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Emogramme quatorze

Yin yang


13h30, pavillon Lacan, appel téphonique pour des renforts au service ouvert d'accueil permanent (SOAP).
13h35, une douzaine de membres du service infirmier, AS, Inf, cadres inf, sont groupés en arc de cercle dans le hall du bureau des entrées, au centre du demi-cercle, dans le coin opposé à la porte un homme d'une trentaine d'année apostrophe le groupe et plus particulièrement une infirmière qui essaie de communiquer avec lui et l'interne.
13h40, alors qu'il regardait ailleurs un infirmier s'élance dans le dos de l'entrant suivi au quart de seconde par une marée de blouses blanches.
Moins d'une minute plus tard le nouveau patient est fermement maintenu sur un lit de la chambre d'isolement du SOAP pendant que les bracelets de contention sont mis en place.
13h50, j'ai regagné mon unité.
13h30, je sirote mon café, c'est le moment des palabres, la relève s'étire sur une heure au fur et à mesure des arrivées. Arrivé à huit heures je profite de la détente de cette demi heure qui prédera l'animation de l'atelier vidéo pour rêvasser, dix heures d'affilées c'est long. C'est devenu courant aujourd'hui si on veut animer des ateliers à dates fixes, il faut répondre aux contraintes de planning et d'effectif d'abord, les activités thérapeutiques gérent beaucoup d'heures supplémentaires que l'on récupère quand on peut.
La sonnerie du téphone arrive en second plan, dehors il fait beau et un air tiède m'inspire une sieste. "des hommes en renfort au soap (prononcer sop)" claironne la surveillante. Je passe sans transition du plané à la terre ferme, sans surprise, comme si c'était un enchaînement logique catalysé par la sonnerie du téphone. Comme si en entendant la sonnerie mon cerveau avait trié inconsciemment ses causes, en mode quantique et avait abouti à la conclusion avant l'annonce. Comme au sortir d'un rêve de sonnerie on éteint son réveil pour partir au boulot. C'est tellement banal.
Le service d'Accueil et d'Urgences. Deux à trois agents en service, huit lits, un dizaine d'entrées jour, c'est à dire que ça peut varier de une à vingt quoi!, Une augmentation croissante d'entrées sans consentement, l'étonnant c'est qu'ils ne nous appellent pas plus souvent en renfort. Les qualités humaines des gens qui bossent dans ces services sont remarquables et inhumainement exploitées.
Je me lève aussitôt, mais lentement, Bernard l'aide soignant du matin a suivi le mouvement. Oserais-je avouer que sa stature me rassure, sa placidité et sa collaboration intelligente aussi. À ces moments là les actions s'enchaînent la pensée ailleurs. Je pense que si je me mets à penser, je ne vais pas avoir envie d'y aller, je décroche mon trousseau de clefs suspendu au cache néon par un déverrouilleur magnétique.
Les nouveaux liens de contention utilisent des verrous magnétiques comme les antivols des vêtements dans les commerces, j'en ai la clef à mon trousseau. Ça me permet entre autre de me délester du trousseau sur toute surface métallique, ça tombe bien il est lourd et garni, ça me permet aussi de faire fonctionner le four de la cuisine porte ouverte et cette astuce est bien pratique l'hiver. Mais je m'égare.
Rapidement, mais sans courir nous traversons l'allée qui mène à l'entrée de service au SOAP. Je remarque comme chaque fois depuis des années le tas de sacs de linge sale qui gît sous la galerie à de la porte et nous entrons dans la lingerie. Il y a bien du y avoir une centaine de commissions d'hygiène et de sécurité qui ont évoqué ce problème sans jamais y apporter de solutions, ça laisse rêveur.
Du linge sale direct au linge propre, nous traversons la lingerie dont la porte intérieure donne au cœur du service juste à des chambres d'isolements. Les deux couloirs en angle sont étrangement déserts, toutefois je perçois un brouhaha qui provient de l'entrée principale, à l'extérieur du service dans le hall du bureau des dites entrées.
Un petit groupe est massé à la porte de communication au delà de laquelle j'aperçois un autre groupe d'une dizaine de blouses blanches en arc de cercle. Ils s'interposent entre l'issue extérieure et un homme d'une trentaine d'année.
Il est en train d'expliquer avec vémence et force injures que si ça tournait mal il pourrait en étendre plusieurs. À jauger sa physionomie et sa posture ce qu'il dit ne semble pas insensé.
Attentif a ses menaces et à la stabilité du no man's land de deux mètres qui l'entoure j'essaie d'en apprendre plus. Bonne nouvelle, les collègues présents sont plutôt des calmes, mauvaise nouvelle la situation est en impasse. J'aperçois enfin à l'autre bout du hall, assis sur un fauteuil, tout proche du patient, un ami, frais émoulu de l'école des cadres.
