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Emogramme seize

13h30, je suis arrivé en avance pour rien pas de réunion de fonctionnement aujourd'hui, la surveillante fait le pont. Les passages de consignes pour la relève sont plutôt confus, remarquez il y a de quoi, en fait je n'ai pas eu tort d'arriver plus tôt.

Le pavillon est plein et l'on doit recevoir un patient de retour de famille d'accueil qui vient faire son séjour d'une semaine par mois en intra muros, et la stratégie imaginée en urgence dans un pavillon saturé depuis un an consiste dans un premier temps à lui faire occuper la chambre d'un autre patient en permission pour vingt quatre heures, puis en inciter un autre demain à partir pour une semaine et boucler la boucle.

Sachez que l'on ne fait plus de permissions de plus de 24h sinon autrement la loi interne veut que l'on ait le droit de nous imposer un accueil temporaire sur la place ainsi libérée. Sans tenir compte que le précédent locataire y ait laissé ses affaires et y laissera souvent le peu d'investissement dans un espace intime que l'on aurait pût travailler avec lui, ça s'est déjà produit.

Je suggère en rigolant que l'on inclue dans le jeu des chaises musicales la possibilité que l'accueil se fasse en chambre d'isolement ouverte ce qui aurait pour avantage de fournir une meilleure prestation à notre revenant car il bénéficierait alors de douche et WC particuliers, de la climatisation, avec isolement phonique du reste de la collectivité, et que l'autre ne soit pas choqué à son retour par le fait que sa chambre ait été squattée.

Pour cause de pont du 7 Mai toujours les sorties de ce matin ont été annulées faute que les patients non prévenus n'aient retirés des sous de la Trésorerie vendredi dernier. Ça promet pour les clopes, cinq jours sans thunes. Le cantinage, le troc et le commerce des charmes voire la menace ou le larcin vont polluer l'atmosphère.
Miracle Mme Pierre que je dois accompagner faire des emplettes en début d'après midi avait gardé de l'argent par devers elle. Chic je m'évade pour une bonne heure.

Plus longtemps en fait car le lundi bien des commerces sont fermés et qu'il a fallu tourner un moment pour compléter tous les achats qu'elle devait effectuer. J'en profite de même pour constituer un fond de tabac à rouler pour dépanner.

Au retour je fouille le dossier de soin de Mme Pierre pour voir si la boiterie que j'ai constaté dans sa démarche lors des courses est précédemment signalée. Elle n'est arrivée que depuis peu dans notre unité par mutation et je fini par trouver dans les observations infirmières un antécédent il y a un mois, malheureusement sans renseignements supplémentaires pour cause d'allégement du dossier à notre disposition pour cause de recommandation supérieure de l'agence nationale d'accréditation et d'évaluation des soins, la procédure d'accréditation tend à rendre fous nos cadres et nos gestionnaires en ce moment .

Je n'ai pas fini de ranger la sacoche de la voiture de secteur que j'ai déjà plusieurs sollicitations qui tombent. L'enchaînement des réponses à donner me conduit dans l'aquarium qui nous sert de laboratoire, infirmerie, salle de soins, bureau d'entretiens et consultations médicale et accessoirement de stockage de tabac.
L'interne nouvelle arrivée début Mai, et pour six mois, est en conversation avec une collègue, elle à quinze jours de la retraite. Vous vous rappelez celle que notre surveillant chef voulait prématurément pousser vers la sortie en fin d'année dernière. Il s'est contenté de lui supprimer son temps partiel. La nouvelle interne s'enquiert des modalités et conditions de la prescription de pyjama.

Là vous comprenez que vous êtes en psy, stock de tabac, prescription de pyjama et même ordonnance pour des pantoufles. Pour les pantoufles vous ne me croyez pas, et si je vous disais que c'est pareil pour les espadrilles et l'eau minérale, hein!. J'arrête vous croiriez encore moins la suite.

Pour en revenir à nos moutons je commence a prêter une oreille plus attentive à la discussion, Roumia entame prudemment en répondant " Hé bien voilà, ça dépend, les premiers jours on peut dire…
- on ne peut rien dire, je coupe, le droit commun est d'avoir ses vêtements,
le pyjama est un cas particulier.."
Je mens bien sûr, le pyjama est encore trop souvent un abus, en tout cas c'est l'objet d'un débat permanent, celui des chaussures a enfin pu être évacué après plusieurs années de controverses, comme l'heure du coucher et l'autorisation de regarder une émission télé jusqu'à la fin. Il y a encore quelques temps certains entrants étaient maintenus en pyjama et en chaussettes ou en chaussons jetables. Ce sont des chaussons de papier que l'on utilise généralement en chambre stérile, dans notre cas ils servent lors de la confiscation des vêtements à l'entrée au SOAP ou à pourvoir aux besoins de patients qui arrivent dénués de tout. L'objectif étant vous l'aurez compris était d'éviter les fugues. Difficile de s'échapper quasiment pieds nu n'est ce pas. Hé bien non!

