Retour à l'accueil

Retour à Ennogramme


Emogramme dix sept

"Jules! Jules!",

je me retourne interpellé par ces cris, c'est Lola qui s'avance vers moi en pétard.
"Bonjour Mlle Gremet, comment allez vous aujourd'hui."

- "Bonjour Jules, non ça va pas, y a M Levert qui vient de me faire ça".

Joignant le geste à la parole Lola se passe l'ongle du pouce sous la gorge poing fermé. Elle est vraiment bouleversée. Je rassure Lola comme je peux, lui assurant que j'allai m'occuper du problème. Car problème il y a.
M Levert en effet est déjà passé il y a quelques années à l'acte sur une parente, commettant un meurtre symbolisé par le geste qu'il vient de faire. Apercevant M Levert qui revient du petit déjeuner je m'en vais le trouver toutes affaires cessantes. Il semble en effet tendu, rougeurs au visage, mimique figée.

Je le salue et l'informe de ce que vient de me raconter Mlle Gremet. Placidement M Levert me raconte que Lola à des mauvaises pensées dirigées contre lui, qu'en fait tout ce qu'elle peut dire ou penser est menaçant pour lui. Il faut l'éliminer m'affirme t'il, se débarrasser d'elle. Bon, encore une journée qui démarre sur des chapeaux de roues.
Un entretien s'impose d'urgence, mais comment faire, nous sommes deux infirmiers en service pour un effectif minimum de sécurité de trois.

Symbolique, imaginaire, fantasme, réel tout passe en rafale dans la discussion condensée, improvisée dans le hall du pavillon au bas de l'escalier. De toute façon il n'y a que deux alternatives, ou désamorcer et être sûr que ça a marché, ou isoler rapidement M Levert. Heureusement que depuis quelques temps j'ai entrepris une série d'entretiens avec lui et que nous avons bien défriché le terrain. De toute façon je sature des dysfonctionnements de ma chère psychiatrie hospitalière et s'il le faut, même en sous effectif, je resterai à ses côtés plutôt que de l'enfermer.

Un quart d'heure plus tard je quitte M Levert assuré au moins qu'il est en capacité de poser une critique sur ce qu'il ressent, qu'il accepte théoriquement qu'il délire et que si ce type de pensées l'assaille à nouveau il viendra me causer avant de faire quoi que ce soit. Et puis entre temps Lola est partie pour son atelier et m'a vu en discussion avec lui, elle ne risque momentanément plus rien.

Pendant la pause café, charcuterie, "Nutella", "Taillefine", j'en profite pour informer ma collègue, de l'anecdote. Blondie avait remarqué le départ précipité de Lola du réfectoire et s'inquiète de la suite de la matinée, d'autant plus que M Levert n'est pas le seul a aller mal et qu'il y à un sacré boulot qui nous attend encore.
Quand nous sommes montés boire le café deux toubibs étaient déjà arrivés pour les consultations et nous les avons abandonnés à leur sort, c'est déjà quasiment la mi journée pour nous.

Il y a un monde fou aujourd'hui si je puis dire. Onze personnes hors les patients sont présentes dans nos murs. Deux agents de service, une aide soignante, une étudiante en soins infirmier, une élève aide soignante, le surveillant, et les trois médecins de passage. En plus de nous deux il y a donc pléthore. N'importe quelle caméra filmant cela pourrait démontrer que la psychiatrie ne manque pas de personnels.

Seulement il n'en est rien, sur onze, entre le contrat emploi solidarité et les deux élèves cela fait déjà trois personnes qu'il faut décompter et qui sont en droit au contraire d'exiger de notre part une certaine attention. En ce qui concerne le surveillant, il va falloir composer avec son humeur lunatique et comme les derniers jours étaient orageux.. quant au trois toubibs présents les deux soignants infirmiers que nous sommes vivons cela plutôt comme une contrainte supplémentaire.
Seul l'aide soignant et l'agent de service sont réellement pour nous un soulagement
Un seul médecin serait présent se serait jouable et heureux, comparé aux fois où il n'y en a pas du tout, seulement qu'il y en ait trois simultanément avec deux infirmiers pour gérer au fur et à mesure les changements de prescription, témoigner des faits récents patients par patients c'est l'enfer. Surtout que tout ce beau monde est à l'infirmerie et que la pièce nous devient rapidement exiguë. Et qu'il y a aussi les tâches quotidiennes prévues pour trois et qu'il faudra continuer à effectuer à deux.

J'abandonne cette ruche pour aller faire un pansement avec l'étudiante. Nous croisons M Levert qui me cherchait pour me dire qu'en fait il y avait une dizaine de patients qu'il ne supportait pas dans le pavillon. Je lui donne rendez vous trois quart d'heure plus tard pour faire le point.