Quoi qu'il arrive cet inconnu est voué à devenir patient, "livré" estampillé HO (hospitalisation d'office, sorte d'hospitalisation sous contrainte d'ordre administrative) par les flics qui l'ont abandonné dans le hall, il est face à des gens convaincus qu'ils ne peuvent le laisser passer, alors qu'il semble n'avoir qu'un but, sortir.
Il propose à l'interne de sortir discuter avec lui, elle, minuscule tache noire dans le mur blanc tente de lui expliquer que c'est impossible. Il émaille son discours d'insultes et de menaces graves, il dit qu'il aurait pu faire plus de déts s'il l'avait voulu, il dit que de toute façon il est de taille à nous éliminer.
Il accompagne son discours de gestes véments ce qui provoque des oscillations de plus en plus tendues dans le groupe des soignants. Ça peut déclencher n'importe quand. L'atmosphère en est palpable. Qu'Alain soit assis là bas apporte une note de calme, je me décide à le rejoindre, il me faut pour cela traverser le groupe.
C'est vraiment très mal parti, comment s'en tirer pacifiquement. Assis, on est moins menaçant de plus on donne le message qu'on a le temps. On n'est pas pressé de s'affronter, on peut causer d'abord, et causer il a l'air d'en vouloir, peut être après tout cela pourrait se faire sans casse. Il faut du temps et c'est ce dont on a le moins dans ces situations.
Les renforts doivent intervenir à l'aveuglette sur des situations dé bien mûres. Ils arrivent conditionnés par la pression du danger, celui qu'ils vont rencontrer et celui qu'ils créent en abandonnant leurs postes respectifs. En outre c'est un os supplémentaire dans une journée dé bien saturée. C'est dire que la notion de temps est très comprimée, réduite.
Je me faufile travers le groupe qui bouche la porte du SOAP, dis bonjour et traverse l'arc jusqu'à Alain en saluant par-ci par-là. Le temps de traverser je me dis que le mieux est peut être d'inviter la personne a entendre la description de la situation et à s'expliquer sur la sienne plus calmement. Le faire asseoir serait dé une étape intéressante.
J'ai l'air d'une mouche sur une jatte de crème fraîche avec mon pull bleu et mon fut noir mais je réussis à rejoindre Alain sans que l'équilibre soit rompu. Il à se passer cinq minutes depuis que nous sommes entrés avec Bernard dans le SAAU.
Je salue Alain.
Bon, faut y aller, l'informer qu'il a un tombereau de droits pourrait être une bonne entrée en matière pour engager la discussion et lui permettre d'être entendu. Même si ça doit prendre un bon moment ça paraît possible.
Ça s'est produit il y a quelques mois, un jeune homme avait dévasté le hall des admissions du secteur un. Un ancien, infirmier de secteur psychiatrique en voie de disparition, l'avait pris en entretien dans un salon prés de l'entrée. Trois quarts d'heures après le jeune homme montait volontairement en ambulance pour se faire hospitaliser au SOAP. Les renforts s'étaient aussi installés tout ce temps. C'était un samedi paisible.
J'inspire, reve la tête " Monsieur si je peux vous en di..". il s'est retourné et au moment où nos regards se sont croisés le mur de blouses blanches s'est refermé.
Comme au ralenti, comme quand le téphone a sonné tout à l'heure, le chat de Schrödinger n'a pas survécu à l'expérience, exit l'illusion d'avoir un instant crû rompre une causalité de plus en plus banale.
Comme un baigneur pris dans une déferlante il a jailli vers nous, et avec Alain on s'est ramassé le baigneur et la déferlante.
Autre chaîne de causalité impossible à rompre, toute contention de contact massive et houleuse se conclut par une contention mécanique. Sauf une fois où l'on a du maîtriser quelqu'un qui voulait se faire hospitaliser et qui a é raccompagné à l'extérieur du service. Pire, une autre fois, à l'extérieur de l'hôpital.
Pour le premier quand je suis arrivé en renfort, il était dé maîtrisé, maintenu au sol par cinq ou six collègues. Ils attendaient l'arrivé de la police pour l'évacuer. La police est passée rapidement, le maintenu à terre ne voulant pas aller avec eux et étant visiblement non coopérant, ils sont repartis de suite, quant aux infirmiers, ils n'osaient relâcher l'étreinte qui seule les protégeait des coups qui pleuvaient à chaque tentative. On s'en est sorti en parlant, l'homme sans domicile fixe et diabétique insulino dépendant cherchait chez nous l'asile. Les foyers et autres centres d'hébergements ne lui permettant pas d'avoir un frigo à disposition pour son traitement, poussé au désespoir il exigeait de nous une réponse a ses problèmes. Ce jour là, pas de chances, ramassé ivre ou agressif sur la voie publique il en aurait eu une, hospitalisation avec prise en charge par une assistante sociale et demi en effectif théorique avec en prime équilibrage high-tech de son diabète et suivi psychothérapique, mais làro. Quant au second sachez juste qu'il a é raccompagné agressif et complètement bourré à la porte de l'hôpital à deux heures du matin très loin du centre ville.