Georges l'a fait il y a trois ou quatre ans, il a disparu en pyjama et pied nus un beau soir. Et bien d'autres l'ont fait encore. Georges est un personnage impressionnant, gaillard hirsute, très grand et musculeux, visage osseux taillé à coup de serpe, ferrailleur de son état il m'avait démontré lors de notre première rencontre qu'il était capable de sortir d'une chambre d'isolement en tordant à main nue le cadre d'acier de la fenêtre, il m'avait juré aussi à l'époque que jamais il ne lèverait la main sur un soignant. Il ne s'en prenait qu'aux gendarmes qui nous l'amenait régulièrement en placement d'office. Parfois quand je travaillais de nuit il s'échappait de la chambre d'isolement pour venir sonner à la porte du pavillon à des heures indues et me faire "une bonne blague". Aussi quand j'appris un jour à la relève qu'on avait reçu un patient dangereux qui terrorisait tout le monde et que ce fameux patient était Georges j'éclatais de rire et si ce n'est le fait de le savoir à nouveau hospitalisé j'accueillais avec un certain plaisir le fait de le revoir. Peu après je montais déverrouiller sa chambre.

"Alors M Landernau on joue les terreurs, content tout de même de vous revoir, lui dis en lui tendant la main.
-Jules, tu travailles ici, ça fait plaisir.
-et alors, ces menaces?
-tu sais il faut se faire respecter, j'ai fait les gros yeux mais je ne me suis pas mal débrouillé on ne m'a pas mis en isolement, je suis resté limite, tu sais je ne connais personne ici, c'est dur au départ. Tu ne me tutoie plus?
-Il vous faudra d'abord aller vous excuser auprès des collègues que vous avez menacé, mais qu'est ce qui vous amène dans cette galère?"
Boîte de nuit, chèques sans provisions, légère rixe (pour autant qu'un rixe puisse être légère avec lui, je préfère pas imaginer) état maniaque, classique chez lui. Au moins cette fois ci il n'avait pas tenté d'électrifier son portail pour électrocuter les gendarmes ni terrorisé son voisin en taillant sa haie à la hache.

Trois jours après il s'était fait la malle, pieds nus et en pyjama.
Je l'ai revu quelques mois plus tard, allant faire mes courses dans une grande surface j'ai été interpellé par quelqu'un qui hurlait mon nom depuis la terrasse de la cafétéria. C'était Georges, il m'a offert un café, nous avons bavardé, son état de crise avait fait place à son exubérance coutumière, les psy appellent ça hypomanie. Il allait bien, nous avons bavardé une heure.

L'interne partie, le goûter servi il est temps de déclarer l'activité d'expression manuelle et technique (EMT pour nos gestionnaires) ouverte. À la réunion conflictuelle de décembre l'équipe de l'unité avait émis le souhait de pouvoir animer un certains nombre d'activités entre le milieu et la fin de l'après midi. Ces activités ont réellement commencées à se mettre en place il y a trois semaines mais tout n'est pas réglé pour l'instant.

Activité d'expression manuelle et technique une bien pompeuse locution pour complaire à notre hiérarchie. Notre hiérarchie ne reconnaît que ce qui est cadré, programmé, maîtrisable, quantifiable, mesurable, nous nous désirons un tout autre fonctionnement.

Le projet peut sembler complexe, il s'agit à partir des ressources individuelles ou collectives de chaque soignant d'ouvrir un espace de multiactivité susceptible, grâce à sa vaste palette, à moment donné d'intéresser tout patient, avec plusieurs niveaux d'implication. Quelques soient les soignants présents peuvent être proposé jeux de société, arts plastique, vidéo, … En fonction des compétences spécifiques de certains cela peut être aussi de la musique, de la gym, de la relaxation, de la cuisine, du chant ...
Cela répond à plusieurs objectifs, servir de support à la mise en place d'une relation thérapeutique, aiguiller par la suite vers des ateliers plus spécifiques, et, effet déjà mesurable apaiser les tensions repérables par leur fréquence à cette heure de la journée. Résoudre le pseudo antagonisme entre lieu de vie et lieu de soin par, lieu de soin où l'on peut aussi vivre.

