire.
« -Alors ? » Alors rien, le traitement inchangé et les consignes inchangées. J’insiste :
« …au moins un bilan sanguin, urée, créatinine, électrolytes pour voir si les reins fonctionnent...
-Demain ! si ça ne va pas mieux »
concède le psy en quittant le pavillon.

A son départ il ne me manque rien, c’est inadmissible de s’adresser à un médecin devant des infirmières plus anciennes. Il faut d’abord leur en parler ! J’essaye malgré tout de faire appel à leur profession en leur récitant sur quels signes je me fondais pour étayer mes présomptions.

«-.. Et si j’avais raison ?, le risque est grand et les moyens de me donner tort sont dérisoires, une simple prise de sang et c’est réglé…
-Même pas, Même si vous aviez raison, on arrêterais pas son traitement, sinon sans son traitement elle est trop folle, on a pas le choix ».

Sur ce on me congédia définitivement du pavillon et pendant les deux années qui suivirent je n’y ais plus jamais été demandé en renfort. Le lendemain en prenant mon service j’appris que l’état de Mme Dupré s’était aggravé et qu’elle avait été transférée au pavillon d’admission. J’ais pu en discuter avec des collègues plus complaisant qui y travaillaient. Non elle n’allait pas mieux malgré les injections, non on ne lui avait pas fait de bilan sanguin. Cédant à mes arguments ils m’assurèrent qu’ils s’en occuperaient. Ils l’ont fait, ils n’ont pu le faire que le lendemain, Mme Dupré n’est jamais arrivée au service de soins intensifs d’urologie, le temps que la décision soit enfin prise elle était décédée.

Aujourd’hui il suffirait que je prenne un simple stylo bille que j’écrive la date du jour et mon nom en marge sur la fiche d’observation du dossier de soin et qu’en face j’écrive mes observations pour que l’histoire soit rapidement réglée, que j’ai tort ou raison. Et tant pis si j’ai tort je préfère de loin avoir aujourd’hui le pouvoir de cette responsabilité. Avec un simple stylo... et un dossier de soin on peut réecrire l'histoire. C'est peut être aussi une leçon, un progrés c'est parfois ce avec quoi on pourrait réecrire l'histoire en mieux.