La chenille humaine s'est engouffrée dans l'étroite porte d'accès du service, titubant d'un mur a l'autre elle s'est dirigée vers les chambres d'isolements. Après un zig zigzag surréaliste dans le sas du secteur d'isolement je me suis retrouvé à la tête du lit maintenant un avant bras et un poignet droit appartenant à l'usager dont le statut de HO s'était agrémenté subitement d'un protocole de mise en chambre d'isolement.
Du fait du nombre et malgré la pagaille le patient est pacifiquement immobilisé, tant bien que mal on essaye de rendre plus confortable la transition d'une contention a l'autre. Il n'y a plus beaucoup de place à la réflexion dans ces cas là, juste un objectif et une succession d'actions pour y parvenir. De la saisi à la contention mécanique.
À l'autre bout du lit une collègue explique qu'ils n'utilisent plus les sangles à boulons magnétiques, ils en sont revenus aux bracelets de cuirs boulonnés. Et voilà qu'on reparle de ces boulons magnétiques. Les bracelets extérieurs cuir et intérieur peau de mouton avec boulons de cuivre est l'héritage sûrement le plus ancien des infirmiers de psychiatrie et bien entendu le plus lourd à porter pour tous les courants de réformes qui sont appliqués au système. Notre époque étant technologique, la dernière trouvaille a constitué en une série de sangles à boulons magnétique dont l'usage s'est avé jusqu'ici dangereux et malcommode. Alors souvent on en revient aux vieux outils, si seulement on commençait au moins à adapter les anciens pour qu'ils soient plus confortables et plus pratiques et qu'on puisse réellement s'en passer.
Le bras dont j'ai le contrôle est détendu, je m'aperçois que depuis le début je contrôle ma respiration.
Respire, respire lentement, cet ordre préconscient est là depuis quand?
Le bras est détendu le patient est plus calme, il observe, je ne suis pas loin de son visage, j'essaie de lui expliquer ce qui se passe. Il n'entend pas, il ne peut fixer son attention, attentif a tout ce qui lui arrive.
Je m'écarte une fois le bracelet posé pour laisser faire l'équipe du SOAP, je continue de m'écarter vers le sas pour m'évacuer, je cherche Alain et Bernard du regard, ils sont dé dans le couloir attendant devant la lingerie. Alfred m'interpelle, il s'évacue aussi après avoir relâché sa prise aux épaules.
"tu as vu comment j'ai choisi le moment …"
J'entends un peu comme dans un brouillard, quel moment? Le film repasse, le moment d'inattention.
Alfred arrivant comme un boulet dans le dos du patient au moment où il se tourne vers moi. Je suis la distraction qui a provoqué le déquilibre.
Sans mots dire, je traverse l'étroit couloir bordée d'étagère de linge et me retrouve à l'air libre.
En voulant éviter une issue, j'en ai en quelque sorte provoqué le dénouement. Certes cette fois ci c'est la version propre qui s'est déroulée, tout le monde est indemne, sauf que, avant que le pauvre entrant soit un jour convaincu qu'on ne cherche qu'à le soigner on à un bout de chemin à rattraper.
Il y a cinquante mille raisons à ce que ces situations connaissent ce type d'issue, je crois toujours à la cinquante mille unième qui me dit que la parole aurait du suffire. Cela aussi aurait pu tourner à l'affrontement sans qu'une distraction n'intervienne. Cela aurait aussi pu très mal tourner. C'est au départ que tout se décide. Comment deux ou trois soignants peuvent ils répondre à plusieurs admissions en assurant. L'intensité de la situation fait que certaines personnes nécessitent la disponibilité permanente d'un ou plusieurs soignants et c'est dé impossible. Il faudrait au SOAP, au moins une demi-douzaine de soignants en permanence et plus d'espace et alors je ne suis même pas sur que cela pourrait marcher.
Un, ou des, centre d'écoute et de crise en amont dépendant d'un secteur et implantés dans ledit secteur géographique résoudrait une partie du problème, la réorganisation des moyens de chaque secteur en intra hospitalier pourrait en résoudre l'autre.
Mais d'où je parle.
En remontant lentement la galerie Alain me dit "en plus il est pour nous,… je m'en serais passé…, ça a mal démarré.."
Je lui demande où il en est de sa lutte contre la fermeture de son pavillon, il m'explique qu'il ne tiendra plus longtemps. Trop seul, trop de pressions.
On nous claironne partout les bienfaits de la création d'une unité de soins fermée spéciale censée résoudre tous nos problèmes, sauf qu'en très peu de temps on aura retrouvé les mêmes et qu'en plus quand le téphone sonnera il y aura deux choix, le SOAP ou l'Unité de Soins Intensifs Fermée Non Carcérale Providentielle et Salutaire.
De retour devant mon café je me dis que la diffusion de "Fischer King" va avoir un léger retard aujourd'hui. Le temps d'en boire une tasse de plus pour noyer l'adrénaline, d'envoyer une pensée de remerciement au senseï qui m'a accompagné dans mes enchaînements et de retrouver la force de rêver, respire, respire lentement.