À partir de cette nébuleuse d'animation interviennent des ateliers de groupe a date fixe et à effectif prédéterminé présentés comme une activité thérapeutique et inscrite dans la démarche de soin. Photo, vidéo, gym douce, relaxation, musicothérapie, cuisine. Ces ateliers se déroulent en intra hospitalier mais font aussi parfois l'objet de sorties en groupe. Enfin il y a des prises en charges individuelles qui peuvent être décidées. Expression, socialisation, discussions impromptues la nourriture quotidienne du soignant en psychiatrie.
Encore faut il avoir de la disponibilité pour animer et l'expérience des annulations répétitives des séances d'ateliers programmés nous a conduit a mettre en place ce projet plus souple.

Aujourd'hui nous avions décidé de faire peinture et dessin pour les uns et de diffuser une vidéo pour d'autres. Mischa, l'autre infirmière en service qui est l'une des initiatrice du projet a dû partir en renfort au pavillon Groddeck en pleine séance et pour une demi heure. Il a fallu aussi résoudre le problème de l'entrant attendu et toujours pas arrivé pour lequel la chambre d'isolement avait été en fin de compte réservée, Mischa ayant fait la même suggestion que moi sans que nous nous soyons concertés.
Après maints coups de fils il s'est avéré qu'il y avait eu erreur de programmation et que ce patient ne viendrait que le mois suivant. Ensuite il a fallu aller chercher une jeune patiente qui se promenait dans l'hôpital, ce sur ordre de notre surveillant chef angoissé de la voir dehors alors qu'il la trouvait triste. Ça nous a valu un travail supplémentaire quand il a fallu gérer la colère de la dite patiente quant elle nous a croisé sur le chemin du retour comprenant que nous étions allé à sa recherche. Une demi heure d'entretien individuel ont été nécessaire à ma collègue pour calmer le jeu et apaiser Juliette. Voilà ce qu'il se passe quant on se mêle de tout et de n'importe quoi.
Il a fallu aussi s'occuper de la chauffe du repas et c'est Margot l'aide soignante nouvellement arrivée qui s'y est collée abandonnant pour un temps ses pastels. Il a fallu aussi préparer les gouttes, gérer la mise en alerte du filet social pour une patiente SDF de 72 ans non rentrée de permission afin qu'il gardent un œil sur elle et nous la raccompagne pour qu'elle ne perde pas sa chambre et garde sa réservation pour une maison de retraite. Le train train.

Malgré notre présence kaléidoscopique les activités ont atteint leur but et l'heure du repas est arrivée sans problème avec de quoi nourrir nos écritures ce soir sur les dossiers. Vous comprenez pourquoi on cherche une formule souple pour ces activités et encore une chance qu'il n'y a pas eu de visite de médecin, qu'aucune visite à domicile ne soit programmée, qu'aucune sollicitation téléphonique d'un patient fraîchement sorti en hôpital de jour et angoissé par la tombée de la nuit n'intervienne, qu'aucun renfort XY comme la fois précédente soit sollicité. C'était presque le calme plat pour ainsi dire.

Après le repas alors que nous remplissions les dossiers la mère d'un ancien patient en fugue depuis un mois et demi nous a téléphoné pour nous signaler que son fils avait été aperçu dans un terrain vague proche de "Squatts" où il a l'habitude de se réfugier quant il est en crise. Après plusieurs mois d'une prise en charge compliquée ce patient avait été victime du jeu des chambres musicales et avait couché sous les ponts une nuit et la relation de soins s'était par la suite effilochée jusqu'à la fugue.

On a parfois l'impression d'être un peu le village gaulois dans cette psychiatrie institutionnelle qui se dégrade au fil des jours. Comme vous l'aviez compris plus haut notre chambre d'isolement est inoccupée et ce depuis plusieurs jours, pas de patient "perturbateur" malgré une forte proportion d'hospitalisation sous contrainte et la volonté de toujours progresser dans nos modes de prise en charge. Pas que l'on soit meilleurs que les collègues des autres unités, non, juste que nous avons un effectif soignant légèrement supérieur, ça a parfois du bon d'avoir des grandes gueules de syndicalistes sur place lorsqu'il s'agit de défendre des moyens pour un projet de soin.


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