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Emogramme dix-huit

21h45, je traverse le parc arboré qui mène à l'unité de soin où fraîchement muté j'exerce depuis quelques mois mes talents d'infirmier de secteur psychiatrique. Après quinze années de carrière dans le champ du soin en santé mentale, je goûte avec bonheur ces derniers instants de flânerie où la nature sert de trait d'union entre deux mondes. Je m'imbibe des fragrances de pin, de marronniers, d'herbe humide, de nature végétale brute. Dans quelques pas, changeant d'univers, je vais plonger dans la gamme complexe des odeurs propres à l'activité hospitalière psy. Dix sept ans plus tôt le traumatisme olfactif de ma première rencontre, en tant qu'élève infirmier, avec le réel d'un pavillon de psychiatrie a laissé des traces indélébiles qui avec le temps se sont transformées. L'agression suffocante d'une après midi de novembre soixante-dix huit est devenue une balise qui bien des années plus tard marque toujours le passage de la vie ordinaire à la vie professionnelle.

L'odeur métallique acide des clefs me saisit en premier alors que j'approche mon visage de la serrure afin d'en repérer l'emplacement dans l'obscurité. Rapidement suivi d'une bouffée de l'haleine du bâtiment, que le courant d'air provoqué par l'ouverture de la porte me projette à la figure.

Une activité inhabituelle anime le rez-de-chaussée. Guidé par le bruit je me dirige vers l'aile qui abrite dans une promiscuité peu ordinaire, bureaux, chambre d'isolement et nursery. Apercevant quatre collègues qui remontent le couloir menant à ce secteur particulier je saisi que l'après-midi n'a pas été de tout repos. La confirmation m'en sera fournie peu après autour du café qui accompagne les relèves.

La vague sonore qui m'avait submergé à l'entrée retombe et se retire, en même temps que nous quitte l'équipe de jour, laissant échouées sur les rives de ma conscience informations et consignes. Celles-ci n'ont pas encore réellement de sens, l'odorat et l'ouïe m'ont données des indications sur le climat local, la lecture des observations et la ronde finiront de m'incruster dans ce réel particulier.

Une sonnette interrompt le rituel, la flèche murale lumineuse en indique la source au deuxième étage. Sûrement un des patients en "cure de sevrage" qui s'impatiente désirant hâter la prise de médicaments vespérale. Je saisis l'occasion pour attribuer aux autres pensionnaires leurs doses respectives de somnifères et autres tranquillisants et rejoins une collègue encore attardée qui finit d'évacuer la pression de sa journée auprès de ma partenaire de nuit.

Le dernier biberon ayant été donné à neuf heures trente cela nous laisse raisonnablement jusqu'à minuit et demi pour la prochaine tétée. S'ouvrant à l'entresol de l'escalier principal, coincée entre les paliers d'ascenseurs du rez-de-chaussée et du premier, la pièce infirmière où nous nous ensardinons la journée parfait son aspect de terrier par un culottage sombre cafeinotabagique. Je me laisse bercer par la conversation.

La dernière attardée partie, à peine entamons nous le second café qu'un bruit de porte claquée nous parvient du deuxième étage, suivit d'un glissement de pas rapides et feutrés envahissant l'escalier. Survient un patient qui nous informe qu'un de ses voisins de palier est tombé en se rendant aux toilettes.

...

Nous soutenons ce dernier jusqu'à sa couche après l'avoir aidé à se relever, nous nous assurons qu'il est exempt de blessures et bien que ce soit le cas, sa faiblesse persistante et sa chute nous inquiètent. En vis à vis de sa chambre se trouve la salle de soin que nous rejoignons afin d'y consulter son dossier.
Moins de trente ans et déjà en fin de vie, relire à nouveau sa biographie n'y changera rien. Vie a l'enfance meurtrie, aggravée à l'adolescence et condamnée à ne jamais atteindre vraiment l'état de jeune adulte. La psychiatrie est un des derniers refuges que la société lui autorise voire impose. Allô interne de garde, examen, discussion, perfusion, retour au calme.

A peine avons nous regagnés la salle de repos à l'entresol que des cris étouffés et perçants nous parviennent du rez-de-chaussée. Une heure passée, c'est bébé qui réclame sa pitance.

Après avoir passé une blouse propre et avoir multiplié les rituels d'hygiène nous osons la prendre dans nos bras et procéder à ses soins. Sa mère dort deux pièces plus loin . Choquée par la crise de fureur de son voisin de couloir elle à eu besoin d'une dose massive de tranquillisant en fin d'après-midi. L'atmosphère de cette ancienne infirmerie servant de pouponnière intrigue mon équilibre olfactif ne trouvant nulle place dans le fichier psychiatrie de ma mémoire. Par contre surviennent des images de la période où mes propres enfants étaient en bas âge. Passe le surveillant de nuit qui fait sa ronde pendant que nous langeons la demoiselle. Il s'attarde en bavardant. Jamais de toute sa carrière d'infirmier il n'aurait imaginé assister à l'irruption de la puériculture dans le domaine de la psychiatrie adulte, cela le rend volubile...

Après son départ, nous gagnons l'extrémité du couloir pour aller voir ce que devient le jeune patient dont l'agitation en fin d'après-midi à bouleversé le pavillon. De l'extérieur, à travers la vitre neuve de la porte les signes du ravage récent sont éloquents. Précautionneusement nous déverrouillons la porte et entrons dans la pièce. L'atmosphère de la nursery est brutalement évacuée de mes sensations pour laisser place à une effraction de remugles d'urine, de repas refroidi, de sueur de sang et d'angoisse. Écartelé sur son lit par les bracelets de cuir qui le rive aux quatre membres, il fixe un point devant lui, "enlevez-moi les menottes" énonce t-il tournant la tête vers nous. De profondes entailles encore sanguinolentes malgré les points de suture strient ses pieds nus. Interrompus par une autre tétée, les soins dureront jusqu'à très tôt.

...

5h50, l'équipe du matin apporte des senteurs nouvelles, fraîcheur de l'aube sur senteurs de toilette matinale et de literie. Ceux qui étaient déjà présent la veille arrivent comme si leur rêve de la nuit se continuait, transformant peu à peu son décor en un cauchemar auquel on n ' échappe pour quelques minutes encore qu'en se raccrochant aux restes de sommeils embrumants le travail de la conscience.
Je laisse la conversation me créer un fond sonore propice à la somnolence, insensiblement mes pensées quittent le lieu qui les a occupé ces dernières heures pour retrouver les traces d'un ailleurs plus paisible. Je traverse à rebours le parc embrumée de condensation, essuie la rosée déposée sur les vitres de mon véhicule.

En chemin la radio diffuse les dernières nouvelles d'attentats, de taxes, de guerres de faits divers superficiels, ma voiture avance dans la brume cherchant en vain la frontière qui sépare la folie et l'ordinaire.

Le bébé est maintenant une jeune bout de femme très vif de 7 ans, elle vit avec ses parents qui se sont mariés la semaine dernière. Le jeune homme du second est décédé quelques mois plus tard de complications de son usure virale, celui du rez de chaussée est aussi décédé, en unité pour malade difficile, d'épuisement.

Quant à moi, aujourd'hui, j'explore les strates profondes du territoire de ma révolte auxquelles mes racines vont puiser l'énergie pour continuer aller plus loin, encore et encore. Abandonner? Jamais, ce serait en quelques sorte trahir leur mémoire.