Treize heure, en désespoir de cause on se réfugie dans la salle de repos avec Blondie pour commencer a rédiger les observations journalières et préparer la relève. Les autres sont déjà attablés au repas. Je pousse les endives en sauce pour dégager un coin de table en évitant d'en renverser le contenu sur le classeur d'observations. C'est ma spécialité les taches, au moins les archéologues des temps futurs sauront à l'analyse des auréoles sur les dossiers de soins, ce que mangeait le personnel à l'époque où ils ont été rédigés.

Ah ce classeur des feuilles d'observations, c'est tout un poème, typique de la période moderne de l'institution psychiatrique. Il y a un an notre surveillant chef a crée un groupe de travail sur le dossier de soins infirmier afin de mettre nos pratiques en adéquation avec les recommandations de l'Agence Nationale d'Accréditation et d'Evaluation. Avec pour conséquence il y a deux mois d'imposer à l'équipe de soins de supprimer le classeur où sont consignées les observations individuelles afin que chaque feuille d'observation se trouve en permanence dans le dossier du patient.

Pendant deux mois nous nous y sommes pliés. Le constat de l'équipe a été unanime, cette méthode ne fonctionne pas. Encore moins quand nous sommes en sous effectif, que l'infirmerie est bondée, que plein de gens manipulent plein de dossiers et que nous devrions attendre leur départ pour pouvoir enfin tout ranger et ressortir un a un les dossiers pour être sûr de ne rien oublier.

Bref si aujourd'hui on veut bien faire notre boulot, ce n'est pas de la relève d'après midi dont va prendre congé, c'est de celle de la nuit. Aussi suis je passé à l'acte et j'ais remis en service le classeur d'observations en l'annonçant au cadre.

Ça a été un régal du Vendredi au Lundi de retravailler avec cet outil, un peu comme des rouages qui gripperaient et que l'on a graissé. Seulement Lundi il y avait réunion de fonctionnement et nos deux surveillants, le local et le chef, appelés "de proximité" et "supérieur" en langage administratif moderne, N+1 et N+2 en hyper moderne rationalisé, me sont tombés dessus à bras raccourcis eu sujet du fameux classeur. Non pour donner tort a mes arguments soutenus par l'équipe, mais à cause de ma démarche parce que la décision n'émanait pas d'eux. Depuis quelque temps on nous impose des outils sans tenir compte des réalités. Ce n'est plus de l'amélioration de qualité c'est du handicap de soin à ce niveau là.

Malgré tout le week end aura été mis à profit pour avancer dans le travail avec M Levert, l'événement aura servi de levier à l'étayage de sa perception des phénomènes, il s'est même senti assez bien pour aller s'acheter seul des vêtements en ville. Il a aussi participé à l'activité expression manuelle en dessinant des scènes symbolisant son amour pour sa psychiatre. C'est sa façon d'accéder au symbolique, pendant qu'il est amoureux de la loi on sait que personne ne risque rien, sauf son médecin peut être.

Lola elle à déjà oublié l'épisode, repartie dans son appartement. Elle est suivie en hôpital de jour, c'est à dire qu'elle vient au pavillon pour la journée plusieurs fois par semaine et aussi quant elle veut. À la charge de travail de l'unité de soins constamment pleine, s'est rajouté au cours de l'année dernière la prises en charge de cinq personnes en hospitalisation de jour, dont trois régulièrement présentes, et la prise en charge à domicile de trois autres anciens patients.
L'équipe tourne a 130% de sa capacité maximale, on craint le pire après les trente cinq heures.
Quant au classeur gris, pour l'instant il est toujours en service. L'équipe s'est opposé aux cadres. Ceux ci se sont encore vengés en faisant savoir à notre infirmière stagiaire qu'ils allaient retarder sa titularisation et la muter ailleurs. On a les victoires que l'on peut. Mais comme on a aussi les cadres que l'on mérite, je pense que l'équipe ne laissera pas passer sans réagir. Il va y avoir du sport.

Quant à Blondie, elle est en maladie, ses vertèbres ont dit pouce après plusieurs jours de travail en sous effectif sans même parfois pouvoir prendre l'heure de repos auquel son état de grossesse lui donne droit.

Quel bonheur de travailler en psychiatrie en ces temps bénis, surtout pour les femmes enceintes dont on prend soin, à tel point que les contrats à durée déterminés sont poussés à ne pas renouveler leurs contrats dans ces cas là. Sûrement pour leur bien, on vit si dangereusement à fréquenter notre bienveillante hiérarchie.