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Emogramme dix-neuf

"Mr de Belmont n'a pas uriné cette nuit"; quelle aubaine du boulot en moins mais tout de même c'est bizarre. Nous insistons à la relève du matin pour que les collègues fassent en sorte qu'un médecin l'examine dans la journée.

23h30 le lendemain, soulevant le drap de Mr de Belmont pour voir l'état de l'alèse nous constatons l'absence de souillures. Plus alarmant un globe vésical est apparu. Nous connaissons bien les habitudes de la douzaine de personnes déficitaires du rez de chaussée et de coutume la literie de Mr de Belmont doit être changée deux fois par nuit.

Manque de pot c'est la pagaille en ce moment, Georgette mange ses draps et fait des boulettes avec ses excréments toutes les nuits nous affirmant que ce sont de petits bandits dont elle a fraîchement accouché. Mlle Voissi baigne dans sa diarrhée, son sommier et son matelas vétuste se sont creusés au fil des ans et seul son nombril émerge de ce lac odorant. Christiane est en crise et se cogne contre les murs il va falloir rentrer dans sa piaule pour l'attacher, la débarbouiller des différentes matières dont elle s'est maculée et soigner ses plaies. La quarantaine de patients des étages pourraient faire la fête tranquille on aura du mal à les déranger en dehors des deux rondes des relèves. Vers trois heures du matin on arrive à se réfugier à l'infirmerie pour préparer les médicaments du lendemain et on en profite pour jeter un œil sur le dossier de Mr de Belmont, aucun examen médical n'est signalé la veille, un banal "a refusé de s'alimenter" laconique décrit le seul fait marquant de la journée de Mr de Belmont.
Cinq heure, son lit est toujours sec, les constantes sont perturbées. Partout où c'est possible nous signalons par écrit cet état alarmant et menons une relève houleuse a six heures en demandant aux collègues de faire un bilan électrolytique sanguin, urée, créatinine en urgence et impérativement de faire venir l'interne de garde si personne d'autre du service ne s'intéresse au problème. Je ne suis peut être qu'un petit con de jeune titulaire mais j'ai fait un mois de stage en urologie et je suis inquiet.

22h15 de Mr de Belmont est toujours là et l'état de son ventre invoque l'urgence. Nous appelons séance tenante l'interne de garde qui râle.
"-Vous avez pris les constantes au moins?
-Non on arrive juste, mais puisque l'on vous dit qu'il y a urgence, que cette personne n'a pas uriné depuis trois jours et que ça se voit, arrivez et à ce moment là nous aurons le temps de les prendre vos constantes".
Ça on a eu le temps de les prendre et les reprendre ces constantes avant qu'il n'arrive.
à minuit enfin notre apprenti médecin débarque, montre à travers son humeur sa rogne mais force lui est de constater de visu qu'il n'est pas venu pour rien. La veille il nous aurait carrément envoyer paître en remettant le problème à ceux de jour.
On suggère une évacuation sur les urgences du centre hospitalier régional, véto du futur praticien, l'hôpital psy est un hôpital comme les autres, le patient sera traité sur place. Il faut sonder!

Un hôpital comme les autres, c'est grave pour les autres alors, ici les bandelettes de test urinaire ne sont pas encore arrivées, et le matériel à usage unique fait partie de la science fiction sauf pour les aiguilles. Ça s'est produit pendant ma formation. L'apparition des aiguilles jetables est contemporaine de la dernière cure de Sakel dans cet hôpital comme les autres.
Espérons qu'un partie du matériel fera défaut.

Zut, on a tout, jusqu'aux gants stériles que j'ai commandé il y a peu. Je me maudit. C'est la faute de ce stage à l'hôpital général, depuis je vérifie l'état du matériel et sa disponibilité. Et ce coup ci, pour le compte on a tout. Rezut!

Il faut préciser que pendant ce temps le pandémonium habituel sévit dans l'aile de l'infirmerie. Georgette nous invite bruyamment à venir voir ses nouveaux nés en tapant sur la grande vitre de sa chambre ou elle est bouclée, Christiane secoue son lit, sur lequel elle est attachée, avec la régularité d'un métronome faisant grincer son sommier métallique, .., les tâches s'accumulent inexorablement et nous voilà partis faire du soin high tech avec notre plateau à sondage.

Premier sondage urinaire chez un homme, le plus délicat des actes de cette catégorie.
"Vous avez déjà sondé? S'enquiert l'interne, moi non!". J'avais pourtant fait des effort méritoire pour tenir cette hypothèse au plus profond de mon inconscient et voilà que ça se déroule comme je le redoutais.
Impossible de me défiler ma collègue et l'interne savent bien maintenant que j'ai fait ce mois de stage en urologie il y a deux ans, avant le diplôme. J'essaie tout de même encore d'obtenir une évacuation vers le service d'urgence mais notre interne de plus en plus énervé m'ordonne de procéder.
Il faut préciser que notre chef de service est contre le fait d'envoyer des personnes hospitalisées dans son service en soins somatiques a l'hôpital général. Ce, depuis qu'une de ses patientes lui est revenue accompagnée d'un courrier moqueur faisant allusion à l'hystérie de celle ci. Alors interdit d'hospitaliser, et ceux qui se le permettent se font taper sur les doigts.

On avait profité du travail de nuit avec ma collègue pour faire évacuer deux états critiques, le mois précédent. Maintenant ça commence à se savoir et la filière est éventée.

Donc je procède et …j'échoue, un obstacle bloque ma sonde.
L'interne m'enjoins d'insister.
Je retire lentement la sonde et ramène un caillot de sang, pose le matériel et enlève mes gants. "Faites si vous voulez, je n'irais pas plus loin".
L'interne renâcle, discute, se fâche puis subitement s'illumine, "on va faire une ponction vésicale directe"!.

J'ai l'impression d'halluciner tout d'un coup. Le capharnaüm alentour s'est apaisé comme si l'ambiance du pavillon était suspendue à l'événement.
J'ai déjà assisté à une ponction vésicale directe, j'ai été baptisé dans tous les sens du terme lors de cette séance au cours de mon fameux stage en urologie. L'acte est en soi impressionnant et tant la technique que l'asepsie doivent en être rigoureuses.
J'objecte à l'interne que nous n'avons pas de cystocath (ponctor destiné à cette pratique), pas grave me répond il on fera avec des aiguilles à ponction lombaire. Pas de champ stérile?, on s'en passera!.

Quand je me remémore cette scène je n'arrive plus à comprendre où à l'époque j'ai puisé les ressources de calme nécessaires à ne pas péter les plombs à cet instant là. Peut être parce que je savais que j'avais dépensé la seule paire de gants stérile dont nous disposions à ce moment là.

J'ai dit à l'interne que sa ponction s'il voulait la faire il la ferait seul, non je ne lui ait pas dis où il pouvait se la faire, que dans tous les cas il serait responsable et qu'a mon tour je le mettais en demeure de procéder à une évacuation d'urgence. C'est encore toi, m'a dit la voix ensommeillée du chauffeur de garde quant je l'ai une fois de plus réveillé.

Mais à quoi bon vous bassiner avec cette vielle anecdote du temps ou le secteur c'était encore l'asile. Est ce le forum de SERPSY de ces derniers jours qui réveillé ce souvenir vieux de vingt ans, ou peut être les récentes prises de position de l'équipe avec laquelle je travaille qui ont conduit mes pensées sur le refus d'obeissance.
Sur le devoir de désobéissance plutôt, car si le directeur de l'hôpital nous a menacé du bâton le mois dernier en parlant de notre attitude comme de la désobéissance civile et citant des jurisprudences de la guerre 1914-18, il a oublié que le devoir de désobéissance lui aussi a été inscrit depuis les assassinats et la torture perpétrée par l'armée française au cours de la guerre d'Algérie.
Obéir à un ordre criminel est un crime. L'irresponsabilité de l'exécutant n'existe pas face à un acte qu'il est en capacité de juger.
Pas plus quand il s'agit d'une prescription médicale. Cela fait de la profession infirmière un métier à part, d'une part exécuter des prescriptions en connaissance des causes et des conséquences de cette prescription et d'autre part initier des démarches de soin parfois, sinon en opposition, du moins en contradiction avec des éléments de cette prescription. Un questionnement autour de cette problématique peut nous amener loin dans la période actuelle ou nombres de soignants constatent la dégradation de la prestation de soins. En restant passifs sommes nous spectateurs impuissants, complices culpabilisés ou responsables par défaut. Quelle trace laissera t'on.
Que pèse une démarche de soin qui se développe sur plusieurs mois face à une comptabilité toute puissante qui évalue à la minute et à l'acte. S'il me faut parfois plus d'une année pour mettre en place une relation que je puisse qualifier de thérapeutique dans quel type d'organisation suis je socialement rentable.
Et quand je constate que les orientations politique de la société actuelle sont préjudiciables à la pratique des soins je deviens politiquement critique. Socialement non rentable et politiquement critique c'est pas un avenir ça!


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